Toute excuse accordée à la brutalité est une concession faite à la violence. La violence est une question d’une grande complexité dont il est difficile de traiter en quelques lignes. Nous allons cependant persister dans ce projet, car il nous semble que la confusion entretenue par le terme français de violence est un obstacle liminaire à sa prévention.
Brutalité, mieux que violence.
Il est plus courant d’utiliser le terme de violence que celui de brutalité. Pourtant, la polysémie du mot violence sème le trouble et fournit des arguments factices à ceux qui dénigrent la non-violence.
En effet, la violence décrit tout aussi bien des actes commis contre des personnes, volontairement ou non, que des débordements et des manifestations à l’encontre d’objets, ou encore des expressions verbales « à la cantonade », voire des violences contre soi-même et de nombreuses autres explosions.
Elle décrit des phénomènes extrêmes qui peuvent n’avoir aucun rapport les uns avec les autres. Par exemple, quel rapport existe-t-il entre un chapelet de jurons débité à 120 dB après s’être coincé un doigt dans une porte et le fait de frapper quelqu’un pour la même raison ? Il s’agit dans les deux cas de réactions violentes générées par une douleur intense, mais dont les conséquences sont sans commune mesure. S’il est légitime de lutter contre cette seconde forme de manifestation violente (agression brutale d’une personne), en revanche, lutter contre la première forme (décharge émotionnelle sans victime) équivaudrait à refuser toute expression de ses affects à l’être humain.
Le sens trop général du mot violence est donc un obstacle à la définition d’un objet clair.
Le terme de brutalité a cet avantage qu’il s’en tient à des violences à l’encontre des autres (physiques ou mentales) et à des actes volontaires. Il s’agit toujours d’une agression intentionnelle de l’autre (hors pathologie). Son seul défaut est d’être associé à une idée d’intensité extrême.
Malgré cet inconvénient, nous préférons ce terme (duquel nous retirons toute notion d’intensité) parce qu’il permet de définir sans ambiguïté un champ d’intervention concret et réalisable : la lutte contre toute forme de brutalité. De plus, il élimine les objections parasites. Enfin, comme nous le verrons, il définit un champ social et sociétal et non pas un champ psychologique.
Les bonnes raisons pour le faire.
Il est remarquable que derrière toute brutalité, s’inscrit un discours dont la petite musique est toujours la même : « la bonne raison pour le faire. » C’est de cette manière que poussent les germes de l’épidémie qui se répand en semant la peste de la brutalité.
Que vous preniez n’importe quel fait divers ou de société, n’importe quelle manifestation, n’importe quel mouvement de masse qui aboutit à des actes brutaux, vous trouverez toujours quelqu’un pour expliquer qu’il existait « une bonne raison pour le faire ». Laquelle ?
La société admet-elle donc, et doit-elle accepter, la brutalité comme mode de relation entre les humains ?
Le droit français semble répondre oui par deux fois (hors pathologie) :
- La légitime défense. C’est un sujet difficile et complexe sur lequel nous allons revenir et que nous excluons pour l’instant du débat.
- Les circonstances atténuantes. C’est à ce niveau que le ver est dans le fruit. Nous considérons cet aspect du droit comme une absurdité, car il a des conséquences symboliques sur l’ensemble de la société. Il ouvre une brèche géante à cette fameuse tarte à la crème de « la bonne raison pour le faire ». Il instille cet argument toxique qu’une brutalité pourrait trouver un juste motif.
Un projet social qui voudrait lutter fermement contre la brutalité ne devrait reconnaître aucune circonstance atténuante à la brutalité, autrement dit aucune « bonne raison pour le faire ».
Il ne s’agit pas là de débattre de faits, mais de poser une barrière symbolique sociale ne souffrant aucune exception.
La brutalité se construit.
Mais l’humain n’est-il pas humain ? Ne peut-il pas craquer ?
Certes, mais si l’humain ne peut pas maîtriser l’ensemble de ses pulsions agressives, il est parfaitement apte à en mettre certaines manifestations sous contrôle (hors pathologie). Une éducation qui interdit toute forme de brutalité est possible et n’a rien de malveillante. Mais pour cela, faut-il encore que l’éducateur soit convaincu qu’il n’existe pas, dans la brutalité épisodique ou régulière d’un enfant, voire dans la sienne, l’ombre de la moindre « bonne raison pour le faire ».
La brutalité devrait devenir un tabou absolu dans l’éducation des enfants et devrait donc être sanctionnée comme telle. Rien ne légitime la brutalité et tout discours de justification est un coin qui ouvre la porte à la valorisation et à l’extension de la brutalité sociale.
Par exemple, on peut être stupéfait de voir le nombre grandissant d’enfants qui brutalisent leurs parents aux yeux de tous dans un laisser-faire déconcertant ; probablement au titre d’on ne sait quel délire éducatif. Mais comment un enfant qui a brutalisé ses parents ou ses congénères dès sa plus tendre enfance pourrait-il ne pas courir le risque de s’inscrire dans des rapports interhumains brutaux, et cela, à long terme ?
Les errements complices des personnalités publiques.
Loin de nous l’idée de faire des éducateurs et des parents les boucs-émissaires de ces épidémies de brutalité largement tolérées. Loin de nous l’idée de chercher des boucs-émissaires, tout simplement.
En revanche, on peut qualifier d’irresponsables toutes les personnalités publiques (politiques, syndicalistes, éditorialistes, leaders d’opinion de toutes sortes…) qui jouent avec le feu dans ce domaine. Les insatisfactions personnelles ou sociales de tous ordres ne sont pas plus « une bonne raison pour le faire » que les autres. Cependant, tour à tour, de nombreuses personnalités publiques trouvent « une bonne raison pour le faire » à certaines brutalités, pourvu qu’elles servent leur discours, leurs intérêts ou leur carrière. L’introduction en est toujours la même : « C’est regrettable, mais… On condamne, mais… ».
Ceci n’est pas seulement jouer avec le feu, c’est irresponsable. Légitimer la brutalité, d’où qu’elle vienne, revient à donner un coup de poignard au contrat de coexistence entre les hommes au point de perdre tout repère rationnel. Et celui qui en légitime une, perd le droit d’en dénoncer une autre.
D’ailleurs, face aux brutalités individuelles ou sociales, qui définit aujourd’hui cette « bonne raison pour le faire » ? Son ou ses auteurs et leurs partisans. Même les tribunaux doivent se soumettre à ces lobbies bruyants.
Justifier la brutalité pour en faire la preuve irréfutable de la souffrance que l’on dénonce est une forme d’abjection intellectuelle. La souffrance n’a pas besoin de brutalité pour exister, elle est là. Ce n’est pas la brutalité qui va la résoudre. Le soutien à cette brutalité sert uniquement les intérêts, à court ou long terme, de ceux qui l’encouragent et la manipulent.
On génère au quotidien une forme de culture de la brutalité. Elle est admise dans des circonstances qui restent toujours à éclairer rationnellement. Puis soudain, ici et là, elle est dénoncée pour des raisons toutes aussi confuses. Parfois, on s’en inquiète, on s’insurge, on se demande s’il n’y a pas un vrai problème social sur lequel il faudra se pencher et puis l’actualité nous amène à trouver un « bonne raison pour le faire » à telle ou telle brutalité qui nous convient.
S’accorder sur un tabou absolu.
Nous avons laissé de côté la question de la légitime défense car elle nécessite une infinité de prudences. Et, dans l’état, on s’en tiendra à se réjouir qu’un jugement soit toujours nécessaire pour l’établir.
En dehors de la question complexe de la légitime défense, la lutte contre la brutalité doit passer par une profonde mutation sociétale : ne reconnaître à la brutalité « aucune bonne raison pour le faire ». C’est au prix de ce tabou absolu que la coexistence non-violente entre les humains sera possible et donc, leur coexistence à long terme. Faire la moindre concession à ce tabou, c’est déjà se faire le complice de la culture violente.
Alors ? Comment exprimer sa souffrance ? Comment exprimer ses frustrations ? Comment obtenir ce dont j’ai besoin ? Comment me faire entendre, me faire respecter ? Comment apprivoiser mon agressivité ?
Il y a des solutions non-brutales à tout cela, des voies non-violentes. On découvrira et redécouvrira ces solutions si l’on décide enfin d’exclure la brutalité comme principe de base de tous les rapports humains. Les Gandhi et les Luther King contemporains seront là pour nous y aider.
Frédérique DAMAI, auteur de « Nowar, 47 jours d’espoir », Éditions L’Harmattan