Interventions et commentaires du Professeur Bruno DRWESKI durant le « procès » du membre d’une section provinciale de la CGT Education qui a initié une pétition dénonçant les positions de la Confédération sur Gaza suite au 7 octobre. Il a été exclu de la CGT. Dans ce contexte de chasse aux sorcières contre les voix qui soutiennent le peuple martyr de Gaza, cette triste affaire mérite d’être rendue publique.

Commission syndicale départementale (CSD) d’une section provinciale de la CGT Education

12 avril 2024

Interventions et commentaires de Bruno DRWESKI, défenseur de Salah L. dans une procédure d’exclusion définitive du syndicat

Salah est l’initiateur d’une pétition appelant la CGT à un soutien authentique à la Palestine à son heure de vérité, publiée sur ce blog Mediapart et sur change.org.

Précisions entre crochets et Notes de fin par Alain Marshal. Voir également à ce sujet la Lettre à un syndicaliste menacé d’exclusion 

  1. Intervention liminaire
  2. Intervention finale
  3. Commentaires sur la procédure

 

1. Intervention liminaire

Je voulais m’excuser tout d’abord d’avoir à lire, je l’espère de la façon la moins ennuyeuse possible, mon intervention, mais le sujet étant « quasi-juridique », je dois me référer à des faits que je risquerais d’oublier autrement.

Je dois aussi excuser l’absence de Jean-Pierre Page [ancien membre de la Commission Exécutive confédérale de la CGT et ancien Directeur de son Département International, signataire de la pétition initiée par Salah] car il ne peut pas être parmi nous aujourd’hui. Il m’a donc demandé d’intervenir à sa place car nous nous connaissons de longue date pour avoir milité ensemble et pour garder des liens vivants avec tout un réseau de camarades expérimentés tant sur le terrain syndical que politique. C’est grâce à ce réseau que j’ai bâti ce que je n’aimerais pas appeler ici ma « plaidoirie », car nous pouvons espérer que nous réglerons l’affaire en interne sans avoir à la déplacer sur le terrain de la justice bourgeoise, ce qui serait dommageable pour nous tous et toutes, sans exception aucune. Je m’adresse donc ici à toutes les parties pour les appeler à m’entendre et à faire preuve d’une volonté de dépasser des tensions personnelles, ou portant sur des divergences secondaires par rapport à ce qui devrait nous réunir tous ici, à savoir la question de la défense des travailleurs. Toutes les autres questions, politiques, sociétales ou autres sont du ressort prioritaire des partis politiques et des associations créées dans ces buts, mais au syndicat, nous n’avons qu’à nous concentrer sur la défense des droits des travailleuses et travailleurs, dans le plein respect de leurs différences, sur une ligne de classe et de masse liée à nos principes fondateurs toujours actuels bien entendu. Comme souvent, je rappelle aux camarades qu’on ferait bien de relire la Charte d’Amiens, qui n’a pas pris une seule ride.

Pour me présenter rapidement, je suis syndiqué à la CGT FERC Sup’ de l’INALCO à Paris. Je suis professeur, enseignant-chercheur, spécialiste d’histoire et de géopolitique, plus spécialement concentré sur les pays d’Europe de l’Est, ce qui m’a néanmoins amené, relations internationales oblige, à m’occuper des conflits du Moyen-Orient (Syrie, Palestine, Soudan, etc.). Je suis par ailleurs membre du Conseil national de l’Association Républicaine des Anciens Combattants (ARAC), devenue lors de notre dernier Congrès l’Association Républicaine des Combattants pour l’Amitié, la Solidarité, la Mémoire, l’Antifascisme et la Paix. L’ARAC a été créée par Henri Barbusse. Il a joué un rôle essentiel dans la convocation du Congrès de Tours, qui a vu la scission du parti socialiste d’alors entre sa fraction social-démocrate et sa fraction majoritaire, communiste.

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Sur la question qui nous intéresse ici, j’ai consulté plusieurs camarades de la CGT dans différents syndicats, dans différents départements et régions, dans différentes UL, dans différentes UD, ayant exprimé différentes opinions lors du dernier Congrès de la CGT ainsi qu’au niveau de la Confédération depuis son dernier Congrès. J’ai constaté qu’ils n’étaient bien entendu pas tous d’accord entre eux, mais que lorsque le « dossier Salah L. », si je peux l’appeler ainsi, leur était connu ou présenté, ils trouvaient en général assez obscurs et touffus les griefs émis contre Salah. Leur opinion était que cela méritait une clarification mais certainement pas une procédure d’exclusion en l’état, qui de toute façon ne pourrait se faire qu’après la formation d’une Commission de conciliation neutre et impartiale ayant entendu toutes les parties, divers témoins et procédé à une confrontation qui aurait pu entrer dans le fond du sujet et mettre au clair les principaux points litigieux. Il me semble quant à moi que les critiques visant Salah semblent changer d’un communiqué à une autre, d’une réunion à une autre, d’un compte-rendu à un autre et les dates soient ne concordent souvent pas, soit elles apparaissent tardives par rapport à des faits, des différences ou des divergences connues déjà auparavant et qui n’avaient semble-t-il pas éveillé la moindre critique à ce moment-là. Je comprends bien que construire un dossier post factum est difficile, que cela fait appel à une mémoire par la force des choses défaillante des uns ou des autres, ce qui est encore pire quand des émotions par ailleurs bien compréhensibles mais néanmoins regrettables prennent le dessus. Du coup, et je ne suis pas le seul à le dire, cette situation permet à certains de poser la question de savoir si les critiques visant Salah n’ont pas d’autres causes, voire camoufleraient des non-dits. C’est une chose en tout cas que nous devons dépasser aujourd’hui car nous sommes ici pour en parler franchement et essayer de désamorcer les tensions qui, à mon avis, n’auraient pas dû se développer au point d’atteindre un niveau qui pourrait être bientôt incontrôlable et pourrait se retourner au final contre nous tous et toutes.

Je pense qu’il aurait été souhaitable qu’un niveau supérieur à celui directement concerné par les tensions que nous avons à traiter ici ait pu intervenir plus tôt, d’autant que l’UNSEN [Union Nationale des Syndicats CGT de l’Éducation Nationale] a été saisie dès le mois de novembre 2023 par Salah, avant que les choses dégénèrent. En tous cas, j’espère que la question sera réglée aujourd’hui et ne débouchera pas sur des recours en interne, voire même des actions en justice, ce qui ternirait l’image de notre syndicat qui n’a vraiment pas besoin de cela à l’heure qu’il est !

Il faut en effet et dans tous les cas que le litige qui nous réunit aujourd’hui malheureusement reste en interne, et il faut faire attention : je suis spécialiste des pays de l’Est à l’INALCO donc je sais de quoi je parle, quand on commence une purge, on sait contre qui elle commence mais on ne sait jamais contre qui elle se termine, car elle peut très bien au final se retourner contre soi-même, au singulier comme au pluriel. Donc évitons désormais de chaque côté d’arroser plus pour éviter d’être au final l’arroseur arrosé. Car une mesure d’exclusion peut vite viser aussi bien le camarade qu’on vise aujourd’hui comme elle peut se retourner contre ses auteurs. Et, en route, dégrader encore plus l’image de notre syndicat à une heure où, soyons franc, la CGT, et le syndicalisme en général, se heurtent à des dangers majeurs. Car la situation de la CGT, vous ne l’ignorez pas, est loin d’être idyllique aujourd’hui. Et il faut surtout avoir cela en tête. Donc faisons ensemble, tous et toutes, attention ! Je vous en conjure.

Salah a su trouver des sympathies dans le syndicat et hors du syndicat, alors il serait préférable de trouver un compromis honorable plutôt que de devoir ensuite mener des campagnes de purges et de contre-purges, car des attaques en interne ou en externe aboutiraient au final à laver notre linge sale sur la place publique, comme le dit le diction populaire. Car Salah n’est pas seul, loin de là et vous le savez bien, et il ne pourra pas accepter de se replier et de se taire s’il se sent brimé, menacé ou humilié. Il a suffisamment de soutiens pour tenir longtemps et fermement, et cela quoiqu’il lui arrive à titre personnel.

Donc, je voulais rappeler que la CGT est un syndicat de tradition ouvrière et que la tradition ouvrière, c’est de ne pas refuser les affrontements durs, sur des questions de principe ou aussi, malheureusement, sur des questions personnelles, mais cela se faisait pour ensuite faire preuve de camaraderie car, une fois la réunion et l’affrontement terminés, on peut aller boire ensemble et se taper sur les épaules. Dans le cas de Salah, je sais bien que cela se limitera à boire un jus de fruit, mais cela ne devrait pas poser de problème dans un syndicat internationaliste, ouvert sur le monde et acceptant tous les travailleurs indépendamment de leurs origines et de leurs convictions politiques, idéologiques ou religieuses comme le disent nos Statuts fondateurs et la Charte d’Amiens. Nous avons besoin d’unité au moment où les divergences sont fortes et où notre influence a tendance à diminuer.

Un grand déballage n’est jamais bon pour personne, surtout lorsqu’il fait ressortir des opinions divergentes existant réellement dans notre syndicat, et qui peuvent exacerber du coup les clivages existants, comme c’est le cas entre autre de la question de l’attitude à avoir envers la résistance palestinienne, l’Ukraine ou la FSM [Fédération Syndicale Mondiale], et aussi la question des différentes interprétations que les adhérents de la CGT peuvent, dans leur diversité naturelle, avoir sur des questions politiques, sociétales et de mœurs. On sait bien que nos syndiqués ne votent pas tous de la même façon et qu’ils sont aussi loin de partager tous et toutes la même approche des questions sociétales et morales. Alors il est préférable de se concentrer sur notre mission de base, la défense des travailleurs et des travailleuses, et plus largement du travail et de l’emploi, de la lutte contre le capitalisme, dans le respect des divergences d’opinions sur les autres sujets et dans le respect de l’égalité de tous ses adhérents et adhérentes. Pour ma part, moi qui ai eu la chance de connaître le brillant enfant d’immigrés et le brillant résistant Henri Krasucki, pour lequel j’ai écrit des textes, je tiens à rappeler ces principes car lui, il était ferme sur l’axe fondamental de la CGT, syndicat de classe et de masse, et sur le respect absolu des différences ethniques, idéologiques et religieuses des travailleurs et travailleuses, y compris des comportements qui en découlaient, dès lors que les adhérents ne cherchaient pas à les imposer aux autres.

***

Aujourd’hui sur l’affaire qui nous concerne ici, mais qui rejoint beaucoup d’affaires du même ordre qui touchent un syndicat ou un autre, j’ai entendu toutes sortes de rumeurs sérieuses ou plus loufoques qui vont, excusez du peu et cela j’espère vous fera sourire, de l’intégrisme religieux à la franc-maçonnerie, du soupçon d’appui au terrorisme à la chasse aux sorcières et au racisme, de divergences politiques à des considérations bassement personnelles. Toutes ces questions sont perçues comme vous le savez très différemment selon chacun et chacune de nos militants et militantes. Bref, tout cela est obscur et finalement le plus souvent assez secondaire et lamentable, cela suscite des rumeurs plutôt malsaines que je voudrais qu’on éclaircisse aujourd’hui, car nous sommes tous, je crois, des syndicalistes responsables mettant l’intérêt collectif au-dessus de nos opinions personnelles et de nos choix comportementaux. Je souhaite donc qu’on règle définitivement l’affaire abordée aujourd’hui par un compromis qui correspond à l’intérêt de tous, celles et ceux qui sont ici présents, mais plus largement à l’intérêt de notre syndicat et de notre Confédération.

J’aimerais comprendre quel est le point principal justifiant cette procédure d’éviction, car en regardant la chronologie entre le 7 octobre et le 10 novembre 2023, je constate que les tensions et accusations suivent immédiatement la question de la Palestine, apparue au moment où le Congrès de l’UD et les heures de décharge ont été évoqués [la candidature de Salah en tant que l’un des délégués de la CGT Éducation avait été écartée au prétexte qu’il n’avait pas d’heures de décharge]. A l’Assemblée générale du 17 octobre, suite à une présentation de la situation à Gaza par un membre de l’AFPS, Salah a fait des commentaires qui ont été présentés, je cite, comme une « honte » par plusieurs membres du Bureau. De même, il a proposé une visioconférence avec une autorité mondiale sur la Palestine, qui a été rejetée sans vote ni discussion. Le 18 octobre, sur le groupe Whatsapp des syndiqués de la CGT Éducation locale, Salah a critiqué un communiqué national de la CGT et a été repris par d’autres membres du Bureau qui lui ont reproché ses positions et l’ont invité à ne pas ouvrir ce débat. Même chose le 24 octobre, et de manière plus marquée encore le 4 novembre quand Salah a annoncé sa volonté d’écrire un courrier à la Confédération pour dénoncer la position de la CGT sur la Palestine [1]. Ce courrier, vous le savez, a connu un certain succès dans la CGT et hors de la CGT. Et le 10 novembre, lors de la réunion de Bureau où il a été invité à quitter le Bureau de la CGT, la question des vues de Salah sur la Palestine était présentée comme centrale : elle serait le « point saillant », le grief « le plus grave », elle ferait perdre des syndiqués qui seraient choqués des déclarations de Salah (alors que ces déclarations, vous le savez désormais, se sont révélées en grande partie confirmées…). Aujourd’hui, beaucoup de citoyens et beaucoup de syndiqués se retrouvent dans les positions que Salah avait esquissées sur les événements du 7 octobre. Tant d’éléments qui donnent une force à l’affirmation, partagée par beaucoup, que c’est bien à cause de ses positions sur la Palestine qu’il est évincé, alors même que beaucoup de syndiqués soutiennent des positions identiques aux siennes.

Aujourd’hui, partout dans le monde et avec un effet croissant, la question de la Palestine soulève des émotions grandissantes, et la question du génocide en cours mais aussi des accusations sur ce qui s’est réellement passé avant le 7 octobre 2023 et aussi le jour du 7 octobre remettent en question une grande partie au moins de la version israélienne qui était médiatiquement dominante en octobre et novembre derniers. Je dis cela parce que je suis ce dossier avec beaucoup de suite, étant un des responsables de l’ARAC et d’autres associations anti-impérialistes, antifascistes et anti-militaristes, et pour rappeler que le vent sur la question est en train de tourner dans le monde, dans les pays occidentaux et même en France où, effectivement, on a pris du retard sur l’analyse objective de la question de la résistance palestinienne, monolithisme médiatique et politique français regrettable oblige, mais les choses évoluent sur la question, y compris bien sûr parmi nos adhérents et adhérentes : ceux qui fréquentent les manifestations pour la Palestine ou pour la libération de Georges Ibrahim Abdallah le savent bien.

En tous cas, on peut souhaiter trouver un compromis acceptable pour toutes et tous. C’est-à-dire qu’il est souhaitable pour toutes et tous que chacun reste sur ses positions là où il y a divergences, ce qui est pleinement compréhensible et justifié, et chacun devrait garder les fonctions auxquelles il a été élu par ses collègues en Congrès, ce qui n’impose pas ou plus, vu je crois les inimitiés regrettables qui se sont développées, l’obligation de se fréquenter, mais chacun devant pouvoir du coup poursuivre ses activités syndicales propres comme il l’entend, jusqu’aux prochaines élections.

S’il y a eu des propos diffamatoires [2], des demandes jugées stigmatisantes [3], des utilisations de fichier syndiqués hors du cadre des activités syndicales normales et du pluralisme d’opinion légitime [4], je propose qu’on en reste là, après, si chacun ou chacune le souhaite, une explication franche, preuves à l’appui. Que des choses aient été diffusées publiquement, c’est sans doute regrettable, mais ces choses ne témoignent-elles pas de comportements que l’on peut aussi objectivement considérer comme stigmatisants ou humiliants et qui sont en soi condamnables ? Du coup, le mieux n’est-il pas d’en rester là, et de regretter d’avoir laissé les émotions des uns, des unes ou des autres, dépasser les limites du convenable, ce qui peut arriver à tout le monde, pour pouvoir tourner la page et laisser à chaque syndiqué et à chaque collègue de travail le soin de savoir ce qu’il pense de tel ou tel militant syndical ?

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La CGT a pour objet la défense des travailleurs et des travailleuses. Et c’est là-dessus que je vais donc me concentrer :

– Est-ce que quelqu’un ici présent a quelque chose à reprocher à Salah sur le sujet de la défense des salariés ? Tout au moins pendant la période où il n’a pas été accaparé par la nécessité de devoir se défendre au sein du syndicat, ce qui est fort regrettable.

– La CGT accepte tout travailleur et toute travailleuse indépendamment de ses différences de sexe ou d’orientations, de ses opinions politiques, idéologiques ou religieuses : est-ce que quelqu’un ici présent à quelque chose à reprocher à Salah sur ce point [il est reproché à Salah de ne pas prendre au vote de motions concernant l’IVG ou les thématiques LGBT, qu’il estime hors champ syndical] ? Salah aurait-il refusé de défendre une ou un collègue pour une de ces raisons ?

– Salah aurait-il attaqué ou insulté un ou une des camarades de la CGT sur cette base ?

– A l’inverse, est-ce que Salah peut considérer qu’il a été attaqué, diffamé ou humilié à cause de ses origines, de ses opinions politiques ou religieuses [5] ?

Voilà à mon avis, les seules questions que nous devrions aborder aujourd’hui en toute objectivité, sans vouloir imposer ses propres préjugés et en étant prêt à reconnaître que la question qui nous réunit ici a dépassé les limites de l’acceptable et nécessite donc de chacun d’entre nous ici de faire preuve d’une capacité à réfréner ses ardeurs et à oublier ses ressentiments. Car j’ose espérer qu’il n’y a pas eu de part et d’autres de volontés malveillantes ou de manœuvres à but personnel contraires aux principes de notre syndicat. Cette réconciliation pourrait être formalisée par le vote d’une motion commune rappelant les valeurs et principes fondamentaux de notre syndicat.

2. Intervention finale

Je vais être assez bref, car beaucoup de choses ont déjà été dites mieux que je n’aurais pu le faire, car même si j’ai lu le dossier attentivement, Salah le connait mieux que moi.

S’il peut sembler y avoir contradiction entre ce que je dis et ce qu’il dit, c’est parce que je parle à partir d’un autre niveau : pour ma part, je ne parle pas à partir de ce syndicat départemental CGT Éducation, que je ne connais pas mais dont j’ai entendu parler dans d’autres départements, même s’il s’agit de rumeurs et d’échos indirects. Mais en revanche, j’ai le souci de la CGT en tant que telle, et des vagues que cette affaire peut créer loin de ce département. Il faut quand même se rendre compte qu’il y a beaucoup de syndiqués à la CGT, ou de non-syndiqués qui suivent ce que fait la CGT qui pourront avoir d’autres opinions, qui ont déjà d’autres opinions. Peu importe s’ils ont raison ou tort, la question n’est pas là. Mais le danger de clivage, le danger de tension, le danger de scission, le danger de conflit visible, public, ça c’est un vrai danger, que vous pouvez mesurer, que vous devez mesurer. Parce que tôt ou tard, tout cela peut se retourner contre votre section départementale, de la part d’autres syndicats d’enseignants, voire d’autres syndicats CGT, voire d’autres syndicats non-CGT, et aussi de l’opinion publique, surtout que la question de la Palestine évolue très vite. Certes, la France est en retard sur l’évolution du monde et du monde occidental : par exemple, en Angleterre, on a 81 villes qui ont manifesté, et à Londres, on a eu 1 million et demi de manifestants. Mais tôt ou tard, cette vague, qui commence à arriver en France, va y arriver pour de bon. Et ce qui était utilisé comme argument contre Salah et d’autres (Jean-Paul Delescaut, etc.), ça va revenir. Et ceux qui, après le 7 octobre, ont suivi plus ou moins le médiatiquement correct, vont se faire attaquer demain. Ça, il faut bien s’y attendre.

Il faut avoir une vision globale, et pas seulement une vision locale. C’est un danger important au moment où notre syndicat, la CGT, n’est pas en position de force, où le dernier Congrès de la CGT n’a pas été très unanime, et où les clivages sont quand même assez forts – sur des questions de classe, sur la FSM, sur l’OTAN, sur l’Ukraine, sur la Palestine et Israël, et la solution à un ou deux Etats, etc. Il y a plein de problèmes, sans parler des problèmes sociaux, des problèmes du capitalisme, etc. Il faut bien se rendre compte de ça. Je fais appel à votre souci de responsabilité, pour que le projecteur ne soit pas mis sur votre section syndicale. Il y a d’autres régions, d’autres syndicats et d’autres forces en France qui ne nous sont pas favorables, et même à l’intérieur de la CGT, certaines n’ont pas les mêmes opinions. On a le droit d’avoir les opinions qu’on veut, mais il faut faire attention à ne pas faire de vagues, des deux côtés.

Je ne dis pas que Salah est irréprochable : d’après ce que j’ai vu, il a aussi ses émotions, qu’on peut considérer comme saines ou malsaines, peu importe. Mais pour moi, ce qui compte, c’est le résultat, ce n’est pas un jugement émotionnel, même si je peux sembler émotif. Mais d’une façon générale, ceux qui ont pris la défense de Salah, et je suis loin d’être le seul. Il faut savoir qu’en France, il y a 650 personnes qui sont mises en examen sur la question de la Palestine, il n’y a pas que Delescaut. Et il y a déjà eu des peines de prison, pour le moment avec sursis. Il y a déjà eu des peines de prison : il faut que vous mesuriez cela. Si demain quelqu’un va en prison, est-ce que cela ne rejaillira pas sur le syndicat ? Il faut que vous y pensiez aussi.

En ce qui concerne les questions sociétales, il faut faire la différence entre ce qui est le fondement de la CGT et ce qui est le fondement d’associations, de partis politiques, etc., qui sont tout à fait légitimes par ailleurs. Mais à la CGT, la question qui se pose, ce n’est pas de savoir si on approuve ou pas l’IVG, etc. On a le droit, évidemment, que ce soit à titre individuel ou collectif, d’avoir ses opinions. Mais la vraie question est celle-ci : si un homosexuel, si une femme, si un islamophobe, si un musulman ou un chrétien pratiquant, etc., se voient attaqués sur le droit du travail, est-ce que la CGT va les défendre ? Est-ce que Salah va défendre un homosexuel accusé sur des questions de travail ? C’est ça la vraie question, c’est ça le fondement. Ce n’est pas de savoir si on est ceci ou si on est cela, c’est la question de savoir si, en tant que travailleurs, on passe par-dessus ses convictions pour défendre le salarié en question, quelles que soient ses convictions. C’est ça la question. Pour le moment, je n’ai pas l’impression que Salah se soit opposé à la défense des femmes, des homosexuels, et peut-être demain d’islamophobes qui seraient accusés à tort sur des questions de droit du travail. Je ne dis pas que l’islamophobie est une bonne chose, mais un islamophobe qui est accusé sur un dossier du travail doit être défendu. Cela ne veut pas dire qu’on approuve ses opinions, ce sont deux choses différentes. Les fondements de la CGT, c’est ça : on défend tous les travailleurs, indépendamment de leurs opinions politiques, religieuses, idéologiques, etc., y compris quand on ne les partage pas. Jusqu’à un certain point, évidemment : je sais bien qu’il y avait un candidat à des élections dans je ne sais plus quel département, qui était au Front National, et qui a mis explicitement son appartenance à la CGT dans ses tracts de campagne, et cela, c’est illicite, c’est contraire aux Statuts. Il n’avait pas à mêler la CGT à sa campagne électorale : il a été exclu pour cela, et c’était justifié. Mais avec Salah, nous ne sommes pas dans ce cas de figure.

Il faut donc penser à cela, réfléchir aux conséquences qu’aurait une exclusion de Salah, et ne pas réfléchir uniquement au niveau local. C’est un travers qu’on a tous : je suis syndiqué comme vous, et je suis plus proche du combat syndical dans mon établissement ou dans ma région que de ce qui se passe à Brest, par exemple ; et je suis plus proche de ce qui se passe à Brest que de la violation des droits syndicaux, je dis cela au hasard, au Népal. Mais il faut essayer de s’élever au-dessus du niveau local et de voir les choses à l’échelle globale : c’est ce qu’on appelle l’internationalisme, et c’est pour le coup un fondement de notre syndicat, par rapport à d’autres syndicats qui le sont moins ou qui sont censés l’être mais ne le sont pas pour autant.

Effectivement, les émotions, elles sont utiles, mais il faut les canaliser. On peut accuser Salah de ne pas les avoir canalisées, mais vous qui l’attaquez, est-ce que vous les avez canalisées de votre côté ? Sans rentrer dans les opinions des uns et des autres, c’est quand même plus facile d’être à 20 que d’être tout seul. Et dans les émotions, il faut prendre ça en compte, n’importe quel psychologue le soulignerait. C’est l’humain, tout simplement. Admettons qu’il ait eu totalement tort, Salah : il était tout seul. Et donc ses émotions sont d’autant plus fortes. Ça c’est un point que la partie « la plus forte » par le nombre doit prendre en compte. Il faut aussi réfléchir à ça. Je comprends très bien qu’on ait des émotions, et heureusement qu’on a des émotions : si on rentre dans un syndicat, c’est aussi parce qu’on a des émotions. Sauf qu’il faut apprendre à les canaliser et à se maitriser, des deux côtés.

Nous vivons une époque difficile depuis une trentaine d’années avec la victoire du néolibéralisme. Il faut parler de victoire malgré tout, et c’est très dommage. C’est l’émotionnel qui prend le dessus : il n’y a qu’à ouvrir n’importe quel journal télévisé, ce n’est que de l’émotionnel qu’ils nous déversent, pas du rationnel. Nous, notre rôle, c’est de rétablir le rationnel, avec les difficultés dues au fait que nous vivons dans une société complètement émotionnelle, ce qui est évidemment au service des classes dirigeantes, vous le savez très bien.

Soit dit en passant, il a été question de la Palestine, et je vous conseille, pour s’éloigner du 7 octobre mais cela vous y fera revenir, de lire l’article de Karl Marx pour le New York Herald Tribune au moment de l’insurrection des Cipayes en Inde. Lisez-le, et peut-être que vous réfléchirez autrement sur ce qui s’est passé le 7 octobre. Lisez-le, c’est un conseil que je vous donne : ça vous permettra de faire baisser la pression et les émotions. Marx, on peut en penser ce qu’on en veut, mais côté jugement froid et analytique, il est quand même notre père fondateur, si je puis dire.

Dernier point sur lequel je terminerai, on a parlé de stalinisme et de purges : on ne va pas réécrire l’histoire et réduire ça à la personne de Staline, mais je tiens à souligner une chose : les dirigeants soviétiques, dans les années 1930, ils ont gagné tactiquement. Ils ont obtenu tout ce qu’ils voulaient. Je parle de ceux qui étaient à la tête de la répression et qui faisaient des purges. Même si ces purges se sont ensuite retournées contre eux, ils ont gagné tactiquement. Mais nous, on en paie le prix stratégiquement, aujourd’hui. Faites donc attention à faire la différence entre la tactique et la stratégie, parce qu’un succès tactique peut aboutir à une défaite stratégique. Et je ne parle pas de défaite stratégique pour vous, ou pour moi, etc. Ce sera une défaite stratégique pour la cause que nous servons tous, ou que nous sommes censés servir. Le compromis, aussi difficile soit-il, c’est à cela que je vous appelle. Je sais que c’est difficile pour vous, je ne sais pas ce que vous pensez de tout ce que je viens de dire, mais faites attention, faites très attention : si on essaie de s’élever au-dessus de nos petites personnes, de notre petit syndicat, et qu’on considère les choses au niveau national…

Je ne dis pas que Salah est le centre de la France, loin de là. Mais comme je vous l’ai dit, il y a 650 personnes qui sont mises en examen en France en ce moment pour « apologie du terrorisme », et il y a donc potentiellement des milliers de personnes – dont Salah – qui pourraient se retrouver mises en examen. L’opinion évolue, sur la Palestine et sur d’autres choses. D’après ce que j’ai entendu, les manifestations locales ne sont pas les mêmes qu’à Paris, mais à Paris, on entend déjà des slogans bien différents de ceux qu’on entendait en novembre dans les manifestations pour la Palestine. L’opinion bascule, et la solution à deux Etats commence à prendre l’eau, cela est évoqué en Angleterre et dans le monde entier. La critique et la dénonciation du Hamas sont fausses, car il y a 12 organisations de Résistance palestinienne qui fonctionnent ensemble, parmi lesquelles deux organisations marxistes-léninistes et des organisations laïques, qui se battent main dans la main aux côtés du Hamas. Que ça plaise ou non, il faut le savoir. On n’est plus dans le discours « Hamas, Hamas, Hamas… » Ça c’était en novembre. Essayons de voir plus loin.

Je m’arrêterai là, et je vous remercie de m’avoir écouté.

3. Commentaires sur la procédure

Le CSD qui s’est tenu dans la matinée du vendredi 12 avril 2024 s’est passé de façon plutôt insolite :

– nous avons présenté notre point de vue et soulevé plusieurs questions

– les partisans de l’exclusion (le Bureau) ont présenté leur point de vue, essentiellement en lisant une déclaration préparée à l’avance, dans laquelle 6 chefs d’accusation qui justifieraient difficilement une exclusion définitive ont été énoncés sans être étayés, avec en complément la lecture de déclarations jugées problématiques de Salah sur la Palestine, les écoles confessionnelles et les thématiques IVG/LGBT

– la salle a pu émettre des observations

– nous avons eu le mot de la fin.

Mais à aucun moment la discussion prévue, et même attendue au vu des enjeux, n’a pu avoir lieu. Salah L. a protesté contre cette procédure qui le privait de toute opportunité de débat contradictoire, indispensable pour éclaircir les points de litige. Il a demandé à ce qu’elle soit au moins soumise au vote, et elle a été adoptée à l’unanimité moins sa voix. Mes questions sur les capacités et activités de défense des travailleurs par Salah L. et son impartialité à le faire sont donc restées sans réponse : or, elles touchaient aux problèmes fondamentaux qu’on devrait poser à tout militant syndical, sans s’égarer dans des questions personnelles, morales, individuelles ou émotionnelles. La question de la chronologie des faits n’a pas non plus reçu de réponse : en effet, la procédure d’exclusion a été lancée après la pétition sur la Palestine et non avant, alors que les autres divergences mentionnées étaient connues de longue date.

Un vote à bulletin secret a conclu cette succession de monologues : 29 voix ont voté pour l’exclusion, 1 voix contre, 1 abstention. Cette section CGT compte environ 160 syndiqués, donc environ 1/5e étaient présents.

Salah L. est reparti avec sa notification d’exclusion, qui était pré-imprimée. Une procédure d’appel est en cours.

Bruno DRWESKI

 

Notes

[1] Le grief capital formulé contre Salah lors de la réunion du 10 novembre où ses camarades ont essayé de le forcer à démissionner est d’avoir écrit ceci sur le groupe Whatsapp de la section locale CGT Education, le 4 novembre :

« Je viens de lire le dossier Gaza de la revue nationale de la CGT, et je suis vraiment consterné.

L’histoire se souviendra de tous ces ‘amis’ de la Palestine qui rivalisent de zèle pour répandre la propagande de l’armée israélienne sur les massacres du Hamas qui ont tué des centaines de femmes et d’enfants, alors même que les données disponibles le réfutent, et lui servent de couverture dans son génocide bien réel, tout en répandant insidieusement le cliché raciste selon lequel les Palestiniens, comme tous les Arabes, sont juste des assassins et des violeurs. Après les couveuses du Koweït, les armes de destruction massive de Saddam et le viagra de Kaddhafi, il y en a encore pour tomber massivement dans le panneau.

Le 7 octobre n’était pas un massacre mais une opération militaire qui a anéanti l’équivalent d’un bataillon de la Brigade de Gaza voire davantage, comme le montrent les seuls chiffres existants publiés à ce jour (par le journal israélien Haaretz), qui indiquent bien qu’au moins la moitié des tués Israéliens étaient des soldats (dont de nombreuses femmes, qui servent obligatoirement dans l’armée, et moins de 20 enfants).

De courageux Israéliens dénoncent les mensonges de l’armée israélienne qui font un amalgame délibéré entre militaires, colons/miliciens surarmés et civils, et accusent Tsahal d’avoir délibérément sacrifié ses civils en masse plutôt que de les laisser tomber vivants entre les mains du Hamas (doctrine Hannibal, officielle et bien connue). En voici un exemple parmi tant d’autres.

Je compte écrire un courrier à la CGT nationale pour dénoncer leur position honteuse. »

On lui a également reproché d’avoir affirmé ce jour-là, en réponse à un camarade qui lui reprochait de ne pas participer aux manifestations pour la Palestine, qu’il n’irait plus à ces rassemblements. Voilà ce qu’il a déclaré :

« Quant à ce que je fais ou ne fais pas pour la Palestine, c’est en cohérence avec mes principes. J’ai assisté à la première manif et entendu la plupart des intervenants rivaliser de zèle dans leur condamnation des ‘atrocités du Hamas’ comme si tout avait commencé de là, on ne m’y reprendra pas. »

Bien que les membres du Bureau aient affirmé que la procédure d’exclusion « n’est pas, comme Salah le soutient, en lien avec ses positions concernant la Palestine », les extraits en gras figuraient dans leur courte intervention pré-rédigée lue au CSD du 12 avril.

[2] Parmi les 6 chefs d’accusations « officiels » retenus contre Salah, le premier est d’avoir diffamé les membres du Bureau (« diffamation de l’ensemble des membres du Bureau »), en les accusant, en interne, de le mettre à l’écart et de le discriminer sur la base de son appartenance ethnique et/ou religieuse et de ses convictions idéologiques et politiques, et le second grief est d’avoir menacé, en cas d’exclusion, de rendre publics les éléments de son « procès » qui comprennent ces accusations (« menace de rendre publics des propos diffamatoires »).

[3] Le troisième chef d’accusation retenu contre Salah est d’avoir formulé une « demande stigmatisante sur l’origine d’un membre du Bureau » : quand, face à son affirmation qu’il était le seul arabo-musulman élu au Bureau, les autres membres l’ont informé que cela était faux, car une autre élue au Bureau était de confession musulmane, il a répondu qu’elle n’était pas Arabe pour autant qu’il sache. Telle est la « demande stigmatisante » gravissime jugée digne de figurer dans la liste des griefs méritant une exclusion définitive du syndicat. « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage », dit le fameux proverbe, mais à défaut de pathologies mortelles, une simple quinte de toux peut faire l’affaire entre gens de bien…

[4] Le quatrième chef d’accusation retenu contre Salah est « utilisation à des fins personnelles du fichier ‘Adhérents’ du syndicat ». Il a en effet utilisé un fichier comportant les adresses mail des syndiqués pour leur adresser la totalité des pièces du dossier en amont du CSD, tant les siennes que celles de la partie adverse. Lorsque la procédure d’exclusion avait été votée, il avait été convenu que tous les documents seraient adressés par courriel aux syndiqués pour qu’ils aient le temps d’en prendre connaissance. Le Bureau a ensuite décidé qu’ils seraient uniquement consultables en se déplaçant à la Maison du peuple. Salah a donc pris l’initiative de les adresser lui-même aux adhérents.

[5] En plus d’être mis de côté et empêché de participer aux activités du Bureau bien avant le 7 octobre et la pétition, Salah a été victime de plusieurs calomnies : on l’a notamment accusé d’avoir traité de « mécréant » un des membres du Bureau durant la réunion du 10 novembre, ce qui le faisait passer pour un extrémiste religieux et facilitait la procédure d’éviction. Aucun des 8 autres membres du Bureau présents durant la réunion en question n’ayant accepté de témoigner quant à la réalité de cette accusation, ce qui revenait à la confirmer tacitement, et la Commission exécutive de la CGT Education ayant elle aussi refusé de tirer cela au clair (alors qu’il suffisait de poser la question), Salah a diffusé en interne, via un lien Youtube non répertorié, un enregistrement complet de ladite réunion, qui démontrait qu’il s’agissait d’une calomnie. Cela a entrainé l’ajout de deux griefs supplémentaires à son encontre sur la liste : « enregistrement illicite d’une réunion de Bureau » et « diffusion de cet enregistrement, notamment sur YouTube ». De plus, l’avocat de la CGT Education lui a adressé une mise en demeure l’informant « qu’il s’agissait d’une réunion privée interne au syndicat et que l’article 226-1 du Code Pénal punit d’un an d’emprisonnement et 45.000 € d’amende le fait de capter, enregistrer ou transmettre, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel  » et l’invitant « à retirer sans délai la publication réalisée sur le réseau social [Youtube] ci-dessus évoqué  », tout en lui annonçant une convocation policière. L’intimidation judiciaire n’est pas l’apanage de la Macronie…