L’ouvrage de Romain Rolland, Mahatma Gandhi, paru au début de l’année 1924, est le premier en Europe à traiter de la pensée et du combat de Mohandas Karamchand Gandhi. Celui-ci, auréolé de ses premières victoires obtenues en Afrique du Sud entre 1906 et 1914 par les méthodes de l’action non-violente, est devenu, depuis son retour en Inde en 1915, le leader du mouvement pour l’indépendance de l’Inde. A partir de 1920, Romain Rolland se met à l’écoute de celui que le poète Tagore a surnommé Mahatma, « la grande âme ».

En 1920, Romain Rolland est un écrivain reconnu. Il a reçu le Prix Nobel de littérature en 1916 pour son roman Jean-Christophe. Quelques années auparavant, il a écrit une biographie de Tolstoï[1] sans avoir connaissance alors des liens épistolaires qui avaient uni le grand écrivain de la terre russe à la fin de sa vie avec celui qui allait devenir le Mahatma Gandhi. En 1914, au début de la guerre, il a publié, dans le Journal de Genève, un article retentissant, Au-dessus de la mêlée, une critique féroce de la barbarie qui sévissait en Europe et une critique sans ménagement des intellectuels qui la cautionnaient. Pour beaucoup, il est considéré comme un traître et un lâche.

Romain Rolland entend parler pour la première fois de Gandhi en août 1920. C’est un étudiant hindou du nom de Dilip Kumar Roy, originaire du Bengale et étudiant à Cambridge, en visite chez l’écrivain suisse, qui lui évoque la figure de Gandhi. Romain Rolland note dans son Journal, en date du 23 août 1920 : « Dilip Kumar Roy parle avec une grande amertume de la domination anglaise aux Indes. Il nous dépeint Gandhi, qui a une influence extraordinaire sur les Hindous. C’est un avocat de Madras, qui a renoncé à tous ses biens, il y a 7 ou 8 ans, pour se vouer tout entier au salut de son peuple, sur lequel il exerce une action magnétique. Il lui prêche la résistance passive, et le détourne des violences. La grande révolte de l’an passé a éclaté, après que les Anglais l’avaient écarté. Il est maintenant à Delhi. Il semble avoir subi l’influence des idées de Tolstoy, qui est très admiré aux Indes. »[2] Nous pouvons remarquer que Romain Rolland parle de « résistance passive » pour traduire la lutte de Gandhi, sans pour l’instant utiliser le mot « non-violence » et sans se référer au satyagraha, ainsi que Gandhi nomme sa méthode de combat. Par satyagraha, il faut entendre la force qui naît de la vérité.

En 1921, il reçoit la visite du grand poète indien, Rabindranath Tagore. Celui-ci lui parle de Gandhi et de la force des méthodes d’action qu’il a impulsées. Romain Rolland note dans son Journal à propos du peuple hindou : « Jamais il n’oppose la violence à la violence. Et sa non-résistance, qui est la force séculaire contre laquelle se sont brisées toutes les invasions, vient d’être érigée en principe d’action consciente par Gandhi. »[3] Rolland, imprégné de la philosophie de Tolstoï, traduit alors par « non-résistance » la méthode d’action que Gandhi nomme depuis plusieurs années satyagraha. Car c’est à travers la lecture des écrits philosophiques et pamphlétaires de Tolstoï[4] que Romain Rolland a découvert la « non-résistance au mal par la violence », un concept forgé par Tolstoï pour dénommer la résistance sans violence.

Correspondance avec Henri Barbusse

En 1922, alors qu’il commence à découvrir la vie et la pensée de Gandhi, Romain Rolland mettra de côté l’expression « non-résistance » qu’il juge inadaptée pour qualifier le combat de Gandhi. À l’occasion d’un échange de lettres publiques avec Henri Barbusse, sur la question des moyens d’action, il évoque cette question de vocabulaire. Contre Barbusse qui est proche du Parti communiste, Romain Rolland défend, comme il l’a fait dans son roman Clérambault (1920), l’unité des moyens avec la fin. Il ne croit pas que la fin doive justifier les moyens car il considère que « les moyens sont encore plus importants au vrai progrès que la fin »[5]. Il est persuadé que ce n’est pas la fin qui est « si rarement atteinte et toujours incomplètement » qui transforme les hommes, mais les moyens qu’ils utilisent. « Les moyens modèlent l’esprit de l’homme, ou selon le rythme de la justice, ou selon le rythme de la violence. » Et il ajoute pour marquer son choix des moyens de justice (donc sans violence) : « Et si c’est selon le rythme de la violence, aucune forme de gouvernement n’empêchera jamais l’oppression des faibles par les forts. » Romain Rolland, tout en saluant l’immense espoir que soulève la révolution russe, veut rester un esprit libre qui peut aussi porter un jugement critique sur l’idéologie communiste que défend inconditionnellement Henri Barbusse. Pour ce dernier, dénonce Rolland, tout est subordonné à la raison d’État qui sacrifie les « plus hautes valeurs morales : l’humanité, la liberté, et la plus précieuse de toute, la vérité ». À cela, Romain Rolland répond : « Je regarde comme essentiel de défendre les valeurs morales, et plus encore peut-être dans une Révolution qu’en temps ordinaire. Car les Révolutions sont l’âge de mue, où l’esprit des peuples est plus apte à changer. »

Dans sa seconde lettre à Barbusse, en date du 2 février 1922, Romain Rolland aborde à nouveau la question des moyens. Il fait part à Barbusse de son aversion pour la violence choisie contre l’oppression qui ne peut mener qu’à la « destruction mutuelle ». Rolland se fait le défenseur d’ « autres armes », au premier rang desquelles « la lutte intrépide de l’esprit » et de la raison à la manière d’un Voltaire. L’autre arme est celle de la non-violence qu’il nomme ici « non-acceptation », ainsi qu’il le fera à plusieurs reprises, comme s’il rechignait à utiliser lui-même le terme de « non-violence ». Surtout, il veut la distinguer de la « non-résistance », expression qu’il rejette désormais. « Il est une autre arme beaucoup plus puissante, écrit-il à Barbusse, et qui convient à tous, aux plus humbles et aux plus hauts ; elle a prouvé déjà son efficacité chez d’autres peuples, et l’on s’étonne qu’on n’en parle jamais en France : c’est celle qu’employèrent, chez les Anglo-Saxons, des milliers de Conscientious Objectors, – celle au moyen de laquelle Mahatma Gandhi sape actuellement la domination de l’Empire Britannique dans l’Inde, la Non-Acceptation. Je ne dis pas : la Non-Résistance ; car, ne vous y trompez pas, c’est la suprême résistance. Refuser son consentement et son concours à l’État criminel, est l’acte le plus héroïque qui puisse être accompli par un homme de notre temps ; il exige de lui, un individu, seul, en face de l’État colosse, qui peut l’étrangler, froidement, en quatre murs – il exige une énergie et un esprit de sacrifice incomparablement plus grand que d’affronter la mort, en mêlant son haleine et sa sueur d’agonie à celles du troupeau. Une telle force morale n’est possible que si l’on réveille au cœur des hommes – de chaque homme, individuellement, – le feu de la conscience, le sens quasi-mystique du divin qui est en chaque esprit, et qui a soulevé, aux heures décisives de l’histoire, les grandes races, jusqu’aux astres. »[6]

La publication de Mahatma Gandhi (1923-1924)

Cette année-là, un éditeur de Madras lui envoie un volume contenant des articles écrits en anglais par Gandhi dans son journal Young India, en lui demandant d’écrire une préface à une édition française à venir. Romain Rolland refuse d’abord, pensant ne pas être à la hauteur de cette tâche, mais il finit par accepter. Pendant plusieurs mois, en compagnie de sa sœur Madeleine qui sert de traductrice, Rolland lit et étudie les écrits de Gandhi. C’est une véritable révélation. Les lettres adressées à ses correspondants témoignent de son enthousiasme pour le personnage, ses valeurs et son action novatrice. Le 21 février 1923, il écrit à Auguste Forel : « Je connais peu de personnalités aussi grandes que cet homme qui joint le génie religieux de sa race au génie d’action de l’Europe. Il est le Maître – non pas, comme on l’a dit, de la non-résistance, ou de la résistance passive (il a horreur de toute passivité) – mais de la Résistance héroïque, sans violence, par la puissance du sacrifice de soi et de l’amour des autres. »[7] À André Suarès (27 février 1923), il écrit : « Je ne crois pas qu’il y ait au monde une plus grande âme religieuse, plus pure, plus vraie et plus modeste. Et c’est un intrépide homme d’action. Le mot de « non-résistance » qu’on lui applique en Europe, c’est bien le dernier qui lui convienne. »[8]

Au grand poète indien, Rabindranath Tagore, il confesse : « Sans partager toutes les idées de Gandhi, qui me paraissent un peu trop médiévales, j’ai conçu pour la personne même de Gandhi, pour son grand cœur brûlant d’amour, un amour et une vénération infinis. »[9] À une correspondante allemande, Anna-Maria Curtius, il écrit (19 mars 1923) : « Je viens de passer plusieurs mois à étudier ses œuvres ; c’est non seulement la plus haute conscience religieuse du monde, mais le Maître d’énergie non-violente. Il ouvre une voie de salut, au milieu de la destruction humaine. »[10] À une revue argentine, Renovacion, il écrit (18 juillet 1923) : « c’est un esprit plus haut encore, plus pur que Tolstoï et dont l’action est immense. »[11] Romain Rolland s’imprègne en profondeur de la vie, de la pensée et de l’action de Gandhi. Il trouve en Gandhi une réponse à l’une de ses interrogations majeures qui le hante depuis des années : concilier l’action pour la justice, voire l’action révolutionnaire avec des moyens à l’opposé de la violence, des moyens qui ne renient pas la finalité de la lutte révolutionnaire.

Il se décide alors à rédiger une biographie afin de faire connaître le combat héroïque du Mahatma, inconnu en France et en Europe. Cette biographie de Gandhi sera d’abord publiée dans la revue Europe (une revue créée la même année par Romain Rolland et Jean-Richard Bloch et qui deviendra la revue de référence des intellectuels de gauche), en trois parties, de mars à mai 1923, puis en un volume à la fin de l’année 1923 aux éditions Stock, sous le titre Mahatma Gandhi. Très vite, l’ouvrage connaît un grand succès populaire (40 000 exemplaires vendus en un an) et les rééditions se succèdent.

« Voici l’homme qui a soulevé trois cent millions d’hommes, écrit Romain Rolland en introduction de sa biographie, ébranlé le British Empire, et inauguré dans la politique humaine le plus puissant mouvement depuis près de deux mille ans. » Dès les premières lignes de son ouvrage, Romain Rolland veut susciter la curiosité de ses lecteurs en soulignant la dimension exceptionnelle du personnage que l’on appelle « Mahatma », la grande âme, et la nouveauté de sa méthode de lutte. D’emblée, Romain Rolland s’attache à faire tomber les préjugés et les malentendus et à déconstruire les images faussées qui circulent dans la presse sur la démarche et l’action de Gandhi. « Le terme de Satyagraha, écrit-il, avait été inventé par Gandhi en Sud-Afrique, pour distinguer son action de la résistance passive. Il faut insister avec la plus grande force sur cette distinction : car c’est précisément par la « résistance passive » (ou par la « non-résistance ») que les Européens définissent le mouvement de Gandhi. Rien n’est plus faux. Nul homme au monde n’a plus d’aversion pour la passivité que ce lutteur inlassable, qui est un des types les plus héroïques du « Résistant ». L’âme de son mouvement est la Résistance active, par l’énergie enflammée de l’amour, de la foi et du sacrifice. Et cette triple énergie s’exprime dans le mot de Satyagraha. »[12]

Romain Rolland s’efforce de faire comprendre au public français que la lutte de Gandhi est étrangère à la passivité que le mot « non-violence » semble signifier au premier abord. Ainsi, l’histoire retiendra que Romain Rolland qui, le premier, introduit le mot « non-violence » dans un ouvrage en français en rapport avec l’action de Gandhi, s’est efforcé de définir le terme nouveau en précisant d’abord ce qu’il n’est pas (la passivité et l’inaction) et en insistant sur le caractère véritablement actif de son combat.

La force de la non-violence

Tout au long de son récit, Romain Rolland veut prendre toute la mesure de la force de la non-violence initiée par Gandhi pour résister par la non-coopération et la désobéissance civile à l’empire britannique. « La non-coopération avec le crime est un devoir, écrit-il. Gandhi l’a accompli. Mais au lieu, que jusqu’ici, la violence était le suprême recours, il a donné à son peuple l’arme souveraine, la Non-violence. »[13] Belle expression en hommage à l’action de Gandhi : la non-violence est l’arme souveraine, celle qui donne au peuple le pouvoir d’agir, de contraindre et de vaincre l’oppression. Romain Rolland est littéralement subjugué par le verbe, le magnétisme, le charisme et l’action du mahatma auquel il rend un vibrant hommage. « Si un génie est grand, par sa seule grandeur, qu’elle soit ou non d’accord avec ceux qui l’entourent, il n’est de génie d’action que celui qui répond aux instinct de sa race, aux besoins de son temps, à l’attente du monde. Tel est Mahatma Gandhi. Son principe de l’Ahimsa (la Non-violence) était gravé au cœur de l’Inde depuis deux mille années : Mahavira, Bouddha et le culte de Vichnu en avaient fait la substance de ces millions d’âmes. Gandhi y a seulement transfusé son sang héroïque. Il évoque les ombres gigantesques, les forces du passé, engourdies et prostrées dans une léthargie mortelle. Et à sa voix, elles se sont levées. Car elles se reconnaissent en lui. Il est plus qu’une parole, il est un exemple. Il les a incarnées. Heureux l’homme qui est un peuple, – son peuple mis au tombeau, qui ressuscite en lui ! »[14]

Romain Rolland reconnaît en Gandhi celui qui « apporte au monde la réponse prédestinée que le monde attendait »[15]. Au terme de sa réflexion et de sa présentation de Gandhi, Romain Rolland confesse sa foi en la non-violence dont il nous propose quelques éléments de clarification en la distinguant du pacifisme. « Notre non-violence, écrit-il, est le plus rude combat. Le chemin de la paix n’est pas celui de la faiblesse. Nous sommes moins ennemis de la violence que de la faiblesse. Rien ne vaut sans la force : ni le mal ni le bien. Et mieux vaut le mal entier que le bien émasculé. Le pacifisme geignant est mortel à la paix : il est une lâcheté et un manque de foi. Que ceux qui ne croient pas, ou qui craignent, se retirent ! Le chemin de la paix est sacrifice de soi. »[16]

Nul doute qu’à ce moment-là, Romain Rolland est sincèrement convaincu de l’efficacité de la non-violence telle que Gandhi l’a mise en œuvre. Dans sa postface à la 31e édition de son Mahatma Gandhi, écrite en mars 1924, il peut écrire en guise de conclusion : « L’Angleterre n’est plus portée à mésestimer la force de son adversaire et l’efficacité de l’arme qu’il emploie : la non-violence. » Romain Rolland fait référence à un article récent du Manchester Guardian Weekly en date du 15 février 1924 qui analyse « la force extraordinaire de l’arme politique qui, dans les dernières années, est venue en usage, sous la forme de l’inertie absolue ». Le journal qui n’est pas suspect de sympathie pour Gandhi analyse froidement la stratégie mise en œuvre par Gandhi. « Dans le monde moderne, même dans l’Inde, il commence à sembler que n’importe quel gouvernement peut être disloqué, si un nombre considérable de ses sujets s’organisent pour ne faire aucun acte positif afin de l’aider, – même pas de manger dans ses prisons ». En 1924, au tout début de la lutte de Gandhi en Inde, cette remarquable analyse était littéralement marquée du sceau de la lucidité et de la clairvoyance. Insérée dans l’ouvrage de Romain Rolland, en complément de son étude novatrice sur un personnage méconnu en France et sur une méthode d’action inédite, on ne peut qu’être étonné qu’elle n’ait pas davantage attiré l’attention et suscité davantage de réflexions et de débats sur la non-violence en France dès 1924.

Romain Rolland écrit à Gandhi, avec beaucoup de révérence, pour la première fois le 24 février 1924 : « Si j’ai commis quelques erreurs involontaires dans le petit livre que je lui ai consacré, que le Mahatma veuille bien m’excuser, en faveur du grand amour et de la vénération que m’ont inspirés sa vie et sa pensée ! Un européen doit souvent se tromper en jugeant d’un homme et d’un peuple d’Asie. »[17] Gandhi qui venait juste de sortir de prison lui répond un mois plus tard : « Cher ami, j’apprécie votre carte affectueuse. Qu’importe que vous ayez par endroits fait des erreurs dans votre Essai. La merveille pour moi, c’est que vous en ayez fait si peu, et que vous ayez réussi, bien que vivant dans une atmosphère différente et lointaine à interpréter, avec tant de vérité, mon message. Cela démontre une fois de plus, l’essentielle unité de la nature humaine, bien que fleurissant sous des cieux différents. »[18] L’ouvrage de Romain Rolland est un véritable succès populaire au-delà de la France. De nombreuses traductions et publications à l’étranger voient le jour. Il est véritablement celui qui a fait connaître Gandhi à toute l’Europe et même au-delà.

Notes

[1] Romain Rolland, Vie de Tolstoï, Hachette, 1911.

[2] Romain Rolland, Inde, Journal (1915-1943), Editions Albin Michel, 1960, p. 18.

[3] Ibid, p. 20.

[4] Romain Rolland, Vie de Tolstoï, op. cit, p. 167.

[5] Romain Rolland, Clérambault : Histoire d’une conscience libre pendant la guerre, Paul Ollendorf, 1920, p. 282.

[6] Romain Rolland, Quinze ans de combat, Editions Rieder, 1935, p. 45-46.

[7] Cahiers Romain Rolland, Gandhi et Romain Rolland, Correspondance, extraits du Journal et textes divers, Cahier n° 19, 1969 p. 183.

[8] Ibid, p. 184.

[9] Ibid, p. 187.

[10] Ibid, p. 190.

[11] Ibid, p. 198.

[12] Romain Rolland, Mahatma Gandhi, Ed. Stock, 1993, p. 43. 1ère édition en 1923.

[13] Ibid, p. 121.

[14] Ibid, p. 127-128.

[15] Ibid.

[16] Ibid, p. 135.

[17] Cahiers Romain Rolland, Gandhi et Romain Rolland, op. cit., p. 13.

[18] Ibid, p. 14.

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