Cet article fait partie de la série « 50 ans après : Vive la Révolution des Œillets » que PRESSENZA publie en mars et avril 2024. La « révolution des Œillets » de 1974-1975 a apporté la liberté aux Portugais après 48 ans de fascisme et l’indépendance aux colonies portugaises d’Afrique après 500 ans de domination impériale.Les articles de cette série peuvent être lus ici : en français, en portugais
(Photo du blog https://medium.com/@cmatosgomes46)
Carlos Matos Gomes est l’un des officiers militaires et historiens les plus respectés de la guerre coloniale. Il est né en 1946 à Ribatejo, au Portugal. Sa carrière militaire a débuté en 1963. Il a servi pendant la guerre coloniale au Mozambique, en Angola et en Guinée dans les troupes spéciales des Commandos. En Guinée, il a été l’un des fondateurs du mouvement des capitaines et a participé au premier comité de coordination du Mouvement des forces armées (MFA). Militaire actif jusqu’en 2003, il est actuellement colonel de réserve. Depuis 1982, il mène également une carrière littéraire sous le pseudonyme de Carlos Vale Ferraz. Matos Gomes écrit régulièrement sur ce blog.
Dans l’interview qu’il a accordée à PRESSENZA le 28/3/2024 par vidéoconférence, j’ai apprécié sa connaissance approfondie du 25 avril et de la révolution des œillets, mais aussi le calme et la diplomatie avec lesquels il aborde les sujets les plus difficiles et les plus controversés.
Le texte de l’interview, présenté ci-dessous, a été légèrement raccourci à certains endroits. L’interview complète peut être visionnée en vidéo ici, ou à la fin de cet article.
La question coloniale au cœur du coup d’État militaire du 25 avril 1974
Pressenza : La question coloniale était au cœur du coup d’État du 25 avril 1974 contre le régime fasciste du Portugal, car les militaires savaient mieux que quiconque qu’ils ne pouvaient pas gagner les guerres contre les mouvements de libération en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau.
Il y a beaucoup d’humanistes et de pacifistes parmi nos lecteurs. À la fin des années 1960, j’ai moi-même fui le Portugal en tant que réfractaire, c’est-à-dire en tant qu’objecteur de conscience, parce que je refusais de rejoindre les troupes portugaises qui défendaient le colonialisme en Afrique.
Question : Comment un militaire comme vous, colonel, qui à l’époque combattait en Guinée en tant que capitaine, a-t-il pu « basculer dans le camp adverse » du jour au lendemain et passer de la défense à l’opposition au colonialisme, après avoir participé à la préparation et à l’exécution du coup d’État du 25 avril et avoir fait partie du MFA (Mouvement des forces armées), qui a exécuté le coup d’État et dirigé le pays pendant plusieurs années ?
Matos Gomes : Merci beaucoup de me donner l’occasion de parler du 25 avril au Portugal et des grandes transformations politiques, stratégiques et sociales qui ont eu lieu au Portugal, mais aussi dans le monde, à la suite de ce coup d’État des capitaines portugais. La question coloniale a été au cœur de la politique portugaise depuis le XIXe siècle, lorsque les accords de colonisation de la conférence de Berlin de 1884-85 [où l’Afrique a été divisée entre les puissances européennes] ont été signés. Le colonialisme a été au centre de la politique européenne depuis lors jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. La décolonisation n’a eu lieu qu’après la défaite de l’Europe lors de cette guerre mondiale. Le Portugal était la seule puissance coloniale qui n’était pas également une puissance industrielle. Il n’utilisait donc les colonies que pour leur souveraineté et leurs valeurs d’échange, en tant que « matières premières » dans ses relations internationales, surtout en période de difficultés. Notre régime a ressenti le besoin de conserver les colonies mais, d’un autre côté, il y avait le droit général des peuples – reconnu après la Seconde Guerre mondiale – de choisir leur propre destin. La prise de conscience de ma génération et des capitaines d’avril a été un processus d’apprentissage continu qui a suivi de près la prise de conscience de la société en général.
Plus d’un million de jeunes Portugais ont fui la guerre coloniale, ce qui nous a fait prendre conscience de son inutilité.
P : Cela montre que les gens ne sont pas seulement bons ou mauvais, mais qu’ils apprennent aussi. Mais ce changement d’attitude des militaires en avril 1974 était-il plus rationnel, c’est-à-dire parce qu’ils sentaient qu’ils ne pourraient pas gagner les guerres, ou était-il aussi émotionnel, parce qu’ils ont décidé d’être solidaires de la cause des mouvements de libération qui luttaient pour l’indépendance ?
MG : Il s’agit avant tout d’une prise de conscience rationnelle. Quand les militaires partent en guerre, ils prennent leurs décisions de manière rationnelle. Ce qui était irrationnel, c’était la position du régime. La décision des capitaines en avril 1974 de renverser le régime et les préparatifs de ce renversement étaient également rationnels.
P : Mais les capitaines avaient-ils également l’intention, à l’origine, de donner l’indépendance aux colonies, ou voulaient-ils simplement résoudre le problème de la guerre, c’est-à-dire arrêter la guerre, trouver une sorte de compromis ?
MG : Le mouvement militaire qui a déclenché le coup d’État n’était pas un mouvement unitaire dans ses objectifs et ses actions. Il était le résultat de l’alliance de deux visions distinctes : d’une part, celle du groupe que j’appellerais les « spinolistes » (autour du général António Spínola et de son livre « Le Portugal et le Future ») qui, en ce qui concerne la question coloniale, avait la vision de la création d’une Communauté d’États de langue portugaise ; et la ligne du Mouvement des capitaines, qui consistait à intégrer le Portugal dans le mouvement de décolonisation déjà entrepris par les autres puissances coloniales européennes, ce qui impliquait clairement la reconnaissance de l’indépendance (dans le cas de la Guinée, dont l’indépendance avait déjà été déclarée en 1973) et la négociation de l’indépendance avec les mouvements de guérilla armés qui avaient fait la guerre en Angola (MPLA, FNLA, UNITA) et au Mozambique (FRELIMO).
P : Mais même après la déclaration d’indépendance de la Guinée-Bissau, où vous étiez encore capitaine à l’époque et stationné précisément en Guinée, vous avez continué à vous battre pour que les Portugais conservent cette colonie !
MG : A l’époque, les troupes en Guinée se battaient non pas pour gagner la guerre, mais pour ne pas la perdre. En d’autres termes, pour gagner du temps afin que les pouvoirs politiques puissent trouver une solution à la guerre. Le fait qu’une telle guerre ne pouvait être gagnée faisait déjà partie de la doctrine militaire portugaise. Selon le manuel sur les guerres subversives, basé sur l’expérience des Français et des Britanniques, les guerres subversives étaient définies comme des guerres politiques imminentes. C’est pourquoi les actions pour les résoudre devaient être politiques. La rupture entre les militaires et le pouvoir politique portugais s’est produite parce que le pouvoir politique était incapable de trouver des solutions.
P : On peut donc dire que l’indépendance « prématurée » de la Guinée en 1973 a, d’une certaine manière, précipité le coup d’État du 25 avril 1974 au Portugal ?
MG : La décision politique du PAIGC [Parti de libération de la Guinée et du Cap-Vert] de déclarer l’indépendance a renforcé la position militaire que le PAIGC avait déjà réussi à imposer en Guinée en 1973, après avoir attaqué et occupé deux facilités militaires, l’une au nord et l’autre au sud du pays. Dès lors (en mai 1973), le Portugal comptait déjà environ 70 morts rien qu’en Guinée, ce qui était énorme et n’était jamais arrivé auparavant. C’était une situation très difficile à gérer du point de vue de l’opinion publique. D’autre part, après cette déclaration unilatérale d’indépendance par le PAIGC, le nouveau pays a été reconnu par environ 80 pays de la communauté internationale.
Pour les militaires portugais sur le terrain, nous étions donc dans une situation de « pré-défaite » sur le terrain, et nous étions considérés comme des forces d’occupation d’un autre territoire. La pression exercée sur les jeunes capitaines pour imposer une solution que le régime n’était pas en mesure de trouver s’en est trouvée évidemment accrue.
La révolution des œillets, pour le peuple, a commencé le même 25 avril 1974.
P : De nos jours, le 25 avril n’est célébré que comme la libération du peuple portugais du fascisme, et sa dimension anticolonialiste est omise. Le 25 avril a été une double libération ! Et on omet également la dimension véritablement socialiste de la révolution des œillets, qui a eu lieu après le 25 avril 1974 et a duré jusqu’au 25 novembre 1975. Nous avons même eu une triple dimension !
En un mot, qu’est-ce que la révolution des œillets au Portugal pour vous ? Était-ce ce que vous, colonel, encore capitaine à l’époque, appeliez la « décolonisation interne », par rapport à la « décolonisation externe » des colonies ?
MG :
Le 25 avril avait pour thème général les trois « D » : « Décoloniser, Démocratiser et Développer ».
La décolonisation est fondamentale, elle est associée au concept général de Liberté. La liberté était essentielle pour que les peuples des colonies puissent choisir leur destin, et il était également essentiel que les Portugais décident d’un modèle de société dans lequel ils pourraient vivre mieux qu’avant – ce qui est lié au développement.
Le 25 avril est arrivé à un moment de l’histoire de l’Europe et du monde où le néolibéralisme se mettait en place, et il était donc complètement « à contre-courant » des modes du « laissez-faire, laissez-passer », de l’individualisme, de la réduction du pouvoir de l’État et aussi du rôle de l’État dans la société. Et c’est ce modèle qui est en vigueur aujourd’hui et qui est reproduit, projeté et vendu par les grandes machines à produire de la pensée. Ainsi, aujourd’hui, la seule pensée est centrée sur la question de la liberté.
Le 25 avril joue un rôle décisif dans la question de la dignité, tant pour les Portugais que pour les peuples africains, mais il a aussi le grand rôle – souvent oublié – d’avoir fait entrer le Portugal dans la modernité.
Le fascisme, le salazarisme, était un régime lâche, rétrograde, presque médiéval. Mais après le 25 avril, les jeunes Portugais ont commencé à se rapprocher des jeunes Européens, et les travailleurs portugais des travailleurs du reste de l’Europe. Le 25 avril a donc rompu avec une tradition de 500 ans au Portugal – une tradition de 500 ans en dehors de l’Europe – et a réintroduit le Portugal dans l’Europe.
Elle a également joué un autre rôle important, celui de libérer des populations de deux autres dictatures qui existaient encore : la dictature espagnole et la dictature grecque. Plus tard, elle a également joué un rôle très important dans l’abolition de l’apartheid en Afrique du Sud.
Et elle a joué un rôle unique, qui est délibérément passé sous silence, à savoir que les forces armées (l’un des appareils de répression sociale les plus puissants qui soient), à un certain moment de l’histoire, sont passées de la défense des groupes oligarchiques qui avaient toujours dominé les États, à la défense des groupes populaires. Personne ne veut en parler.
P : C’était quelque chose d’unique dans l’histoire, n’est-ce pas ?
MG : Absolument !
L’ingérence des puissances étrangères depuis le 11 mars 1975
P : La révolution des œillets était en soi une révolution pacifique. J’aime à le souligner, car nous avons beaucoup de pacifistes à PRESSENZA… Dans les révolutions, il arrive souvent (presque toujours, en fait) que des puissances étrangères interviennent. Que pouvez-vous nous dire concrètement sur l’intervention des États-Unis d’Amérique, de l’Allemagne et de l’Union soviétique de l’époque dans ce processus révolutionnaire au Portugal ?
MG : L’un des facteurs de réussite du coup d’État du 25 avril a été le fait que, contrairement à ce qui se passait habituellement au Portugal, il s’agissait d’un coup d’État exclusivement militaire, c’est-à-dire qu’il n’y a pas eu d’intervention de groupes civils comme cela avait été le cas lors des tentatives de coup d’État de Humberto Delgado ou d’autres tentatives de coup d’État au Portugal après la Seconde Guerre mondiale. Le programme d’action a été défini en secret par un groupe restreint de militaires, et c’est ce qui a permis de déclencher l’action militaire à l’insu des groupes politiques – et donc des puissances étrangères auxquelles ils étaient liés.
Nous avons eu une grande liberté d’action dans les premiers jours du 25 avril, jusqu’au 11 mars 1975. Ce jour-là, des décisions ont été prises : la nationalisation des banques (ce qui était une hérésie en Europe et devenait donc inacceptable) ; une tentative de réforme agraire dans un pays dont l’agriculture était complètement ruinée. Et c’est là que l’Europe a senti le besoin d’intervenir, de couper les possibilités de ce qu’on appelle le pouvoir populaire, les organisations de base, que ce soit dans les usines, les champs ou les écoles.
Ces pressions extérieures ont culminé lors de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) qui s’est tenue à Helsinki au cours de l’été 1975. C’est là que les grandes puissances ont décidé ce que serait la révolution portugaise.
C’est là qu’a été créé un groupe de suivi de la révolution portugaise, composé de Willy Brandt (Allemagne), Giscard d’Estaing (France) et James Callaghan (Royaume-Uni), qui représentaient les trois grandes puissances européennes, et c’est là aussi que le rôle de l’Union soviétique a été négocié avec le président Gerald Ford (États-Unis). Tous ont fini par dire plus ou moins ceci : « Eh bien, le Portugal doit avoir un modèle politique identique à celui des autres pays européens ».
Et c’est cette recomposition qui a eu lieu avec le coup d’État du 25 novembre 1975, en quelque sorte un habillement forcé dans un costume « prêt-à-porter ». Ce jour-là, la situation s’est recentrée à la suite d’une intervention internationale.
P : Il y a donc eu un complot entre les puissances européennes, et de celles-ci avec l’Union soviétique ! Mais l’Union soviétique était-elle vraiment d’accord pour que le Portugal soit intégré dans l’Europe occidentale, capitaliste et néolibérale ?
MG : L’Union soviétique, comme toute superpuissance, était gouvernée par des raisons stratégiques et non par des doctrines. Ce n’est pas une question de foi, de bonté ou de méchanceté ; la politique ne peut être conciliée avec la morale. L’Union soviétique savait clairement que le Portugal était la frontière occidentale de l’Europe, qu’il s’agissait d’une base américaine. Et ce qui était négocié en 1975 était un traité de coopération et de bonnes relations entre les deux grands blocs. Ni les États-Unis ni l’Union soviétique ne voulaient donc risquer une crise mondiale à cause d’un petit pays comme le Portugal. C’est pourquoi ils ont trouvé un compromis le 25 novembre : « maintenons une démocratie bourgeoise et néolibérale au Portugal », n’effrayons pas l’Espagne (qui était déjà une puissance moyenne en Europe) et gardons le Portugal « sous cloche » pour éviter que le « virus » portugais ne s’étende à l’Espagne et peut-être au reste de l’Europe.
Le contre-coup d’État (conspiration) du 25 novembre 1975
P : Ainsi, le coup d’État du 25 novembre, qui représente pour ainsi dire « la contre-révolution » qui a mis fin à la Révolution des œillets est le résultat d’un complot international visant à définir la trajectoire du Portugal ! Par conséquent, ce ne sont pas les Portugais qui ont décidé de leur propre destin, n’est-ce pas ?
MG : Ce qui s’est passé, c’est une combinaison d’efforts entre les nouvelles forces politiques qui se sont développées au Portugal après le 25 avril et les forces internationales auxquelles elles étaient liées. Cela apparaît clairement dans le cas du parti socialiste de Mário Soares, du parti communiste, de Freitas do Amaral et de Sá Carneiro (liés aux démocraties chrétiennes et aux partis conservateurs d’Europe, qui avaient moins d’importance au Portugal à l’époque).
Le grand effort de toutes ces forces, à partir de l’été 1975, a été de « partitocratiser (compartimenter) » toute la représentation politique, c’est-à-dire de détruire toutes les structures ou possibilités de représentation populaire directe, et de formaliser la représentation exclusivement par les partis politiques, qui sont des machines facilement contrôlables, alors que les mouvements populaires sont plus spontanés et donc plus imprévisibles.
Et c’est cette combinaison qui perdure encore aujourd’hui : jusqu’à l’intégration européenne, la représentation du Portugal dans les grands conflits internationaux, la participation aux grandes organisations comme les Nations unies, l’OTAN et, plus tard, l’Union européenne.
P : Et le 25 novembre, ce coup d’État réalisé pour isoler l’extrême gauche (à gauche du Parti communiste portugais PCP), était-il un coup monté, et non un coup d’État pour faire avorter – comme on l’a dit à l’époque – un autre coup d’État que préparait cette même extrême gauche pour prendre le pouvoir dans son intégralité ?
MG : Nous savons qu’en politique, il n’y a pas de hasard ni d’improvisation.
Le processus qui a conduit au 25 novembre et les justifications qui ont été données sont curieusement les mêmes que celles qui ont toujours été données pour les interventions de l’Occident, en l’occurrence des États-Unis, pendant la guerre froide, à savoir qualifier tous ceux qui ne sont pas d’accord avec la ligne officielle de « communistes » ou de servir les communistes, même si c’était complètement faux.
C’est ce qui s’est passé, par exemple, avec la République Dominicaine, avec les grecs en lien avec la Yougoslavie, avec des dirigeants africains comme ceux du Congo qui ne faisaient que lutter pour leur indépendance et qui ont donc été remplacés, etc. Le « croque-mitaine communiste » est une forme de propagande qui a également été utilisée ici au Portugal, et qui n’est pas nouvelle. Mais, une fois de plus, elle a fonctionné dans les grands médias, qui sont des moyens de manipuler et de façonner l’opinion publique.
P : Avant le 25 novembre, il n’y a donc pas eu de coup d’État planifié par l’extrême gauche ?
MG : Il n’y a pas eu de commandement ou de direction, pas de plan, et encore moins de déploiement de troupes pour réaliser un tel coup. Ce sont des choses qui n’ont jamais existé !
P : Il s’agit donc de quelque chose de fabriqué…
MG : … clairement fabriqué, lorsque le chef d’état-major de l’armée de l’air portugaise a rassemblé tous les avions de l’armée de l’air sur une seule base de l’OTAN, à Cortegaça (Ovar) entre Aveiro et Porto, et aussi lorsque des troupes ont été engagées pour les Comandos (anciens combattants coloniaux, qui ont exécuté la partie la plus visible du 25 novembre).
P : Cette tactique a été utilisée systématiquement à l’époque : il y a eu trois situations similaires pendant la période révolutionnaire dans lesquelles la droite – et en partie l’extrême droite – a inventé un prétendu « coup d’État » planifié par la gauche afin d’intervenir militairement contre la révolution des œillets : c’était le 28 septembre 1974 (par l’intermédiaire de Spínola), c’était le 11 mars 1975 (toujours par l’intermédiaire de Spínola) et c’était le 25 novembre 1975 (par l’intermédiaire de l’aile la plus modérée du MFA et des hommes politiques qui avaient à l’époque le plus de relations internationales). Est-ce vrai ?
MG : Je pense que c’est la vision correcte du processus politique portugais du 25/4/1974 au 25/11/1975.
À partir du 25 novembre, nous avons été intégrés dans l’aile la plus conservatrice – ou la plus suiviste – des politiques économiques, financières et sociales de l’Europe.
P : Et qui a organisé les incendies criminels des sièges du Parti communiste portugais PCP dans tout le pays pendant le chaud été de 1975 ?
MG : Les actions de ces mouvements terroristes – comme le MDLP (Mouvement démocratique pour la libération du Portugal) – ont servi à déstabiliser un processus. Sur le plan interne, ils avaient le soutien de l’Église catholique et des anciens membres de l’Union nationale colonialiste [parti unique à l’époque du fascisme], et ils ont également été vaincus le 25 novembre. Ces mouvements sont apparus à la fin du mois de septembre 1974, après la démission de Spínola, et ont curieusement bénéficié de l’aide des dictatures espagnole et brésilienne. À l’intérieur du pays, le soutien idéologique, logistique et organisationnel est venu de l’Église catholique dans le nord du pays et, sur le plan financier, des grands banquiers portugais, notamment António Champalimaud. Le MDLP visait à restaurer le colonialisme portugais et à soutenir l’apartheid en Afrique du Sud.
Des alternatives gâchées
P : Il est dommage que le Portugal ait été limité à cette alternative européenne. Car jusqu’au 25 avril 1974, le Portugal était surtout tourné vers les territoires d’outre-mer, c’était un pays maritime. Il avait encore ses colonies, et il y avait aussi le Brésil, qui était déjà indépendant depuis longtemps. Avec le 25 avril, le Portugal a littéralement implosé et alors, au lieu de maintenir ou de rétablir des relations avec ses anciennes colonies pour construire un espace économique et culturel lusophone dans le monde, il a fini par entrer purement et simplement dans cette « maison de retraite » où sont abritées toutes les anciennes puissances coloniales de l’Europe !
MG :
La peur que les élites portugaises avaient du monde, qui était fondamentalement la peur que ces élites avaient des Portugais, a fait qu’elles ont cherché à être au service des grands espaces, d’abord l’espace nord-américain, puis l’espace européen.
Cela a conduit le reste du monde, qui n’est pas subordonné à cet ordre, à conclure que le Portugal ne représentait plus rien de spécifique – et ils ont donc cessé de considérer le Portugal pour leurs politiques. Pourquoi l’Angola ou le Brésil auraient-ils une relation privilégiée avec le Portugal si notre politique étrangère est celle des États-Unis, notamment en ce qui concerne les grands conflits ? C’était comme ça en Serbie, en Irak et en Libye, c’est comme ça en Ukraine et à Gaza, et c’est aussi comme ça au Mali, où le Portugal ne représente que les intérêts de la France et de l’Union européenne.
Tous ces pays ont des lignes directes avec les centres du monde, que ce soit à Washington ou à Bruxelles, et le Portugal est un petit pion sans valeur particulière dans les relations internationales.
Je dis souvent qu’il y a deux ministères au Portugal qui sont parfaitement dispensables : le ministère des affaires étrangères et le ministère de la défense nationale. N’importe quel secrétaire pourrait résoudre les problèmes par téléphone : pour les questions de politique étrangère, adressez-vous aux États-Unis ou à Bruxelles, et pour les questions de défense, adressez-vous directement au siège de l’OTAN !
P : Le MFA a décidé – consciemment ! – de ne pas persécuter, arrêter ou poursuivre les dirigeants de l’ancien Estado Novo fasciste, préférant les envoyer en exil et garder le silence sur leurs crimes. Nous n’avons pas non plus mis en place de « Commission vérité et réconciliation » au Portugal, comme l’a fait l’Afrique du Sud après l’abolition de l’apartheid… Cette absence de débat public sur le passé, cette incapacité à traiter les traumatismes causés par le fascisme, n’ont-elles pas facilité, plus tard, la remontée de l’extrême droite au Portugal sans trop de difficultés, comme nous l’avons déjà vu lors des élections du mois dernier ?
MG : J’ai défendu l’idée que nous aurions dû procéder comme nous l’avons fait.
Parce que je ne crois pas aux jugements de l’Histoire : le jugement de l’Histoire est toujours le jugement du vainqueur sur le vaincu, et cela ne change rien, c’est-à-dire que l’on va discréditer toujours la justice.
Les procès de Nuremberg n’ont eu aucune pertinence dans l’après-guerre ; même le procès des nazis par les juifs n’a rien changé à la structure de pensée de l’État d’Israël, ni réduit la violence, comme nous l’avons vu. Il y a quelque chose dans la nature humaine qui fait que les groupes sociaux agissent en fonction de leurs intérêts circonstanciels. La justice est toujours circonstancielle.
Ce que nous devons faire, c’est étudier les situations, mais d’une manière correctement encadrée et contextualisée. Et cela passe par l’éducation et des changements politiques concrets. Faire juger d’anciens dirigeants serait passionnant et rentable pour les médias, mais cela ne serait pas plus efficace que si, des années plus tard, ces personnes se présentaient encore comme des victimes. C’est ce qui se passe actuellement avec ces mouvements populistes. Les mouvements populistes n’émergent pas du fait que nous ne comprenons pas ce qui s’est passé dans le nazisme : ce qui se passe, c’est une répétition des conditions permettant à certains groupes sociaux d’entrer dans des phases de désespoir et d’irrationalité.
Faire face à ces nouveaux mouvements est difficile, et la société démocratique doit y faire face – mais pas avec l’idée qu’ils surgissent parce que leurs grands-parents n’ont pas été jugés. (…)
Heureusement, il existe de nombreux ouvrages publiés sur les crimes passés, mais malheureusement il y a très peu de lecteurs pour ces ouvrages, il y a peu d’accueil pour eux :
il y a des groupes sociaux qui suivent notre génération qui se sont déconnectés de l’Histoire et vivent leur présent comme s’il n’y avait ni passé ni avenir. C’est la question qui m’inquiète le plus : le fait que des gens sont impulsifs et vivent dans l’immédiat.
P : Dernière question : en 1975, juste avant que les dernières colonies portugaises ne déclarent leur indépendance, il y avait environ un demi-million de « rapatriés » (personnes principalement d’origine portugaise) qui revenaient d’Afrique au Portugal, ayant choisi à l’époque de conserver leur nationalité portugaise plutôt que d’acquérir une nouvelle nationalité africaine. Comment ces rapatriés ont-ils influencé par la suite la société portugaise, tant positivement que négativement ?
MG : Certains d’entre eux n’étaient même pas des rapatriés, ils n’étaient jamais venus au Portugal auparavant…
Lorsque la guerre a commencé en Angola, il n’y avait là-bas qu’environ 80.000 colons d’origine portugaise, et environ 35.000 au Mozambique. Et ce n’est que pendant la guerre que le nombre de colons a augmenté de manière significative, de sorte que ces derniers étaient pour la plupart d’origine récente et n’avaient encore que des racines très superficielles dans ces terres.
C’est pourquoi, lorsqu’ils sont rentrés au Portugal, ils ont apporté avec eux une expérience de redémarrage de la vie qui a été très importante : ils ont reproduit à leur retour l’expérience qu’ils avaient acquise lorsqu’ils étaient allés dans les colonies. Et ils ont introduit de nouveaux facteurs de dynamisme politique et social, et même de comportement, ici au Portugal.
Mais il y a aussi un autre aspect important, qui est celui du ressentiment : ils avaient espéré recommencer une vie meilleure dans les colonies, et cet espoir a été tronqué avec la décolonisation, de sorte qu’ils ont eu tendance à blâmer le régime (qui avait permis l’indépendance) pour la perte de leurs rêves et leurs biens.
C’est pourquoi ils ont réagi en soutenant des mouvements qui étaient en quelque sorte favorables au colonialisme. Je pense cependant que les phénomènes actuels de radicalisme d’extrême droite au Portugal ne sont pas basés sur ces groupes, notamment parce qu’une ou deux générations ont passé. La génération des rapatriés s’est relativement bien intégrée dans la société portugaise.
L’émergence et le développement des mouvements d’extrême droite sont aujourd’hui dus à la situation interne en Europe, et aussi aux États-Unis. Cela a à voir avec le fait qu’il n’y a pas d’espoir, qu’il n’y a pas d’utopie pour laquelle il vaut la peine de se battre. Les gens se replient sur eux-mêmes et cherchent refuge dans leur communauté et dans ce qu’ils connaissent le mieux, c’est-à-dire le conservatisme : la peur des autres, la peur de l’ouverture, la peur du risque. Disons que ce sont des actes de « lâcheté » !
P : Merci beaucoup, Monsieur le Colonel, pour cette intéressante interview !
MG : Tout le plaisir a été pour moi !
Vidéo (50 min.) avec l’interview complète du colonel Matos Gomes par PRESSENZA :
Traduction, Evelyn Tischer