Le droit international a comme objectif de formuler un ensemble de normes gouvernant les relations internationales. Cela inclut le droit humanitaire, mais aussi le droit des peuples. Le droit humanitaire est cette partie du droit international qui rassemble les normes limitant notamment les effets des conflits armés sur les populations civiles. Il concerne les violations du droit visant les personnes. Le droit des peuples est dans le droit international la partie qui tient compte de leurs droits collectifs. Il renvoie à l’ensemble des normes se prononçant sur les relations qu’un peuple entretient avec d’autres peuples, et visant notamment à libérer les peuples d’une domination étrangère. Cet aspect du droit international permet de contextualiser l’historique d’un conflit armé.
Certains ne considèrent le droit international que sous l’angle du droit humanitaire. À ce compte-là, des conflits très différents peuvent être comparés et jugés semblables parce qu’ils sont le théâtre de crises humanitaires semblables. Notre empathie à l’égard des populations visées est la même. Dans les deux cas, des personnes civiles meurent suite à une action armée, un initiateur de la guerre est identifié, des crimes de guerre sont commis, de même que des crimes contre l’humanité. Qu’il s’agisse du déplacement des populations, d’un nettoyage ethnique, de représailles disproportionnées, d’assassinats de personnes civiles ou de l’assassinat des prisonniers de guerre, il s’agit d’atteintes aux droits de la personne. Tout cela relève du droit humanitaire international.
Toutefois, si on se limitait au critère des morts et des blessés, pris isolément, pour se positionner, on serait obligé de condamner toutes les parties à tous les conflits, car toutes causent des souffrances. Il en résulterait des positions purement morales ou des évaluations paradoxales. Par exemple, les Alliés de la Seconde Guerre mondiale seraient aussi coupables que l’Axe, position évidemment absurde parce que les intentions, politiques et finalités étaient très différentes. Seule la prise en compte de la situation générale permet de juger la légitimité ou l’illégitimité de l’usage de la force.
Pour comprendre et comparer les conflits, il faut les replacer dans leur contexte historique et politique. Ce faisant, il faut faire intervenir cette autre dimension du droit international qu’est le droit des peuples. Quand on tient compte du droit des peuples, on est intellectuellement mieux outillé et plus apte à déployer un sentiment d’empathie éclairé. On est alors aussi mieux placé pour apercevoir le caractère foncièrement différent de la guerre en Ukraine et de la guerre qui est menée par l’État israélien à Gaza.
L’agression belligérante israélienne
En vertu du droit international, Israël occupe illégalement les territoires de Gaza, de la Cisjordanie et de Jérusalem Est. Il colonise illégalement la Cisjordanie et il impose un blocus sur la bande de Gaza depuis 2007. Ce faisant, il viole le droit à l’autodétermination du peuple palestinien. Ces faits sont depuis longtemps reconnus par la communauté internationale. Mais depuis le 19 juillet 2024, ce sont des faits juridiquement établis par la Cour internationale de justice qui est le plus haut tribunal international à l’échelle mondiale. En effet, depuis septembre 1967, Israël contrevient d’une double façon à la 4e Convention de Genève. En vertu de cette Convention, l’occupation d’un territoire ne peut être que provisoire. Toujours en vertu de cette Convention, les colonies de peuplement en Cisjordanie, à Gaza et à Jérusalem Est sont illégales. Il aura fallu attendre 57 ans avant que ces conclusions ne soient juridiquement reconnues.
Chaque année, une résolution est adoptée par la vaste majorité des pays reconnaissant les frontières de 1967. En outre, 145 États reconnaissent l’État de Palestine aux Nations unies. Or, Israël ne tient pas compte de cela. Israël va également à l’encontre des résolutions du Conseil de sécurité. Il ne reconnait même pas la Nakba et, par conséquent, ne reconnait pas non plus le droit au retour des réfugiés palestiniens de Jordanie, du Liban, de la Syrie et de Gaza. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’il s’oppose depuis toujours à l’UNRWA, cette organisation onusienne de 33 000 personnes chargée de s’occuper du sort des réfugiés palestiniens. Ainsi, Israël ne fait pas que commettre des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Il s’en prend aux droits collectifs du peuple palestinien. Toujours selon la Cour internationale de justice, l’accusation de génocide à Gaza formulée par l’Afrique du Sud à l’endroit d’Israël a été jugée suffisamment plausible pour faire l’objet d’un procès en bonne et due forme.
Cette entreprise génocidaire est le point d’aboutissement de l’idéologie sioniste, fondée sur l’élimination du peuple palestinien de son propre pays. Cela est désormais mis en lumière par la réponse de Benjamin Netanyahou face aux conclusions de la Cour internationale de justice du mois de juillet 2024: « Le peuple juif n’est pas un occupant sur sa propre terre, y compris dans notre capitale éternelle, Jérusalem, et en Judée et Samarie [la Cisjordanie], notre patrie historique. » Cette déclaration révèle une fois de plus de façon éclatante la collision frontale du projet sioniste avec le droit international.
Un occupant n’a aucun droit d’« autodéfense ». Son occupation est un acte illégal et violent; il doit y mettre fin, pas se poser en victime. Les populations qu’il soumet à son occupation ont le droit d’utiliser les moyens appropriés, y compris la lutte armée, pour se libérer. On salue les résistants européens et leurs faits d’armes contre l’occupant allemand durant la Seconde Guerre mondiale. Ce serait hypocrite de ne pas faire de même pour tous les cas d’occupation.
L’opération militaire spéciale russe
Pour comprendre le conflit ukrainien, il faut là aussi tenir compte du droit des peuples. Il ne faut pas appréhender la question à partir du seul angle de l’empathie humanitaire, car à ce niveau, il est clair que la principale victime est nulle autre que la population ukrainienne. Si on en reste à cette perspective, la tentation peut alors être grande de comparer la situation du peuple ukrainien et celle du peuple palestinien, étant tous les deux éprouvés par des offensives militaires.
Il ne faut très certainement pas faire abstraction de notre sentiment d’empathie à l’égard du peuple ukrainien, mais notre empathie doit être éclairée et ne doit pas à elle seule nous servir de seul guide dans la posture normative que nous voulons adopter. Dans la perspective du droit des peuples et des relations entre les États, il faut notamment prendre en compte le besoin de sécurité de tous les peuples, et cela inclut non seulement le peuple ukrainien, mais aussi le peuple russe. Il faut reconnaître le droit à la sécurité de tous les peuples, y compris des peuples dont on peut, à tort ou à raison, ne pas aimer le système politique. Ce point est très important car il est occulté par le battage propagandiste qui monte en épingle et diabolise des dirigeants et des régimes étrangers afin de détourner l’attention du droit international et de permettre des agressions contre leurs pays.
Il faut aussi être conscient du fait que l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) n’est pas un organisme de charité. Il s’agit même d’une organisation militaire offensive et non seulement défensive. De fait, elle n’a jamais défendu grand-chose mais elle a attaqué. Entre autres, la guerre de 1999 contre la Serbie, déclenchée au mépris de l’ONU et en complète violation du droit international, illustre ce fait. Des membres de l’OTAN ont ensuite accompagné les États-Unis dans leurs expéditions agressives contre l’Irak, l’Afghanistan et la Libye. L’OTAN est une alliance militaire qui agit comme bras armé des États-Unis, qui veulent maintenant l’utiliser contre la Chine. L’Atlantique Nord s’étendrait à l’Asie-Pacifique !
Or, passant de 16 États participants en 1999 à 32 en 2023, l’OTAN a progressivement encerclé la Russie. Des bases militaires ont été déployées sur les territoires de tous les pays de l’ancien pacte de Varsovie. Au Kovoso, prétendument libéré, a été installée la plus grande base de l’OTAN en Europe (Camp Bondsteel). Les États-Unis se sont retirés de l’accord sur les armes anti-missiles (ABM Treaty) en 2002 et des boucliers anti-missiles ont pu de cette manière être installés en Pologne et en Roumanie. Empêcher les ripostes russes rend possible les « premières frappes » étatsuniennes contre la Russie. Les Américains ont encadré, financé et appuyé le coup d’État de Maïdan (Ukraine) en 2014, détournant par la violence ce qui, au départ, se présentait seulement comme une contestation démocratique.
La direction de l’État ukrainien fut alors prise en charge par les États-Unis, sous la tutelle du vice-président Joe Biden et de Victoria Nuland, ce qui pour l’État ukrainien revenait à la perte de son indépendance politique. En effet, les États-Unis ont déterminé comment allaient être attribués les postes-clé de l’administration ukrainienne : premier ministre, ministres provenant du parti Liberté et mairie de Kiev. Ils ont placé une américaine en charge du ministère de l’Économie et des Finances et un collaborateur des États-Unis comme gouverneur de l’oblast d’Odessa. Le fils de Joe Biden a siégé au sein du conseil d’administration de l’entreprise Burisma, empochant de faramineux honoraires malgré son incompétence en matière énergétique mais en contrepartie de sa relation avec son père vice-président des États-Unis. Quant à lui, Joe Biden s’est rendu une douzaine de fois en Ukraine et a même fait limoger le procureur général qui était notamment chargé de faire enquête sur les agissements de l’ancien chef d’entreprise de Burisma. À partir de 2008, l’OTAN prévoyait de faire de l’Ukraine un membre. L’élargissement menacerait tout le sud de la Russie et mettrait Moscou à quelques minutes de portée de missiles étatsuniens. La Russie a réitéré pendant des années que sa sécurité et ses intérêts vitaux seraient compromis et demandé à l’OTAN de ne pas mettre à exécution ce dangereux projet. Autrement dit, de ne pas se servir du territoire de l’Ukraine contre la Russie.
Une intervention légitime?
C’est dans le contexte d’une provocation répétée et sourde aux demandes sécuritaires des Russes formulées par tous les dirigeants russes, même avant Poutine, que la Russie s’est sentie contrainte d’intervenir. La sécurité nationale d’un pays qui a connu dans le passé des agressions majeures, gravées dans les mémoires de tous ses citoyens, était en jeu. Ce fut tout d’abord en souscrivant en 2014 et 2015 aux accords de Minsk. Ces accords assuraient l’autonomie des oblasts russophones de Donetsk et de Louhansk, préservaient leurs droits linguistiques et rétablissaient des pensions de vieillesse à leurs citoyens. Les Russes voyaient un avantage certain à maintenir ces oblasts au sein de l’Ukraine, car les russophones s’y trouvant pouvaient contribuer à orienter politiquement le pays. Ils pouvaient notamment contribuer à faire élire des représentants pour maintenir une certaine neutralité et empêcher l’Ukraine de joindre l’OTAN. Nous savons maintenant suite aux aveux d’Angela Merkel, François Hollande et Petro Porochenko que les accords de Minsk ne servaient qu’à gagner du temps pour préparer l’Ukraine à la guerre.
Il ne faut jamais oublier aussi le fait que l’OTAN est une organisation militaire hostile à la Russie. Or, depuis 2014, des membres de l’OTAN (États-Unis, Grande-Bretagne, Canada) ont formé l’armée ukrainienne pour la préparer à la guerre. En 2021, l’armée ukrainienne était équipée et formée, et ses positions dans le Donbass fortifiées. Elle était prête à entrer en action et le pays était de plus en plus subordonné aux diktats de l’OTAN. Les États-Unis ont ensuite instrumentalisé l’élection de Volodymyr Zelensky en 2019 pour l’orienter dans une direction opposée à celle qui l’avait porté au pouvoir. Au lieu d’exécuter un mandat orienté en fonction des promesses faites au peuple ukrainien de rétablir la paix, Zelensky a conduit le pays sur le sentier de la guerre.
C’est dans le contexte d’une intervention imminente et documentée de l’armée ukrainienne au Donbass que les dirigeants russes ont proposé en décembre 2021 deux documents pour assurer la sécurité de tous les pays européens. Face au refus américain de négocier un accord assurant la sécurité de tous, les Russes ont estimé qu’ils devaient assurer leur sécurité par eux-mêmes. Il ne s’agit ni de conquérir ni d’annexer l’Ukraine – un cauchemar à éviter -, mais bien plutôt d’exercer une pression sur l’État ukrainien à afin qu’il abandonne l’orientation antirusse, renonce à intégrer l’OTAN et adopte une position de neutralité. La Russie a choisi de mener une opération militaire spéciale avec seulement 150 000 hommes, nombre nettement insuffisant pour une conquête ou une occupation du pays. Prétendre que ce fut une tentative avortée de conquérir l’Ukraine en entier, c’est se méprendre sur les véritables objectifs de la Russie. Ceux-ci avaient un caractère sécuritaire. Si Poutine avait voulu envahir l’Ukraine il aurait fallu mobiliser dix à vingt fois plus de soldats et mener un assaut militaire en règle.
N’était-ce quand même pas une intervention militaire faite en violation du droit international ? Il faut savoir qu’une intervention dans un pays n’est pas illégale en droit international lorsque celle-ci est faite suite à la demande du pays concerné. Or, juridiquement, les oblasts de Donetsk et Louhansk étaient devenus des États souverains de facto et l’intervention russe répondait à l’appel de ces deux États du Donbass. Ce n’est pas pour rien que dans les jours qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine, la Russie a reconnu la souveraineté de ces deux États. Son intervention était donc faite en accord avec le droit international.
Il faut dire cependant que la Russie ne s’est pas contentée d’intervenir dans le Donbass. Elle est intervenue au nord et au sud de l’Ukraine, à Kharkiv et Kherson. À ce titre, n’était-elle pas en contravention du droit des peuples à leur intégrité territoriale ? On pourrait être tenté de répondre que le droit à l’intégrité du territoire est une modalité du droit à l’autodétermination et que l’Ukraine avait aliéné cette autodétermination depuis 2014, moment où elle a été placée sous la tutelle des États-Unis. Mais il y a plus.
L’opération militaire spéciale peut être justifiée en tant que guerre préventive. Pour être justifiée, une guerre préventive doit en principe obtenir l’assentiment du Conseil de sécurité. Or, il est certain que jamais la Russie n’aurait pu obtenir cet assentiment, car l’État américain, membre du Conseil de sécurité et détenant un droit de veto, était engagé ouvertement dans le conflit. À défaut de pouvoir obtenir une reconnaissance légale stricto sensu, l’intervention russe était-elle cependant légitime ?
Après tout, les États-Unis ont réitéré en 2021 leur volonté d’intégrer l’Ukraine dans l’OTAN. Cette menace était d’autant plus plausible que l’Ukraine en était déjà un membre de facto. Or, en en faisant un membre de jure, les États-Unis allaient pouvoir installer des missiles nucléaires à portée intermédiaire (ils s’étaient désistés en 2019 de l’IMF Treaty), qui allaient s’ajouter aux boucliers anti-missiles de Pologne et de Roumanie, et ce, alors que ces derniers pouvaient déjà être rapidement transformés en systèmes de missiles offensifs. Zelensky a d’ailleurs exprimé ouvertement son souhait en 2021 de récupérer l’arme nucléaire. Les survols de bombardiers étatsuniens et les accrochages violents entre l’OTAN et les forces russes sur les côtes russes de la mer Noire avaient fortement augmenté en 2021. Pour ajouter l’insulte à l’injure, Biden qui avait promis de ne pas installer de missiles nucléaires sur le territoire ukrainien en décembre 2021, retira cette promesse à la rencontre suivante de janvier 2022.
Contrairement à l’idée répandue par les politiciens, médias et « experts » occidentaux, la guerre en Ukraine ne commence pas tout à coup en février 2022, comme un éclair dans un ciel bleu, par une décision soudaine de Poutine. Son histoire remonte au moins au coup d’État de Maïdan de 2014 et l’OTAN en est l’initiatrice. Dans les faits, la Russie se trouvait donc dans une situation semblable à celle d’une personne vers laquelle est pointé un fusil. A-t-elle tort d’agir la première ? Doit-elle attendre d’être attaquée et subir des pertes avant d’essayer de neutraliser la source de la menace ? L’agresseur est-il celui qui tire le premier ou celui qui menace le premier ?
Le droit international doit pouvoir s’adapter et tenir compte de certains nouveaux cas de figure. En l’occurrence ici, l’intervention russe fait suite à de multiples avertissements préalables concernant l’extension de l’OTAN à ses frontières, entendus mais jamais écoutés, à la non-application des accords de Minsk et au rejet d’un traité visant à assurer la sécurité de tous les pays. D’aucuns estimeront que tout n’avait pas encore été essayé, mais il vient un temps où il n’est plus responsable de laisser le sort de sa population à la merci de ses adversaires/ennemis.
Déconstruire l’interprétation caricaturale simpliste
La caricature proposée d’un Vladimir Poutine ayant des ambitions impérialistes et voulant reconquérir les anciennes républiques de même que les pays qui étaient sous contrôle soviétique en Europe de l’Est ne peut être étayée dans la réalité. Elle ne tient pas la route et est confrontée à plusieurs faits récalcitrants qui la contredisent.
Poutine a certes rappelé en juillet 2021 et en février 2022 le fait que pendant des centaines d’années la population de l’Ukraine et celle de la Russie ne formaient qu’un seul et même peuple. Il ne s’est pas gêné pour critiquer Lénine qui a voulu reconnaître l’autonomie et le droit de sécession aux républiques composant l’Union soviétique. Mais il s’est également montré réaliste et disposé à reconnaître la souveraineté de l’Ukraine. On peut difficilement se servir de ces quelques remarques historiques et à caractère identitaires pour interpréter les motivations profondes d’une politique étrangère justifiant son intervention militaire.
L’opération militaire amorcée, la Russie a rapidement voulu y mettre fin par des négociations qui ont d’ailleurs été fructueuses en mars-avril 2022. Le document de 14 pages précisant le contenu de cette entente a été publié en 2024 par Die Welt, puis traduit et publié par le Figaro. C’est seulement au printemps 2024 que le New York Times en a fait état, tout comme la revue Foreign Affairs. L’ancien premier ministre israélien Naftali Bennett a admis que l’interruption des négociations était le fait des dirigeants de l’OTAN. Le premier ministre britannique Boris Johnson, agissant pour le compte des États-Unis, avait débarqué en toute hâte à Kiev pour obliger Zelensky à renoncer à l’entente et à poursuivre la guerre avec promesse de l’appui de l’OTAN. Le but était, et continue d’être, d’essayer de saigner la Russie par Ukrainiens interposés, dans l’espoir de provoquer un effondrement du pays, un régime change et une mainmise occidentale sur la Russie. Qui veut la paix exactement et qui provoque la guerre?
Une fois que l’OTAN fut parvenue à faire dérailler le processus de paix, Poutine ne s’est pas pressé d’accentuer l’implication militaire de la Russie. Il a attendu presque six mois avant d’engager plus de soldats dans le combat. Il s’est longtemps efforcé de ne pas porter atteinte aux infrastructures de l’Ukraine, sauf aux réseaux électriques nécessaires à la circulation des trains transportant les armes expédiées par l’OTAN. Il a en outre choisi de mener une guerre d’attrition et non une guerre de mouvement et de conquête territoriale. Tout cela cadre mal avec une volonté présumée de conquérir l’ensemble du territoire.
Mais nous savons maintenant que la guerre a été sciemment provoquée et rendue inévitable par la volonté américaine d’entraîner la Russie dans une escalade. Le document de la Rand Corporation de 2019 («Extending Russia») fournissait une stratégie pour affaiblir la Russie. C’est une feuille de route que les États-Unis ont non seulement suivie à la lettre, mais aussi qu’ils ont suivie en dépit des avertissements de la Rand que cela allait entraîner une escalade du conflit pouvant avoir des conséquences dommageables pour l’Ukraine. C’est en parfaite connaissance de cause que les États-Unis ont agi. Il faut donc conclure qu’ils ont voulu et souhaité cette escalade et qu’ils n’ont pas tenu compte du sort de l’Ukraine.
Qui donc manifestait plus d’empathie à l’égard du peuple ukrainien ? Était-ce les Américains ou était-ce ceux qui voulaient que les Américains mettent fin à l’escalade ?
Des préjugés bien ancrés
Pourquoi certains persistent-ils à se représenter la situation comme une agression non provoquée de la Russie contre l’Ukraine ? Il y a tout d’abord un sentiment russophobe entretenu par l’oligarchie politique étatsunienne et le présupposé admis sans interrogation critique que nous sommes du côté des bons et que ce sont les autres qui sont les méchants. Il y a aussi cette illusion d’optique qui représente les interventions militaires américaines comme un ensemble d’actions menées par un gendarme mondial chargé (par qui, autre que lui-même ?) de faire respecter la liberté et la démocratie. Ce sont là des mythes tenaces dont les Américains ont besoin pour parvenir à imposer par la force leur hégémonie économique.
La confusion entre la politique intérieure et la politique extérieure des pays est également à l’origine de la fermeture des citoyens occidentaux face aux critiques adressées aux États-Unis et à l’OTAN. Cette confusion est en effet à l’œuvre dans l’idée selon laquelle toute critique des politiques extérieures de l’Occident revient à se cantonner dans une posture « campiste » qui fait la part belle aux régimes du Sud Global. (Comme si l’approbation aveugle de la politique étatsunienne n’était pas « campiste » !). L’opposition à la politique extérieure expansionniste des États-Unis est aussitôt interprétée comme étant liée intimement à une apologie des régimes internes des pays ciblés par les États-Unis. L’assimilation de ces deux dimensions est l’une des confusions mentales les plus dommageables de notre époque. Elle rend incompréhensible qu’on puisse critiquer à la fois la politique extérieure des États-Unis et la politique intérieure de la Russie ou de n’importe quel pays. Elle rend aveugle à l’impérialisme étatsunien ceux qui auraient des objections à tel ou tel aspect d’un autre pays. Naturellement la propagande occidentale joue frénétiquement cette carte pour obscurcir l’expansionnisme étatsunien.
La critique de la politique extérieure des États-Unis menée en Ukraine ne cède pas à une position « campiste » mise au service des régimes qualifiés d’autoritaires et d’autocratiques. Même s’ils peuvent être critiqués dans les politiques qu’ils adoptent à l’interne, leurs pays ont des réclamations sécuritaires légitimes. À l’inverse, les pays qui s’autoproclament démocratiques à l’interne peuvent se comporter à l’externe comme de véritables États voyous. Tel fut le cas de la Grande-Bretagne et tel est le cas des États-Unis plus récemment.
Il est certain que le matraquage idéologique, la propagande incessante distillée par les médias mainstream et l’exclusion des approches faisant appel à l’intelligence ont une influence pernicieuse sur les esprits qui finissent par répéter ce qu’ils entendent. Mais ce qui a alimenté le plus l’adhésion des populations occidentales aux récits officiels sur la guerre par procuration que les États-Unis mènent contre la Russie, c’est tout d’abord le réflexe humanitaire d’empathie qui fait l’impasse sur l’analyse géopolitique du contexte historique. Vu que la confusion entre les deux composantes du droit international se fait au profit du seul droit humanitaire en oblitérant le contexte historique et le droit des peuples, le sentiment d’empathie n’est pas instruit par l’histoire et on croit voir une agression là où il y a une action action armée d’autodéfense légitime. Une telle empathie est malheureusement aveugle et ne doit pas servir de guide dans l’élaboration d’une posture normative acceptable. Il y a beaucoup à apprendre du drame de la guerre en Ukraine, surtout que le même scénario risque de se reproduire à Taïwan, cette fois contre la Chine.
Conclusion
Si on ne fait pas abstraction des enjeux géopolitiques, notre empathie peut être éclairée. Le coupable n’est peut-être pas celui qui, à première vue, semble être l’agresseur, mais bien celui qui, par de multiples provocations répétées, a rendu l’agression inévitable.
C’est à ce niveau que peuvent être comparés les conflits en Ukraine et en Palestine. Les Américains et les Israéliens en sont les véritables initiateurs. Les uns ont pressuré militairement la Russie (« piqué constamment l’œil de l’ours russe »), alors que les autres ont enfermé les Gazaouis dans un camp de concentration, colonisé sans relâche le reste de la Palestine et imposé l’apartheid vis-à-vis des Palestiniens. Tout cela s’est fait pendant des années avec la complicité des médias mainstream. La marmite a fini par exploser, le 24 février 2022 en Ukraine et le 7 octobre à Gaza.
On peut admettre tout cela sans perdre nos sentiments d’empathie à l’égard de toutes les victimes, les plus importantes en nombre étant les victimes palestiniennes et les victimes ukrainiennes. C’est d’ailleurs l’empathie à l’égard du peuple ukrainien qui peut nous inciter à pointer du doigt le véritable agresseur, responsable du conflit, les États-Unis. Ce sont eux qui se sont servis des Ukrainiens comme de la chair à canon. Ils les ont conduits à l’abattoir pour satisfaire l’objectif géostratégique d’affaiblir la Russie. Aujourd’hui, ils refilent aux Européens le désastre dont ils sont responsables en Ukraine pour se tourner vers l’Asie et en déclencher un nouveau.
En somme, plusieurs ont le nez collé sur les évènements sans une mise en contexte historique. Ils se concentrent sur les victimes individuelles sans connaître ou sans tenir compte des causes profondes et du rôle joué par l’État provocateur, qu’il soit américain ou israélien. En réduisant le droit international à sa composante humanitaire, ils risquent en fin de compte de s’enfermer dans une version tronquée de la réalité et d’exprimer une forme d’empathie qui ne peut être que dévoyée. La compassion ne peut en aucun cas remplacer la lucidité et l’analyse.