Avec la disparition de Johan Galtung (24 octobre 1930 – 17 février 2024), c’est toute la communauté des hommes et des femmes épris de paix et de « paix avec justice », et en son sein la communauté des artisans et des praticiens de la paix sous toutes les latitudes, qui se retrouve plus seule. Disparue, une figure essentielle, séminale, une figure indispensable pour la manière dont on regarde (et interprète) les conflits, qu’ils soient micro, méso, macro, voire méga, comme il aimait parfois les appeler, et dont on intervient dans (et transforme) les conflits, nourrissant, sur le chemin de recherche et d’action qu’il a tracé, l’espoir d’une « transcendance ».

Né à Oslo en 1930, docteur en mathématiques (1956) et en sociologie (1957), il a été professeur de sciences de la paix et expert en médiation et résolution de conflits. Il est le créateur de la méthode Transcend pour transcender les conflits et le fondateur du réseau Transcend pour la paix, le développement et l’environnement, ainsi que, auparavant, de l’Institut international de recherche sur la paix d’Oslo (1959) et du Journal of Peace Research (1964). Il a enseigné dans de nombreuses universités à travers le monde, notamment à Oslo, Berlin, Paris, Santiago du Chili, Buenos Aires, ainsi qu’à Princeton, Hawaï et Alicante. Il a été professeur honoraire à la Freie Universität Berlin (1984-1993), professeur distingué d’études sur la paix à l’université d’Hawaï depuis 1993 et professeur invité distingué à l’université John Perkins depuis 2005.

Il s’est impliqué à la fois dans la recherche, la médiation et la résolution de conflits. Il s’est occupé de plus de 150 conflits, tant internationaux que sociaux. Il est l’auteur de 96 livres et de plus de 1700 articles et chapitres. Parmi ses diverses récompenses, il a reçu le « Right Livelihood Award » [NdT: ce prix récompense ceux qui ont trouvé des solutions pratiques et exemplaires aux  problèmes les plus urgents] en 1987, le prix Nobel alternatif de la paix, et, plus récemment, un diplôme honorifique en sciences politiques de l’Université Complutense de Madrid (2017). D’autre part, sa présence en Italie a été également très importante : inoubliable a été la lectio magistralis [leçon importante] qu’il a donnée lors de la conférence du Centre d’études SOUQ, le 13 décembre 2013, dans l’Aula magna de l’Université de Milan ; Non moins inoubliable a été sa lectio magistralis (« Nécessité et importance d’un Centre pour la prévention des conflits armés ») à la conférence nationale sur « La prévention des conflits armés et la formation des corps civils de paix », tenue à Vicence du 3 au 5 juin 2011, qui a représenté une contribution décisive pour relancer la voie de la construction de corps civils de paix et réaffirmer l’importance cruciale de la formation de leurs praticiens. Il s’agissait en même temps d’une véritable rencontre entre la paix et la citoyenneté.

Avec lui s’en va, si une analogie est permise, la figure d’un véritable révolutionnaire : pour ses théories profondes et novatrices concernant l’analyse « sur » les conflits et l’intervention « dans » les conflits, et en tant que source d’inspiration dans les vastes domaines de la construction de la paix. Sa contribution sur l’importance décisive et rétroactive des attitudes culturelles et des contradictions structurelles dans la dynamique des conflits ; son interprétation du conflit comme une manifestation d' »incompatibilités » causées par l’action de « cultures profondes » et de « structures profondes » ; son approche holistique et rationnelle de la dynamique des conflits et de la construction de la paix restent des contributions décisives sur lesquelles la recherche moderne sur la paix est basée, et à partir desquelles une initiative cohérente de transformation et de transcendance doit être mise en place.

Il est aussi difficile de résumer en quelques lignes la contribution de Galtung à la recherche et à la pratique en matière de construction de la paix qu’il est impensable de passer sous silence ses autres contributions, à certains égards plus spécifiques, à d’autres plus générales, dues à son élaboration intellectuelle et sa recherche concrète. Aucun travailleur de la paix ne peut aujourd’hui se passer des éléments fondamentaux que Galtung a indiqués pour le travail de paix : l’empathie, la non-violence, la créativité. La créativité (l’innovation) est conçue comme « la capacité de dépasser les cadres mentaux des parties en conflit, ouvrant la voie à de nouvelles façons de concevoir les relations sociales ». L’empathie (se sentir ensemble) [est] comprise comme « la capacité de compréhension profonde… de l’autre ». La non-violence, enfin, est considérée comme « la double capacité de résister à la tentation de recourir à la violence et de proposer des solutions non-violentes concrètes ». Cette capacité agit à la fois dans la résolution des conflits et dans la prévention de la violence.

À travers ce filigrane, on peut lire une autre contribution indispensable inspirée par Galtung pour le travail de tous les activistes et de tous les amoureux sincères de la « paix avec justice », une contribution à laquelle toute la communauté de Pressenza, vaste et plurielle, ne pourra jamais rester indifférente : le « journalisme de paix ». « Pour parler de journalisme de paix, il faut parler de paix. Pour parler de la paix, il faut parler des conflits et de leur résolution. Pour parler de la résolution des conflits, il faut parler de l’implication profonde des États-Unis dans de nombreux conflits mondiaux. Le rôle du journalisme n’est pas seulement de rendre compte du monde, mais aussi de rendre les acteurs clés – les États, les capitales, les personnes – transparents les uns envers les autres. Le rôle du journalisme de paix est d’identifier les forces et les contre-forces pour et contre la paix et de les rendre visibles à travers leur dialectique, en créant des résultats qui pourraient représenter des solutions potentielles » (Galtung, 2015).

Il nous laisse un héritage de recherche et de pratique, vaste en quantité et inestimable en qualité. Sa Transcend Method a été traduite en italien grâce au précieux travail de ses amis du Centro Studi Sereno Regis (Turin, 2006) ; le Centro Gandhi a publié l’essai Alla scoperta di Galtung [À la découverte de Galtung] (Pise, 2017) ; l’Università di Pisa a publié son Affrontare il conflitto [gérer les conflits] et Transcender et transformer (Pise, 2014). Un grand artisan de la paix disparaît ; son message prospectif et profond de non-violence, de paix et de justice demeure.

 

Traduction, Evelyn Tischer