Beaucoup considèrent qu’il n’est pas raisonnable de parler de non-violence, à l’heure où notre actualité est emplie de guerres, de massacres, d’attentats, d’émeutes, dans un siècle qui reproduit les pires horreurs de l’histoire que l’on croyait révolues. En effet, n’est-il pas inconvenant d’imaginer que la non-violence puisse nous être d’un quelconque secours alors que rien ne semble pouvoir freiner l’étendue des violences qui ensanglantent l’humanité ? Il est vrai que le mot « non-violence » tout comme l’idée qu’il désigne demeurent encore largement étrangers à notre culture et l’on sourit presque spontanément à leur évocation. La non-violence, malgré une histoire déjà riche, n’est pas encore perçue comme le nouveau paradigme susceptible d’enfanter un nouveau monde. L’ancien monde résiste et sa marque la plus essentielle et la plus visible est qu’il est encore dominé par les idéologies et les forces de la violence meurtrière.

Les idéologies politiques qui ont dominé le XXe siècle ont légitimé le meurtre, y compris le meurtre de masse, au nom de la réalisation d’un idéal toujours repoussé au lendemain. Le XXIe siècle ne semble pas prendre un autre chemin : guerres, dictatures, tyrannies, terrorismes et révoltes sanglantes se perpétuent marquant au fer rouge l’histoire des femmes et des hommes.

Pourtant, la réalité historique a largement montré que le plus souvent les moyens de la violence avaient perverti et trahi la fin recherchée. Aujourd’hui encore, au nom de l’adage « la fin justifie les moyens », tous les moyens, y compris les pires, sont légitimés et mis en œuvre pour accomplir une fin considérée comme « juste ». Et à partir du moment où la violence est mise au service d’une cause juste, celle-ci est perçue comme juste, et donc légitime. Seule la fin compte et la violence est le plus souvent occultée. C’est ainsi que nous avons construit des doctrines de la légitime défense (ou violence) et de la guerre juste. En réalité, la logique de la violence mimétique, si bien décrite par René Girard, prend le dessus au point de mettre de côté l’objet du conflit. La destruction de l’adversaire par la force instrumentale devient le seul objectif, entraînant les protagonistes dans une spirale sans fin des violences, des revanches et des vengeances. Le moyen, non seulement pervertit la fin, mais finit par se substituer à elle. « C’est ce renversement du rapport entre le moyen et la fin, écrit Simone Weil, c’est cette folie fondamentale qui rend compte de tout ce qu’il y a d’insensé et de sanglant tout au long de l’histoire. »[1]

La violence trouve chaque jour de nouvelles formes de légitimation, enfermant notre présent et notre histoire à-venir dans la fatalité et la nécessité de la violence et de la guerre. Ce déséquilibre entre la médiatisation permanente de la violence et la méconnaissance de la non-violence signe-t-il, définitivement, la victoire de la violence dans l’histoire ? Impertinente question. D‘autant que les « sentinelles » de non-violence, malgré leur détermination inversement proportionnelle à leur faiblesse numérique, ne semblent pas en position d’avoir une prise durable sur les conflits de ce monde. Il est alors bien possible que la violence, aussi absurde et destructrice soit-elle, ait le dernier mot de l’histoire. L’accumulation d’armes de destruction massive, symbole d’une civilisation qui a perdu sa boussole, pourrait donner raison à ceux qui acquiescent à cette possibilité.

Cependant, nous savons que face à la violence instituée, la contre-violence est inefficace et renforce le système dominant. Et nous avons appris que la non-violence est en capacité de briser la spirale infernale des haines et des vengeances responsables de tragédies humaines irréparables. La non-violence, dans ce monde, offre une espérance à tous les humiliés, les opprimés, les victimes et les exclus. Non pas l’espérance d’un avenir meilleur, mais la possibilité d’une méthode d’action radicale qui leur redonne du pouvoir sur eux-mêmes et sur les autres. Pas une belle théorie, mais une praxis incarnée dans des luttes populaires. La révolution à venir, c’est de croire qu’il est possible de sortir de la fatalité de la violence et de la guerre, de croire qu’il existe une alternative non-violente à la résignation et à la violence.

Une autre histoire est possible à condition que nous le décidions et que nous sachions où se trouve notre devoir en humanité. Notre devoir est de déconstruire tous les idéologies du meurtre et de la violence légitime qui trompent les hommes et engendrent leur malheur. Notre devoir est de résister à toutes les propagandes haineuses et les obsessions identitaires qui visent à exclure, discriminer, mépriser et violenter les étrangers, les migrants, les réfugiés. Notre devoir est de refuser toute légitimation aux institutions étatiques de la violence qui prétendent nous protéger. Notre devoir est de dénoncer la course illimitée aux instruments de la violence les plus sophistiqués que ces institutions alimentent en n’offrant aucune autre perspective que la répression brutale des contestations sociales, écologiques, citoyennes. Notre devoir est de démilitariser et désarmer nos consciences en considérant comme inutile et néfaste toutes les institutions militaires qui ne sont que des jouets mortifères entre les mains des États, démocratiques ou non.

Toujours l’inattendu arrive… et « à nulle autre pareille pourrait être la révolution à venir ». Cette dernière expression, empruntée à l’anarchiste André Bernard[2], veut signifier que l’histoire à venir, malgré ses pesanteurs mortifères, n’est pas encore écrite et qu’elle pourrait apporter des surprises. Envisager une révolution copernicienne dans nos mentalités toujours dominées par la culture de la compétition, de la violence et de la guerre qui ferait basculer l’humanité dans la voie de la coopération, de la non-violence et de la paix. Pour notre part, nous voulons croire, malgré tout, malgré les « évidences » de la pensée unique, que notre civilisation peut engendrer un autre imaginaire qui, face au péril imminent, opérerait une bifurcation régénératrice, porteuse de changements significatifs, aujourd’hui insoupçonnés.

« Là où croit le péril, croît aussi ce qui sauve ». Cette formule hégélienne du poète allemand Friedrich Hölderlin, souvent reprise par Edgar Morin, nous voudrions nous l’approprier pour nous convaincre que la fin de l’histoire n’est pas encore écrite. Malgré la violence qui sature notre présent, qui blesse et meurtrit les consciences et les corps, il se pourrait bien qu’émergent, dans une ampleur encore jamais vue, des irruptions de non-violence qui bouleverseraient nos repères habituels. Une nouvelle conscience planétaire qui délégitimerait la violence, la guerre et le meurtre orienterait ainsi l’humanité dans une autre direction qui verrait les femmes et les hommes de ce monde s’engager massivement dans la voie de la coopération pour chercher à résoudre les immenses défis planétaires qui sont autant de menaces pour l’existence de l’humanité. Face aux périls mortels que font peser les crises économiques, écologiques et sociales, la non-violence peut être « l’arme qui sauve », selon la belle expression de Martin Luther King.

Mais nous ne sommes pas naïfs. Celles ou ceux qui choisissent l’option fondamentale de la non-violence devront affronter encore pendant longtemps les moqueries, les railleries, les incompréhensions, les critiques, et sans doute les résistances de celles et ceux qui sont convaincu.e.s que la violence reste le moteur de l’histoire, qu’elle est inévitable et justifiable, qu’elle fait partie de l’ordre des choses, qu’elle est tout autant nécessaire que légitime. Pendant longtemps, ils et elles devront résister pour faire entendre une autre voix afin de tracer une autre voie. Celles ou ceux qui croient en la non-violence devront encore prendre sur elles ou sur eux pour surmonter toutes les tensions que porte ce choix existentiel et tous les arguments éculés qu’on leur opposera dans des débats toujours recommencés. Leur courage, puisé au plus profond de leur être, mais aussi par l’enthousiasme communicatif et créatif que génère l’engagement collectif dans la non-violence, j’en suis persuadé, est à même de vaincre l’adversité de la pensée dominante.

Ma conviction la plus profonde, en dehors de tout idéalisme malvenu, est d’affirmer que la non-violence exprime aujourd’hui, davantage encore qu’hier, l’humanité véritable qui ne renonce pas, qui n’abdique pas, qui résiste obstinément et qui construit, patiemment, par des moyens de vérité qui anticipent la fin en devenir, une civilisation humaine débarrassée de ses illusions mortifères. Cette conviction qui offre un espace où la non-violence peut déployer toutes ses potentialités ne vaut pas prédiction. Si le plus probable reste le pire, il subsiste tout de même une minuscule étincelle qui attise l’espérance fragile que les forces de la haine et de la violence finiront par reculer. Et que celles de la non-violence seront davantage considérées, prises en compte et, au final, en mesure de s’imposer. Rien n’est encore écrit. Mais les échecs de la violence, malgré sa position culturellement dominante, doivent encourager les partisans de la non-violence à ne pas renoncer à vouloir écrire une autre histoire.

Dans ce moment de très grandes tensions, nous avons plus que jamais besoin de renforcer la non-violence. Il faut que le nombre de personnes impliquées dans les actions non-violentes grandisse. C’est le défi fondamental. Rajagopal, 2 juin 2024

Notes

1 Simone Weil, Oppression et liberté, Gallimard, 1955, p. 95.

2 André Bernard, A nulle autre pareille pourrait être la révolution à venir (Chroniques 2016-2019), Atelier de Création Libertaire, 2019.

L’article original est accessible ici