Pour éviter un gouvernement qui appliquerait un programme de gauche, Emmanuel Macron est prêt à aller très loin, explique le politiste Vincent Dain. Y compris à faire fi de la logique et des acquis démocratiques.

Emmanuel Macron a annoncé qu’il refusait, lundi 26 août au soir, de nommer Lucie Castets, proposée par le Nouveau Front populaire, au poste de Première ministre. Il a justifié cette décision par le besoin de « stabilité institutionnelle » et a demandé au PS, au PCF et aux Écologistes de collaborer avec les partis du camp présidentiel (Ensemble, le Modem et Horizons), provoquant la colère des partis de gauche.

L’attitude du président se joue des règles de la démocratie parlementaire, et vise avant tout à éviter un gouvernement de gauche, analyse pour Reporterre Vincent Dain, doctorant en sciences politiques à l’université de Rennes et spécialiste des gauches européennes.


Reporterre — Pourquoi le président de la République refuse-t-il de nommer un Premier ministre issu du Nouveau Front populaire ?

Vincent Dain — C’est assez difficile de comprendre la rationalité derrière les prises de décision d’Emmanuel Macron, notamment depuis la dissolution. Il est assez conscient qu’un gouvernement de gauche du Nouveau Front populaire aura comme priorité de détricoter son agenda de réformes économiques et sociales, que ce soit la réforme de l’assurance chômage, la réforme des retraites et même peut-être plus généralement les orientations économiques de modération salariale et des dépenses. Même s’il serait vraisemblablement assez instable et fragile, un gouvernement de Lucie Castets pourrait constituer des majorités, notamment sur l’abrogation de la réforme des retraites. Il veut tout faire pour éviter cela.

Il essaye de jouer la montre, dans l’espoir de constituer une coalition centriste. Il avait sans doute l’idée qu’avec la trêve olympique, on assisterait à une espèce d’état de grâce qui permettrait de temporiser. Mais les partis politiques l’ont vite ramené à la réalité.

Est-ce démocratique de refuser de nommer Lucie Castets et d’autant laisser traîner en longueur la nomination d’un Premier ministre ?

Incontestablement, un problème démocratique se pose. Dans une démocratie parlementaire digne de ce nom, le chef de l’État aurait très rapidement, à partir des résultats de l’élection, appelé une personnalité issue du parti ou de la coalition arrivée en tête pour former un gouvernement ou, à minima, pour lancer des consultations. C’est ce qu’on observe dans toutes les démocraties parlementaires européennes, que ce soit en Espagne, en Suède, même en Belgique.

En France, la même logique aurait voulu qu’Emmanuel Macron appelle le chef de file du Nouveau Front populaire à essayer de former un gouvernement. Car le NFP s’est présenté d’emblée aux élections comme une coalition et qu’il a par la suite présenté une candidate au poste du Premier ministre. Tous les ingrédients étaient réunis pour que, dans les rouages institutionnels, le président de la République charge Lucie Castets de former un gouvernement.

Y a-t-il une alternative à un Premier ministre NFP ?

La seule alternative aurait été qu’une coalition de centre droit se dégage immédiatement après les élections. Auquel cas Emmanuel Macron aurait pu nommer une personne issue de ce bloc. Le problème, c’est qu’aucune coalition ne s’est dessinée, ni au lendemain des élections, ni aujourd’hui, à l’intérieur du bloc dit central.

Le problème démocratique est aussi là : on assiste à une limite de la Vᵉ République. Il y a un vide constitutionnel, juridique, car rien dans la mécanique institutionnelle n’oblige à l’heure actuelle le chef de l’État à nommer tout de suite une personnalité pour former un gouvernement. Et un autre questionnement démocratique est cette idée du gouvernement d’affaires courantes. Il y a un vrai flou autour de cette notion. On a le sentiment que plus le temps avance et plus le périmètre de ce qui relève des affaires courantes est élargi. Aujourd’hui, le gouvernement démissionnaire n’a pas vraiment de comptes à rendre au Parlement, sur ses décisions, sur ses nominations, etc.

On constate que le président de la République exclut La France insoumise du champ républicain. Pourquoi cette stratégie ?

Il y a une longue tradition de diabolisation de la gauche radicale en France, dont le Parti communiste a longtemps fait les frais. Depuis 2022, les macronistes ont fait le choix de la diabolisation systématique, en réponse à la stratégie de conflictualité des Insoumis dans l’hémicycle.

J’y vois plusieurs objectifs. D’abord, un objectif de long terme, qui consiste à pilonner l’adversaire inlassablement, en espérant que ça finisse par imprimer dans l’opinion. C’est une stratégie de disqualification assez classique et qui porte en partie ses fruits. Aujourd’hui, la France insoumise suscite du rejet dans certaines franges de l’opinion.

Ensuite, à court terme, c’est un prétexte pour éviter un gouvernement du nouveau Front populaire. Le coup de poker de Jean-Luc Mélenchon, ce weekend, l’a bien démontré. Ce qui embête les macronistes, ce n’est pas la France insoumise, c’est le fait qu’un programme de gauche puisse être appliqué.

Enfin, faire passer la France insoumise pour un parti infréquentable peut rendre coûteuse pour le PS l’alliance avec LFI. Cela participe à fracturer de l’intérieur le Parti socialiste pour déstabiliser la ligne d’Olivier Faure et donner plus de poids à l’aile droite du PS, pour favoriser une coalition centriste avec le ralliement d’une partie du PS.

Une comparaison avec la situation espagnole, où une coalition de gauche gouverne, est-elle possible ?

L’Espagne est un bon point de comparaison si on regarde sur les dix dernières années. Le pays avait un système bipartisan qui s’est fragmenté, et s’est progressivement découvert une culture de coalition. À partir de 2014-2015, de nouveaux acteurs ont émergé dans le jeu politique. Les partis politiques n’arrivaient plus à obtenir de majorité absolue pour gouverner seuls. Cela a généré beaucoup d’instabilité gouvernementale et parlementaire.

En Espagne, on a connu quatre élections législatives en l’espace de quatre ans : 2015, 2016 et deux fois en 2019. Les acteurs politiques ont été mis au pied du mur et devant l’obligation de former des coalitions de gouvernement. Au départ, il était hors de question pour le Parti socialiste de gouverner avec la gauche radicale. De même que pour Podemos, il était hors de question de gouverner avec le Parti socialiste.

Mais chemin faisant, avec l’arithmétique parlementaire, ce qui s’est imposé, c’est une nouvelle bipolarisation du système partisan, avec une logique de blocs. D’un côté un bloc des gauches avec la gauche socialiste et la gauche radicale et de l’autre un bloc des droites avec la droite conservatrice traditionnelle et l’extrême droite prête elle aussi à gouverner en coalition. C’est ce que l’on observe dans pas mal de pays européens.

Un autre élément intéressant en Espagne est qu’aux dernières élections, en juillet 2023, le Parti populaire, de droite, est arrivé en tête des élections. Le roi a appelé son chef de file, Alberto Nuñez Feijoo, à former un gouvernement. Il n’y est pas parvenu. Donc le roi a appelé la personne arrivée en deuxième aux élections, c’est-à-dire le leader du Parti socialiste : lui a obtenu une majorité avec les voix de la gauche radicale et des partis régionalistes et indépendantistes catalans.

La spécificité du cas français, c’est que pour l’instant le champ politique résiste à toute nouvelle bipolarisation. On a trois blocs relativement hermétiques — gauche, centre-droit et extrême droite — ce qui rend beaucoup plus difficile la formation de coalitions.

Cette période de crise politique met les sujets écologiques à l’arrière-plan. Fallait-il s’y attendre ?

Dans les enjeux mis à l’agenda politique, il y a une dimension cyclique. On avait été habitués à la séquence de 2018-2020, avec une forte exposition de l’enjeu écologique et climatique. Il y avait toute cette vague de grèves pour le climat, la figure de Greta Thunberg, Fridays for Future, des mouvements sociaux qui ont participé à la politisation de l’enjeu écologique.

Depuis 2022, on a le sentiment d’une d’une mise en retrait des enjeux écologiques. L’Eurobaromètre, en 2019, indiquait que 35 % des électeurs de l’Union européenne plaçaient les enjeux environnementaux et le changement climatique comme étant une des deux grandes problématiques auxquelles l’Union européenne est confrontée. Ils n’étaient plus que 16 % à mettre ces sujets parmi les priorités en 2024 [1]. Le débat politique a été davantage saturé par les enjeux d’immigration, de sécurité internationale, avec la guerre en Ukraine, puis la guerre au Proche-Orient.

Ce qui ne veut pas dire qu’on est condamné à ne plus parler d’écologie. Les partis politiques, de plus en plus, adaptent leur offre programmatique aux enjeux écologiques, avec un clivage entre écologie et productivisme qui s’accentue. Le sujet peut revenir dans le débat public.

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