L’époque de la culture musulmane classique coïncide avec la période où les civilisations de la Méditerranée étaient dominées par le théocentrisme des religions abrahamiques. Cette période fut considérée par beaucoup, et certains continuent de la considérer ainsi, suivant l’exemple des humanistes de la Renaissance, comme l’époque sombre du Moyen Age.

Mais le théocentrisme des religions abrahamiques n’était pas complètement en opposition avec l’orientation anthropocentrique de l’humanisme. Les religions fondées sur la révélation divine s’ouvraient à l’être humain et lui transmettaient sous forme d’images métaphoriques et symboliques, des normes de relations humaines, des valeurs et des idéaux auxquels aspirait la société humaine. Ainsi, l’être humain devait lui-même déchiffrer les symboles et les métaphores de ces religions, en correspondance avec le rythme auquel progressait sa conscience de lui-même en continuel développement

Le degré d’humanisation de l’être humain dépendait, pour cela, de l’être humain lui-même, des conditions qu’il créait pour découvrir les possibilités humanistes formées au sein de telle religion, que recelait la culture. Il dépendait aussi du degré de correspondance entre ces conditions et les intérêts ou préoccupations variables de l’être humain.

Le trait caractéristique de l’Islam consistait dans le fait que cette religion ne prévoyait aucun intermédiaire entre Dieu et l’Être Humain. L’Islam ne connaissait ni Église, ni clergé hiérarchiquement et territorialement structuré, ni organe institutionnel promulguant des décisions obligatoires pour toute la communauté, à propos de questions litigieuses sur les principes fondamentaux et la place de l’être humain dans le monde.

De telles questions pouvaient être résolues par les musulmans eux-mêmes, à condition bien entendu, que leurs décisions ne fussent pas contraires aux textes sacrés. Dans la pratique cela signifiait une possibilité d’interpréter ces textes d’un point de vue symbolique et allégorique. Et c’est précisément à cette méthode que recoururent les représentants des trois courants principaux de la pensée musulmane médiévale : la théologie philosophique d’Ilm-Al-Kalam, la philosophie qui était une science orientée vers des modèles philosophiques helléniques et enfin, le soufisme, qui est le mysticisme musulman.

L’infrastructure de l’humanisme dans le monde musulman était déterminée par le développement des villes et par la culture citadine. Les chiffres qui suivent permettent d’évaluer le degré d’urbanisation de ce monde : dans les trois plus grandes villes de Savad, en Mésopotamie du Sud, et dans les deux plus grandes villes d’Egypte, vivaient près de 20% de toute la population. Avec une population de plus de cent mille habitants chacune, la Mésopotamie et l’Égypte des VIIIe et Xe siècles comptaient un pourcentage de citadins supérieur à celui des pays d’Europe occidentale du XIXe siècle, comme les Pays-Bas, le Royaume-Uni, le Pays de Galles ou la France. Selon des calculs très méticuleux, Bagdad à cette époque avait 400.000 habitants et la population de villes comme Fustat (appelée Le Caire par la suite), Cordoue, Alexandrie, Kufa et Basra était de cent mille à deux cent cinquante mille habitants chacune. La concentration dans les villes qui s’étaient enrichies grâce au commerce et aux impôts, détermina, au Moyen Age, l’apparition d’une couche d’intellectuels relativement nombreux, une dynamisation de la vie spirituelle, la prospérité de la science, de la littérature et de l’art. L’être humain était le centre d’intérêt en tant que genre humain et en tant que personnalité unique. Il faut signaler que le monde musulman médiéval ne connaissait pas de division culturelle entre la culture urbaine et la culture opposée aux habitants des villes par ses orientations axiologiques, comme celle qui existaient en Europe entre les habitants des monastères et ceux des châteaux féodaux. Les représentants de l’éducation théologique et les groupes sociaux comparables aux féodaux d’Europe vivaient, dans le monde musulman, dans les villes et expérimentaient la puissante influence de la culture formée au sein des habitants urbains fortunés des villes musulmanes.

A propos du caractère des orientations axiologiques des habitants fortunés des villes musulmanes, nous pouvons remarquer, d’après le groupe de référence qu’ils voulaient imiter, une sorte d’incarnation de traits obligatoires d’une personnalité illustre et bien éduquée. Ce groupe de référence était formé par les Adibs, personnes très intéressées par les aspects humanitaires, ayant des connaissances et une haute morale. L’Adab, ou plutôt l’ensemble des qualités propres de l’Adib, supposait des idéaux de conduite citadine, courtoise, raffinée, avec humour et était par sa fonction intellectuelle et morale synonyme du mot grec paideia et du mot latin humanitas. Non seulement les Adibs incarnaient des idéaux d’humanisme mais étaient aussi des propagateurs d’idées humanistes qui, parfois, prenaient la forme de sentences lapidaires : “l’homme est un problème pour l’homme” ; “pour celui qui traverse notre mer il n’existe pas d’autre rivage que lui-même”. L’insistance sur le destin terrestre de l’être humain est typique chez l’Adib et le conduisait parfois au scepticisme religieux et même jusqu’à affirmer son athéisme et à l’apparition, parmi ces représentants, des gens à la mode qui montraient ostensiblement leur athéisme. Le mot Adab signifiait initialement l’étiquette propre aux Bédouins, il acquit sa perfection humaniste parce que le Califat, pour la première fois depuis Alexandre Le Grand, devint le centre interrelationnel de différentes traditions culturelles et de divers groupes confessionnels qui unissaient la Méditerranée avec le monde Irano-Indien.

Dans la période où la culture musulmane médiévale fut prospère, l’Adab exigeait et se prévalait d’une part, de connaître la philosophie hellénique ancienne et d’autre part d’assimiler les programmes d’éducation élaborés par les scientifiques grecs.

Les musulmans disposaient d’énormes possibilités pour la réalisation de ces programmes. Il suffit de dire que selon le calcul des spécialistes, il y avait plus de livres à Cordoue que dans toute l’Europe, hormis Al-Andalous. La transformation du Califat en centre d’influences interculturelles, et en divers groupes ethniques mélangés, contribuait à la formation d’un nouveau trait de l’humanisme : l’universalisme, en tant qu’idée de l’unité du genre humain. Dans la réalité, la manifestation de cette idée correspondait au fait que les terres habitées par les musulmans s’étendaient de la Volga, au nord, jusqu’à Madagascar, au sud, et de la côte atlantique de l’Afrique, en Occident, jusqu’à la côte pacifique de l’Asie, en Orient.

Même si avec le temps l’empire musulman s’est désintégré et que les petits États formés sur ses ruines étaient comparés aux possessions des successeurs d’Alexandre Le Grand, les fidèles de l’Islam vivaient unis par une seule religion, une seule langue littéraire commune, une seule loi, une seule culture et dans la vie quotidienne ils communiquaient et échangeaient avec des valeurs culturelles de différents groupes confessionnels très variés. L’esprit de l’universalisme dominait dans les cercles scientifiques, dans les réunions (“Madjalis”) qui unissaient des musulmans, des chrétiens, des juifs et des athées partageant des intérêts intellectuels communs de diverses régions du monde musulman.

C’est “l’idéologie de l’amitié” qui les unissait, celle-ci ayant déjà uni auparavant les écoles philosophiques de l’Antiquité, par exemple des stoïques, des épicuriens, des néoplatoniciens, etc. ainsi que pendant la Renaissance italienne, le cercle de Marsilio Ficino.

Sur le plan théorique, les principes de l’universalisme étaient déjà élaborés dans les encadrements de Kalam et ils devinrent ensuite le fondement de la conception du monde, aussi bien des philosophes rationalistes que des mystiques soufis. Il était dans la norme, dans les discussions organisées par les théologiens Mutakallimies (les Maîtres de l’Islam) dont les participants représentaient différentes confessions, d’argumenter sur l’authenticité de leurs thèses, non pas en s’appuyant sur des références aux textes sacrés, celles-ci n’ayant pas de fondement pour les représentants des autres religions mais plutôt en s’appuyant exclusivement sur la raison humaine. La raison humaine, pas l’arbitraire divin, c’est ce qu’enseignaient les Mutakallimies, qui affirmaient que le libre arbitre sert de critère pour faire la différence entre le bien et le mal. Le culte de la raison, propre aux Mutakallimies, qui se dresse par-dessus les différences confessionnelles, promouvait en son sein des penseurs aussi importants que IbnAr-Ribandi, qui niait la valeur de toutes les religions fondées sur la révélation divine. Ibn-Ar-Ribandi disait que, si les doctrines apportées par les prophètes aux êtres humains contredisaient la raison humaine, il fallait rejeter ces doctrines et que si ces doctrines correspondaient à la raison, elles étaient superflues.

A un niveau supérieur, l’universalisme qui s’appuie sur l’idée de l’unité de la vérité qui se manifeste dans la raison humaine, fut propre aux philosophes. Les philosophes étaient sûrs que leur science fondée sur des jugements démonstratifs était un ensemble de connaissances propres à tous les peuples divisés par les religions, qui opéraient avec des images poétiques et rhétoriques. Comme les stoïciens, les philosophes musulmans considéraient que l’humanité se divisait en une minorité raisonnable et une majorité irrationnelle, la masse. L’élite intellectuelle, dans laquelle “l’humanisme” où la nature humaine trouve son incarnation suprême, assure, selon eux, la continuité et le progrès de la raison humaine propre à toute l’humanité. Les philosophes, les élus, conçoivent leur bonheur dans la réalisation de cette mission, même si tous les êtres humains peuvent être heureux, chacun à leur façon.

L’universalisme, quand il se fondait sur l’expérience mystique, était propre au soufisme. L’expérience mystique des soufis supposait une démarche par le chemin de la religion pour atteindre la vérité. Mais lorsque la vérité était atteinte, les différences entre les religions perdaient toute importance pour eux. Pour les soufis, les différences étaient purement nominales parce que derrière la coquille externe des textes sacrés, selon leur conviction, se trouvait le sens interne profond qui a une importance universelle.

Dieu, dans les différentes religions se manifeste sous des formes différentes, comme un caméléon, dans les théophanies, apparitions de Dieu, mais en réalité c’est l’unique pour tous. Selon certains soufis, les croyants se différencient des non croyants uniquement par leur nombre. L’orientation humaniste du soufisme se reflète dans sa très riche tradition poétique qui au plan théorique trouva son expression dans la conception de “l’homme parfait” prototype du macro-anthrope – de l’Univers – et de l’homme microcosme.

Des idées similaires furent présentées par les philosophes. La différence entre les philosophes et les soufis consistait en ce que les premiers avaient une conception du monde fondée sur la raison, et les seconds sur l’amour. Mais l’amour pour l’être humain et pour l’humanité était partagé par les uns et les autres.

Le plus grand représentant du soufisme spéculatif, Ibn-Arabi, se prononçait contre l’utilisation d’une religion pour justifier la violence de quelques hommes sur d’autres. Ibn-Arabi proposait à ses lecteurs d’être semblables à Dieu dans sa bonté. Yakia-Ibn-Adi, chef de l’école aristotélicienne de Bagdad, qui était de confession jacobite mais qui en philosophie était un ex-disciple du musulman AlFarabi, et qui était le maître de nombreux autres philosophes, des musulmans, nestoriens, jacobites et juifs, exprima une idée semblable avec les mots suivants : “ tous les êtres humains sont quelque chose d’unique qui se manifeste à travers des individus divers. Puisque leurs âmes représentent quelque chose d’unique, l’amour surgit grâce à l’âme. C’est pourquoi tous doivent alimenter l’amour des uns pour les autres. Quant aux hommes bons, on doit les aimer pour leur bonté, et quant aux vilains, on doit leur exprimer de la compassion à cause de leurs péchés. La personne qui aspire à la perfection doit aimer tous les êtres humains et entretenir pour eux un esprit de compassion. Ceci est d’autant plus nécessaire quand il s’agit d’un roi ou d’un dirigeant, parce que le roi n’est pas roi s’il ne fait preuve d’amour et de compassion envers ses sujets. ” De la même manière, le philosophe Al-Amiri, en traitant de la différence entre les sentiments naturels et non naturels, prend comme modèle du sentiment naturel, l’amour du dirigeant pour ses sujets, l’amour des parents pour leurs enfants, l’amour du mari pour sa femme, l’amour de l’être humain pour ses concitoyens, pour toute l’humanité, et pour tous les êtres vivants en général.

C’est parmi les philosophes et les Adibs que fut divulgué le critère de la supériorité de l’amour pour l’être humain non motivé religieusement, et la conduite morale en général, en rapport avec la charité et la morale dictée par les idées de récompenses et de punitions de l’au-delà. L’Adib et philosophe connu Al-Tauhidi, dans une lettre adressée à un autre Adib et philosophe célèbre, Miskaweij, disait : “ qu’est-ce qui pousse le Zindika (athée) et le Dajrit (matérialiste) à faire le bien, à choisir des actions bonnes, à manifester de l’honnêteté, à ne pas se détourner de la vérité, à être charitable envers ceux qui souffrent, à aider celui qui le demande, à apporter un soutien à tous ceux qui s’adressent à lui avec leurs préoccupations et leurs plaintes ? Eh bien, l’homme procède ainsi sans attendre de récompenses extraterrestres ni de punition pour ne pas avoir agi ainsi. ”

Dans les jugements des penseurs musulmans médiévaux sur l’humanisme et la morale, nous voyons une protestation interne contre l’interprétation, par les fanatiques religieux, de la Djihad comme une “guerre sainte” que les musulmans doivent soutenir contre les infidèles en tout temps et en tous lieux. En Espagne où les musulmans médiévaux furent embarqués dans une guerre prolongée contre les chrétiens qui prirent des drapeaux de reconquête, le grand commentateur IbnRuchd, – Averroès – rejetait cette interprétation du concept de Djihad. Il disait : “ La paix est toujours préférable. La guerre est nécessaire seulement dans des cas exceptionnels parce que, dans la Djihad, ce sont les musulmans eux-mêmes qui souffrent plus que personne. ” Pour cette raison on peut observer que Djihad, à ce moment-là, ne signifiait pas seulement une guerre sacrée. Nous pouvons, pour cela, nous référer aux paroles attribuées à Mahomet : “ Nous revenons de la petite Djihad pour entreprendre la grande Djihad. ” Dans cette phrase, la petite Djihad était interprétée comme la lutte contre les infidèles et la grande Djihad comme la lutte contre les inclinations vicieuses dans le chemin du perfectionnement spirituel.

Mais les thèmes de l’humanisme, de la miséricorde, nous les trouvons aussi dans la conception classique de la Djihad, lutte contre les infidèles. Toutes les écoles de droit musulman sont d’accord qu’on ne peut assassiner ni les femmes ni les enfants pendant la guerre si ceux-ci ne luttent pas contre les musulmans, les armes à la main. Les théologiens musulmans considéraient l’assassinat de prisonniers ou leur mutilation comme un acte méritant le châtiment. Pendant les guerres, on recommandait aux musulmans de garantir la vie, la liberté et les biens des adversaires qui se trouvaient sur la terre de l’Islam en mission diplomatique ou commerciale.

Bien sûr, les idées et idéaux examinés précédemment demeurèrent tels quels mais peut-on trouver des théories humanistes coïncidant entièrement avec la pratique ? Les doctrines humanistes créées par les représentants de la culture musulmane classique exercèrent une influence bienfaisante sur la pensée européenne du Moyen Age, de la Renaissance et des temps modernes. Il suffit de dire que c’est précisément ces doctrines que les chercheurs contemporains considèrent comme les sources de la conception d’une humanité unique qui progresse dans son développement moral et intellectuel, conception que les philosophes européens élaborèrent depuis les temps de l’averroïsme médiéval jusqu’aux temps modernes.

Institut d’Amérique Latine – Moscou 24/11/93

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