Les deux foyers les plus belligènes au monde en ce moment sont la Palestine et l’Ukraine. Les partisans de la paix, plus nombreux que ne le laissent croire les porte-parole du pouvoir et les médias mainstream qui en sont les relais, ont intérêt à comprendre les enjeux pour orienter leur action. Ils ont intérêt à saisir les liens qui unissent ces deux conflits et qui remontent vers une seule cause : les États-Unis. L’opinion mondiale est déjà alertée par les évènements tragiques qui surviennent sur la bande de Gaza. Les images qui nous parviennent sont insupportables et ahurissantes de cruauté, mais ce conflit a, par sa longue durée, permis aussi à l’opinion publique de se faire une idée informée qui a rendu plus aisée la tâche de départager le vrai et le faux et de distinguer la victime et le bourreau. C’est beaucoup moins vrai pour l’Ukraine car les agissements des États-Unis sont de facture plus récente, se sont faits en catimini ou n’ont été compris que par ceux qui suivaient l’actualité géopolitique. L’implication américaine dans le génocide des Gazaouis ruine de manière durable leur réputation à l’étranger, mais pas encore au point de les juger comme premiers responsables de ce qui arrive en Ukraine.
1. La Palestine et l’Ukraine
En Palestine, le système étatsunien de contrôle du Moyen-Orient/Asie occidentale est mis à l’épreuve par la révolte palestinienne contre le colonialisme de peuplement sioniste-israélien, entièrement dépendant des États-Unis. Plus de 7 mois après son déclenchement, l’attaque massive israélienne contre la population du minuscule territoire de Gaza et sa petite guérilla n’a atteint aucun de ses objectifs (détruire le Hamas, récupérer les otages israéliens, chasser les Palestiniens de Gaza par un « nettoyage ethnique »). La donne stratégique basée sur le mythe de l’invincibilité est en miettes.
La résolution est lointaine car il y a des décennies de spoliation, de massacres, d’apartheid, d’injustice et de déni de droits à solder. Le génocide des juifs par les nazis allemands est, surtout depuis le 7 octobre 2023, instrumentalisé et sert d’alibi utile pour installer Israël dans une posture victimaire, ouvrant la voie à l’objectif de l’idéologie sioniste, à savoir le projet du Grand Israël et l’expulsion des Palestiniens de la Palestine. Le traumatisme que les juifs européens ont subi aux mains des nazis ressemble de plus en plus à ce qu’Israël fait subir au peuple palestinien.
Le conflit entre un État Israélien dominé par l’idéologie sioniste visant à faire de la Palestine une colonie de peuplement (idéologie parrainée par l’impérialisme britannique, puis étatsunien) et les droits nationaux palestiniens remonte à 1917 et atteint un paroxysme de violence. Il s’insère dans la dynamique conflictuelle plus large entre le contrôle de la région par l’impérialisme étatsunien et sa contestation par les forces nationales dans les pays arabes et non arabe (Iran). Ce conflit est lui-même une composante de la lutte mondiale engagée par les États-Unis pour perpétuer leur hégémonie (système unipolaire) rejetée par la Russie, la Chine et le Sud. Il s’agit de la troisième guerre mondiale, amorcée sous nos yeux dans des formes différentes de celles de 1914 et 1939. Guerre de longue durée, aux caractéristiques militaires et non militaires, aux multiples rebondissements.
Or, c’est ce conflit mondial qui se déploie aussi en Ukraine, où les États-Unis et l’alliance militaire occidentale qu’ils dirigent envisageaient de mettre à genou la Russie en se servant des Ukrainiens comme chair à canon et de l’Ukraine comme proxy, pion et agent de provocation dans une guerre par procuration. Parrainée, financée, armée et entraînée par l’OTAN, l’Ukraine est sacrifiée dans l’espoir de saigner la Russie, l’affaiblir et provoquer un changement de régime à Moscou qui mettrait ce pays aux mains des États-Unis. La Russie abattue, les États-Unis passeraient à leur objectif ultime, soit un conflit avec la Chine afin d’interrompre ses succès économiques, la faire régresser sur tous les plans, la recoloniser et prolonger par défaut l’hégémonie étatsunienne.
L’histoire a l’habitude de contrecarrer les projets les plus savamment concoctés. On sait que l’aventure ukrainienne ne se déroule pas du tout comme voulu et prévu. Malgré la débauche de désinformation, de « récits » mensongers et de « narratifs » fantasmés sur la victoire facile contre une Russie supposément inepte, la réalité (évidente dès le début pour quiconque connaît la situation) finit par s’imposer à tous (y compris aux gouvernements otaniens et à la faune médiatique pro-américaine : propagandistes, « experts » de plateau et journalistes-perroquets). La Russie a nettement le dessus, elle désarme méthodiquement l’Ukraine, elle détruit sans mal les meilleures armes occidentales, elle vide les arsenaux de l’OTAN. Le triomphalisme occidental se transforme en panique, en abattement, en rodomontades, en gesticulations. Le pari d’une guerre facile par procuration contre la Russie est perdu.
Si l’opinion publique mondiale tire de plus en plus à cet égard un même constat d’échec, l’opinion publique occidentale n’est toujours pas pleinement sensibilisée aux causes permettant de comprendre l’origine du conflit ukrainien. On entend certes moins souvent l’idée saugrenue selon laquelle l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 était une agression non provoquée, mais on ne mesure toujours pas pleinement l’ampleur du rôle joué par les États-Unis. Il faudra peut-être malheureusement qu’un autre foyer d’incendie se déclare, opposant cette fois-ci la Chine et les États-Unis, pour que les regards se tournent vers un seul et unique coupable pyromane, et pour comprendre à quel point il est à l’origine de la tragédie ukrainienne. C’est la raison pour laquelle il nous faut revenir sans cesse sur les causes véritables de cette autre guerre.
2. Les articulations du conflit en Ukraine
Il importe de faire encore une fois un bilan provisoire de l’évolution de ce conflit afin de se projeter vers l’avenir. Rappelons tout d’abord que le 20 janvier 1991, bien avant le référendum d’indépendance de l’Ukraine survenu le 1er décembre de la même année, la Crimée, administrativement transférée à l’Ukraine seulement depuis 37 ans, vota par référendum le rattachement à l’URSS.
La guerre en Ukraine a ensuite connu plusieurs phases :
- La marche vers la guerre débute en 2008 avec le projet d’intégrer l’Ukraine à l’OTAN. Les expansions successives de l’OTAN depuis la fin de la guerre froide mettent ses troupes, chars et missiles à la frontière de la Russie, en contact militaire direct avec elle.
- Début et préparation. Le coup d’État de 2014 à Kiev, commandité par les États-Unis, est lié au Moyen-Orient. Furieux que Poutine ait aidé Obama à s’abstenir de bombarder la Syrie en 2013, les néoconservateurs décident d’ouvrir un front en Ukraine, territoire contigu à la Russie, donnant sur la mer Noire, abritant sa base navale de Sébastopol et ultrasensible pour sa sécurité. Installer les putschistes partisans de Stepan Bandera, pro-américains et russophobes à Kiev est le préalable à la mise en état de guerre de l’Ukraine contre les russophones du Donbass et contre la Russie elle-même. C’est seulement en réaction au putsch et suite à un second référendum tenu en Crimée que la Russie annexe cet oblast, mais pas le Donbass, malgré les appels de la population russophone. Censés assurer son autonomie, les accords de Minsk de 2015 sont ignorés par Kiev, sous la couverture de la France et de l’Allemagne qui en sont les garantes. À partir de 2014, l’armée ukrainienne est reconfigurée, réarmée et augmentée par l’OTAN. En 2022, elle dispose de forces militaires de la taille de l’armée turque, la plus nombreuse de l’OTAN après les États-Unis. Elle est prête à affronter la Russie.
- En 2021, l’arrivée au pouvoir de Biden donne libre cours aux bellicistes néoconservateurs antirusses. Les menaces, provocations, survols de bombardiers et même les accrochages navals sur les côtes de la Crimée se multiplient. La souveraineté russe n’est plus respectée. Fin 2021, la Russie, après des années de patience, de diplomatie, de plaidoyers, de mises en garde contre l’avance de l’OTAN vers ses frontières et de prières que l’Occident entende ses besoins en sécurité, change de ton, demande la signature d’accords globaux de sécurité européenne et déplace des troupes vers le sud. Son appel à négocier est rejeté par l’Occident, Zelensky exprime la volonté d’acquérir l’arme nucléaire et le Donbass est sur le point d’être envahi par l’armée ukrainienne. La sécurité de la Russie est en jeu.
- Le 21 février 2022, la Russie reconnaît l’indépendance des républiques russophones de Donetsk et de Lougansk. Le 24 février 2022, ses troupes pénètrent en Ukraine avec pour objectifs la démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine. La situation est comme suit : l’Occident s’attend à une occupation totale de l’Ukraine (la Russie peut la réaliser en une semaine si tel est son but) et planifie sa transformation en un deuxième Afghanistan pour la Russie; il prévoie soutenir une guérilla qui épuiserait la Russie, facilitant un changement de régime à Moscou par des éléments pro-américains; mais la Russie n’a pas l’intention de se placer dans ce bourbier par une occupation de l’Ukraine; son intervention est limitée, à la surprise des Occidentaux; elle déclenche une « opération militaire spéciale » (OMS) avec un corps expéditionnaire de quelque 150 000 hommes, loin du nombre suffisant pour une guerre et une occupation; l’OMS prend le Donbass contre une armée ukrainienne trois fois plus nombreuse et fait une démonstration de force avec un minimum de combats afin d’amener Kiev à signer un accord de neutralisation; c’est presque réussi en avril 2022, mais les États-Unis empêchent Kiev de signer et commencent des envois d’armes « létales » en vue d’une guerre classique contre les forces russes. La quantité, la qualité et la puissance de ces armes iront en augmentant. Présente dans la donne depuis 2008, l’OTAN est désormais clairement engagée, par Ukraine interposée, dans une guerre par procuration contre la Russie.
- La retenue russe crée en Occident l’illusion d’une victoire ukrainienne-otanienne, entretient le mythe de la faiblesse de la Russie (« une station de service », avait dit, méprisant, le sénateur américain va-t-en-guerre John McCain), la croyance en son infinie incompétence (l’intervention en Syrie à partir de 2015, avec avions de combat, S-400 et missiles de croisière, démontrait l’exact contraire), les spéculations ignares sur son supposé manque de munitions. Elle fait croire au scénario d’une défaite militaire de la Russie. L’émoi-effroi de février se mue en liesse-arrogance. On oublie que la Russie modernise son armée depuis au moins 10 ans, qu’elle n’est pas aussi désindustrialisée qu’on veut le croire (comment un pays qui produit des systèmes d’armes de pointe, entre autres hypersoniques, peut-il être sans industrie ?), qu’elle dispose d’immenses capacités matérielles et humaines, plusieurs fois supérieures à celles de l’Ukraine, et qu’elle a un long passé de résilience, maintes fois mise à contribution, surtout quand la sécurité de la Russie est menacée. À l’escalade otanienne, elle a les ressources pour une contre-escalade encore plus grande.
- L’OMS était une voie médiane entre l’inaction et l’occupation de l’Ukraine. Le coup de poker de l’OMS a échoué parce qu’il reposait sur l’espoir d’éviter l’inévitable : la guerre en bonne et due forme. Jusqu’au bout la Russie a suivi la politique qui a été la sienne depuis la fin de la guerre froide : repousser le plus possible le recours à la force, essayer de convaincre l’Occident de tenir compte de ses préoccupations, chercher les ententes. Tout cela ne faisait, au contraire, que renforcer la conviction de l’Occident que la Russie était faible, qu’elle pouvait être pressurée et bousculée, et que finalement elle ne réagirait pas à l’expansion de l’OTAN. Faire une OMS pour signer un accord était optimiste, voire irréaliste, dans la mesure où rien ne garantissait que l’accord serait respecté après le départ des troupes russes, que l’Ukraine désarmerait réellement, que les missiles étasuniens pointés vers la Russie ne seraient pas installés subrepticement. L’annulation des accords d’avril 2022 et l’engagement de l’OTAN mettent fin à toute cette politique.
- La guerre que l’OMS était conçue pour éviter aura lieu. Ce sera une guerre conventionnelle, essentiellement terrestre et de haute intensité, scénario presque impensable début 2022. À partir de septembre 2022, la Russie mobilise ses réserves, augmente le rythme de sa production militaire, s’installe sur de puissantes positions défensives et s’affaire à détruire systématiquement les capacités et le potentiel militaires de l’Ukraine, ainsi que les arsenaux de l’OTAN par une guerre d’usure (« hachoir à viande »), méthode plus sûre qu’un traité. Les pertes humaines et matérielles ukrainiennes sont effarantes. La « contre-offensive » de juin 2023 dont on attendait la rupture du front russe est un désastre sur tous les plans. La suffisance et le mépris à l’égard des Russes conduit à l’aveuglement. C’était la dernière carte de la stratégie du tout-à-l’offensive pour faire subir à la Russie une défaite décisive sur le champ de bataille. Les décideurs otaniens/kiéviens sont en état de désarroi; la déprime règne; la politique de l’instrumentalisation de l’Ukraine contre la Russie est un monumental et sanglant échec. Son inspiratrice depuis 2014, Victoria Nuland, est limogée. Le commandant en chef ukrainien Zaloujny est remplacé, même si le fiasco de la « contre-offensive » est le fait de l’OTAN qui l’a planifiée. Aujourd’hui l’Ukraine manque d’armes et de soldats. Mais rien n’indique que ce conflit prendra fin de sitôt. La guerre jusqu’au dernier Ukrainien se poursuit, alimentée par les apports militaires et financiers des pays occidentaux.
3. Aujourd’hui et demain : un conflit de longue durée
Si la sécurité de la Russie ne lui permet pas d’ignorer l’Ukraine, les États-Unis ne peuvent supporter une défaire aux mains de la Russie en Ukraine car elle ferait vaciller leur hégémonie mondiale. C’est dire que les chances d’un règlement sont faibles; c’est une lutte à finir. Les plus lucides l’avaient compris dès 2022.
Après l’hystérie puis l’euphorie de 2022, ce qui était connu des esprits non infectés par le battage politico-médiatique occidental devient évident à tous en 2023 : Kiev ne peut l’emporter. Les forces russes jouissent d’une supériorité nette en nombre, en équipement, en puissance de feu, en formation, en organisation. Les lignes ukrainiennes ne tiennent presque plus devant les incessantes opérations de grignotage sur toute la longueur du front. Elles peuvent être enfoncées à tout moment, ouvrant la voie vers le Dniepr, Kharkov, Odessa et peut-être Kiev car il n’y a derrière elles aucun point d’appui digne de ce nom.
La carence du proxy ukrainien oblige ses commanditaires occidentaux à se mettre de l’avant. Les déclarations alertant contre l’effondrement se multiplient. De la promenade militaire de santé vers Moscou, on passe du jour au lendemain à la hantise d’une déferlante russe faisant défiler les chars T90 sur les Champs-Élysées. Les alliés européens des États-Unis s’agitent, vouent la Russie aux gémonies, jurent de rester aux côtés de Kiev, signent avec lui des traités de 10 ans, promettent des missiles de longue portée pour des attaques directes au fond de la Russie, parlent d’envoyer leurs troupes pour combler les vides dans les rangs ukrainiens. Macron ne se distingue que par la théâtralité et le caractère brouillon. Il n’est pas impossible que Kiev bombarde la Russie avec des missiles européens, auquel cas la Russie considérera Londres, Paris ou Berlin comme des belligérants, avec les conséquences que cela implique.
Plus coutumiers de l’abandon des causes compromises, les États-Unis, de loin le premier pourvoyeur d’armes et de dollars, rechignent d’abord à poursuivre des dépenses à fonds perdus, mais finissent par adopter une nouvelle loi de financement. Sur les 61 milliards de $, l’Ukraine ne recevra dans l’immédiat que 14 milliards, dont la moitié ira aux dépenses ordinaires pour tenir l’État ukrainien à flot et l’autre à l’acquisition d’armes, surtout d’obus qui font de plus en plus défaut. Le reste est destiné au complexe militaro-industriel étatsunien pour le mettre en état de produire des armes qui ne verront le jour que dans quelques années. On comprend que le conflit sera de longue durée et que l’OTAN sera à la manœuvre tant qu’il y aura des Ukrainiens à jeter sur le front.
De Moscou vient une validation de ce constat. Le ministre de la Défense Choïgu est remplacé par Belooussov, un grand commis de l’État dont la mission sera de renforcer les liens entre la production militaire et l’économie générale du pays. La Russie avait déjà réduit à néant le plan occidental de l’abattre par des « sanctions ». Détachée des monnaies et des marchés occidentaux, elle a développé son autosuffisance économique et ses rapports avec la Chine et le monde non occidental. Elle prend de plus en plus la posture d’un pays qui anticipe la poursuite de la pression occidentale et qui se renforce par anticipation. On ne peut s’empêcher de relever l’ironie : Poutine, qui n’a de cesse de critiquer les bolcheviks, est obligé de suivre dans leur pas car il dirige le même pays et fait face pratiquement aux mêmes adversaires étrangers. Pour l’OTAN et pour la Russie, l’Ukraine n’a jamais été le principal enjeu. OTAN et Russie regardent au-delà de l’Ukraine. La Russie se met en état d’affronter l’OTAN sur le long terme. Il s’agit d’une confirmation que le confit avec l’OTAN risque de devenir plus direct et peut-être de se manifester sur d’autres fronts que l’Ukraine.
Il est possible qu’une situation de guerre prévale en Ukraine, point de mire l’affrontement États-Unis-Russie, pendant des années, sans exclure l’ouverture d’autres fronts. Les têtes brûlées européennes, en mal d’aventures militaires, pourraient lancer leurs pays dans de suicidaires interventions contre la Russie. Quoi qu’il en soit, la guerre par procuration Russie-Ukraine deviendra encore plus clairement un affrontement OTAN-Russie. Dans tous les cas de figure, c’est un conflit de longue durée, déterminant pour l’avenir du monde. Reste à savoir ce que deviendra le conflit États-Unis-Chine. La Russie était censée être expédiée rapidement par les soins de l’Ukraine, pour permettre aux États-Unis de se tourner contre la Chine qu’ils considèrent comme leur adversaire principal. La surprise de la résistance russe et le fait que la Russie compte encore plus aujourd’hui sur la scène internationale qu’en 2022 retardent-ils une guerre États-Unis-Chine ? On ose l’espérer sans trop y croire. Pour les partisans de la paix et les opinions publiques, les années à venir seront une période où leur vigilance et leur activisme devront se faire sentir.