Se prétendre humain ne serait-il plus une question d’aspiration à un idéal d’humanité ? Suffirait-il de se comparer au pire pour se consoler ? Notre rapport à la guerre ne cesse de poser cette question.
Dans cette veine d’intoxication et face à la monstruosité des guerres en cours, nous devons subir quotidiennement la répugnante comparaison réciproque des vertus et des infamies de tel ou tel acte de guerre, par tel ou tel camp.
Pourtant, il n’y a rien à compter ni à comparer, car tout est parfaitement identique. De ce côté-là, on tue des enfants, des innocents et le peuple en général. De l’autre côté, on tue des enfants, des innocents et le peuple en général.
Mais dès que cette vérité est énoncée, surgissent inexorablement les « Oui, mais… ».
« Oui, mais » quoi ?
Faire la guerre contre la guerre revient toujours à poser un crime sur un crime.
Nous sommes d’accord : il est monstrueux d’agresser des peuples et de tuer des civils, ce qui correspond d’ailleurs en grande partie à la définition du terrorisme (1).
Mais tuer d’autres civils pour répondre à cette terreur n’en sera jamais moins monstrueux.
Et il n’est pas question ici d’entrer dans le jeu du dénombrement macabre du nombre de civils tués de part et d’autres.
Dès le premier civil tué, la guerre devient une monstruosité et une terreur. La terreur n’est pas un jeu de rhétorique, comme en abusent quelques sophistes qui n’ont jamais connu la terreur. Le terrorisme, c’est semer la terreur, et la terreur, c’est la terreur, d’où qu’elle vienne !
La terreur n’est pas une définition, ce n’est pas un jeu de langage qui consiste à savoir s’il est plus terroriste de tuer dix innocents avec une machette ou avec une bombe télécommandée.
Et il est, dans ce cas, autant de terreur créée par les pouvoirs propres sur eux que par des pouvoirs qualifiés d’abjects.
Pour échapper à cette réalité insoutenable, il existe trois stratégies classiques supposées maintenir notre prétendue humanité :
- Prouver que l’on est moins monstrueux que les autres. Pour cela, il existe de nouveau deux voies :
- Démontrer quotidiennement l’ampleur de la monstruosité des autres. C’est le fruit d’une propagande incessante, le plus souvent copie conforme de la propagande de l’État-major de nos « amis ». Pour faire bonne mesure, on y ajoute des tonnes de pathos et moult hyperboles sur l’odieux de l’ennemi.
- Minimiser sa propre monstruosité. Passons sur le répugnant argument des « dégâts collatéraux » qui mériterait à lui seul un procès pour apologie des crimes de guerre. C’est encore la propagande qui sauve la face puisque l’État-major de nos « amis » se garde bien de se vanter de ses exactions. Et si un triste hasard devait en révéler une, la froideur clinique de sa présentation permet toujours d’y substituer l’argument d’une raison supérieure.
- Arguer que c’est l’autre qui a commencé. Qui peut encore croire qu’il puisse exister une explication mono-causale à un conflit armé ? Personne, excepté la propagande. Alors ? Alors, on fait comme à la maternelle, on dénonce celui qui a sorti les armes le premier (sauf s’il s’agit d’un de nos « amis », mais ne compliquons pas tout). Si ce n’était pas aussi tragique, on pourrait presque en rire.
- Se rattraper aux branches de l’humanitaire. « C’est de cette manière que l’on atteint le point culminant de l’immonde en envoyant des camions de bobo-thérapies à des peuples que l’on mutile, quelques tentes à des peuples que l’on force à l’exil, quelques vivres à des peuples que l’on affame et beaucoup de leçons de bonne conduite et de morale à des peuples que l’on assassine. » (2)
Avec ces trois escamotages intellectuels, l’honneur est sauf et notre humanité retombe miraculeusement sur ses pieds.
Certes, soutenir la guerre est moralement difficile, mais tout de même :
- Ce que font les ennemis de nos « amis » est monstrueux pour trois raisons principales :
- Méthodes de guerre inadmissibles, monstrueuses par définition.
- Motifs de guerre ineptes.
- Ce sont des sanguinaires et des assassins.
- Ce que font nos « amis » n’est pas blanc-blanc, mais tout de même :
- Méthodes de guerre propres. Oui, on tue tout autant d’innocents, mais avec des armes et des méthodes labellisées,
- Motifs de guerre incontestables,
- Ce sont des braves gens qui, malheureusement, doivent en tuer d’autres.
Construite ainsi, la question de l’humanité ne serait donc plus une question de conscience, mais, comme tant d’autres, une question de comparaison, quasiment du benchmarking.
Pourquoi s’interroger de savoir si ma position reste encore dans le registre de l’humain, puisqu’il suffit pour le prouver de prétendre que les monstruosités que je soutiens sont moins monstrueuses que celle des autres ?
La question lancinante qui demeure dans ce triste tableau est de savoir si l’humain aspire encore à élever son degré d’humanité, comme l’ont fait ceux qui ont aboli l’esclavage, par exemple.
L’humain a-t-il encore cette aspiration ou pense-t-il qu’il a atteint un sommet, obstrué par le plafond de verre de la guerre, devant lequel il abdiquerait comme devant un mal nécessaire ?
(1) Nous consacrerons un prochain article à cette question difficile du terrorisme.
(2) Extrait du roman/essai « No War, 47 jours d’espoir » de Frédérique DAMAI, L’Harmattan 2024