Le travail a différents visages. En tant que travail rémunéré, il permet de subvenir à ses besoins, c’est une nécessité plus ou moins contrainte. Moins le travail est apprécié, plus le salaire s’apparente à de l’indemnisation. Mais il peut aussi être considéré comme une récompense ou comme une reconnaissance bien méritée. Pour les uns, le travail est intéressant en soi parce qu’ils aiment le faire et qu’ils y voient un sens, ou bien parce qu’ils apprécient les rapports sociaux à leur poste de travail. D’autres aimeraient bien avoir un travail rémunéré, mais ils ne trouvent pas de travail ou bien n’ont pas de permis de travail.
Mais ce n’est là qu’une moitié du travail. L’autre moitié, c’est celui qui n’est pas rémunéré, bien trop souvent invisible, mais sans lequel aucune société ne pourrait fonctionner correctement. Il s’agit pour une part des soins aux proches, qui sont encore majoritairement pris en charge par les femmes, dans les familles ; pour une autre part, il y a aussi tous ces gens qui travaillent bénévolement dans le domaine social, écologique, culturel ou politique, par exemple, en soutenant par solidarité ceux qui sont exploités dans leur travail.
Destruction de la nature et des hommes
L’économie dominante, capitaliste et tournée vers le profit, a détruit les bases naturelles de la vie au point que l’existence de l’humanité est menacée par une catastrophe climatique et par l’extinction des espèces. Dans le Sud global, aujourd’hui, beaucoup ne peuvent déjà plus survivre, tandis qu’ici, dans le Nord global, les conséquences s’en font de plus en plus sentir.
Même les gens qui travaillent sont brisés par ce type d’économie. Dans le Sud global, beaucoup doivent travailler dur dès leur plus jeune âge et dans des conditions attentatoires à leur santé. Mais ici aussi, le travail physique est de plus en plus déconsidéré, ici aussi, les corps des travailleurs sont exploités, cassés. Ceux qui, plutôt que de travailler physiquement, s’associent de manière plus ou moins créative au management le font vraisemblablement avec une détermination et un engagement personnel total. Ce type d’exploitation vise moins le corps — encore que le travail de secrétariat puisse être aussi très malsain — que la pensée et les sensations des travailleurs. Partout, la violence des relations contraint beaucoup trop de gens à se laisser faire.
Le temps de travail, c’est du temps de vie
Ça ne peut plus continuer ainsi. Mais quelles seraient les alternatives et qui va en décider ? L’ère du coronavirus a vu fleurir l’expression « métiers essentiels », ainsi que la question : de quoi les gens ont-ils besoin pour vivre ? De nombreux soignants ont trouvé cyniques les applaudissements des balcons, même s’ils partaient de bons sentiments, parce qu’ils n’ont rien changé à leur situation financière.
Dans les conflits sociaux, que ce soit dans le soin ou ailleurs, il ne s’agit pas que d’augmentations de salaires. C’est nécessaire, bien sûr, et ce le sera tant que nous vivrons dans un monde où l’argent est roi et où il est indispensable d’avoir un travail rémunéré si on veut avoir sa part. Mais il est question aussi de conditions de travail car le temps de travail est aussi un temps de vie, qui nécessite des relations dignes.
Le centre culturel Regenbogenfabrik de Berlin Kreuzberg a projeté à l’automne 2023 une série de films documentaires sur le thème du travail, suivis de débats en présence des cinéastes. Il y a été question de travail précaire et d’exploitation, de la dignité au travail, de solidarité et de résistance, mais aussi d’utopies et d’un autre travail, autogéré.
Réglages à haute vitesse sur la chaine
Pour son film de fin d’études, « Réglages à haute vitesse sur la chaine », qu’elle a terminé en 2020, Yulia Lokshina, diplômée de l’école de cinéma de Munich, pose son regard sur les conditions de travail de travailleur.se.s migrant.e.s dans l’entreprise Tönnies, spécialisée dans la transformation de la viande. Elle n’avait pas l’intention de tourner un film militant, l’ajustement parfait avec les scandales et les protestations autour de cette entreprise à l’ère du Corona n’est que le fruit du hasard.
Le film s’ouvre sur le récit de la mort d’un travailleur dans une machine de cette usine à viande, pendant que les porcs roulent d’avant en arrière comme des billes en mouvements monotones. S’ensuit une série de témoignages tirés de la vie réelle de ces travailleur.se.s, qu’il s’agisse de temps de trajet beaucoup trop longs, de logements trop chers en hébergements collectifs, ou de cours de langue sans intérêt. Il y a aussi la solidarité et le soutien sous la forme de manifestations publiques, de conseils et d’aides à la traduction. Une femme accompagne une travailleuse qui avait été mise en prison parce que, n’ayant pas pu trouver d’aide dans une situation psychique particulièrement difficile, elle avait abandonné son bébé nouveau-né dans un buisson.
Pour ce film, un lycée de Munich a travaillé la pièce de théâtre de Bertol Brecht Die heilige Johanna der Schlachthöfe (Sainte Jeanne des Abbatoirs). L’enseignant a essayé — parfois sur un ton un peu doctoral — d’inciter ses élèves, quelque peu passifs par ailleurs, — à formuler leurs propres réflexions. Par exemple, fallait-il que les consommateur.trice.s paient leur viande plus cher ? Le film s’achève sur une performance bouleversante des élèves dans une forêt enneigée en pleine nuit.
Entre-temps, la législation sur les contrats de travail et le travail intérimaire dans l’industrie de la viande a été modifiée. Cependant, les questions portant sur les conditions de vie et de travail des travailleu.se.s migrant.e.s, que le film dévoile nettement, sont encore loin d’être résolues.
« Travaille dur, amuse-toi ferme »
C’est de tout autres formes d’avilissement dans le travail que parle Carmen Losmann dans son film Work Hard – Play Hard (Travaille dur, amuse-toi ferme). Après le suicide en un laps de temps assez court, entre 2006 et 2007, de trois travailleurs, un informaticien et deux ingénieurs, du constructeur automobile Renault en France, la cinéaste a voulu en savoir plus sur les coulisses de cette affaire. À cette époque, on restructurait beaucoup les entreprises. On introduisait de nouvelles méthodes d’organisation du travail avec des hiérarchies plus floues, de façon à exploiter encore mieux les ressources créatives des travailleur.se.s.
Le film documente l’introduction de méthodes managériales censées optimiser l’exploitation dans les entreprises en Allemagne. En s’appuyant sur l’exemple d’un nouvel immeuble de bureau d’Unilever et du Hamburger Hafencity, il montre que ces immeubles sont organisés de manière à faire oublier le travail. L’idée, c’est que la communication informelle au moment des pauses café va devenir source d’innovations et de développement de la productivité. Dans cette atmosphère individualisée, les travailleur.se.s vont se sentir pénétré.e.s par l’esprit de l’entreprise et finalement ils vont s’approprier au plus profond d’eux-mêmes cette quête de croissance du chiffre d’affaires et du gain maximal.
Les conseils en entreprises proposent pour développer le personnel et les équipes des méthodes qui sollicitent la personne dans son entièreté, corps, esprit et âme. Tout est mis au service de la carrière, et bientôt les différences entre les intérêts de l’employé et ceux de l’entreprise s’estompent. Les employés conditionnés de la sorte sont censés suivre les recommandations sans cesse changeantes du « Change Management » avec une grande flexibilité et en faisant preuve d’une motivation inébranlable.
Ni l’apparente amabilité de visages figés, ni les expressions standardisées ne suffisent à dissimuler la froideur de la violence réelle. Un certain nombre de bâtiments rayonnent du charme propre aux pénitenciers ou aux prisons. Le film a été terminé en 2011. Il pose des questions sur le pouvoir et l’avilissement, non seulement à son poste de travail, mais aussi dans l’ensemble de la société, qui repose elle-même sur une conception aliénée du travail.
La chaîne, ça forme les femmes
Le collectif de femmes lesbiennes Las Otras
a sorti en 2019 le film « Frauen bildet Banden – eine Spurensuche zur Geschichte der Roten Zora ». (La chaîne, ça forme les femmes — une enquête sur l’histoire de Zora la rousse[1]). Il y a plusieurs années, le collectif a retracé l’histoire de ce groupe de femmes qui avait fait parler de lui dans la RFA des années 1970-1980 par ses actions militantes.
Des contemporaines, des activistes d’alors — ces dernières anonymisées — rapportent les débats internes au mouvement des femmes sur la création, à partir des cellules révolutionnaires et de leurs actions, de Zora la rousse. Les commentaires sont de Katharina Karcher, la spécialiste en sciences de la culture qui a publié en 2018 sa thèse de doctorat « Sisters in Arms » (Sœurs en armes) sur le militantisme féministe en Allemagne. On peut y voir des photos historiques et des scènes de sports de combat, la fin rassemble des contributions actuelles de femmes du monde entier.
Zora la rousse se saisissait de thèmes relatifs à la violence patriarcale quotidienne : des viols, du paragraphe 218 (sur l’avortement), des violences faites aux femmes par des gynécologues, la traite des femmes, la stérilisation forcée dans ce que l’on appelait autrefois le Tiers-Monde, ainsi que les technologies génétiques et celles de la reproduction. Les femmes apostrophaient ceux qu’elles avaient identifiés comme des meurtriers, elles s’organisaient en petits groupes clandestins pour attaquer des institutions, des locaux ou des voitures. Elles prenaient garde cependant de ne jamais faire de victimes.
Lorsque les travailleuses de la firme allemande Adler en Corée se mirent en grève, les femmes de Zora la rousse provoquèrent un incendie criminel aux magasins Adler en Allemagne, pour lequel il a fallu faire usage d’extincteurs. Comme elles menaçaient de recommencer, elles réussirent à soutenir véritablement les revendications des grévistes.
Le film montre des instantanés dans l’histoire des luttes féministes, qui posent des questions sur le militantisme et la solidarité internationale. Une protagoniste insiste sur le fait que le travail en commun les a aidées à l’époque à combler leurs différends idéologiques. A l’époque, les femmes étaient quand même apparemment unies dans leur refus des technologies de la reproduction et de la génétique — ce qui, aujourd’hui, pose des questions sur le positionnement féministe.
Le printemps tapageur
Le film de Johanna Schellhagens « Der laute Frühling – Gemeinsam aus der Klimakrise » (Rabe Ralf August 2022, S. 23) (Le printemps tapageur – Sortons tous ensemble de la crise climatique) est issu, lui aussi, d’un collectif. Labournet.tv produit ses propres films, il archive et assure le sous-titrage des films anciens ou plus récents du mouvement des travailleur.se.s du monde entier et les met en ligne gratuitement.
La cinéaste voudrait réussir à comprendre comment on pourrait arrêter le changement climatique. Dans la première partie de son film, elle montre des actions du mouvement climat et interviewe des activistes et des scientifiques à ce propos. Le bilan qu’elle en tire fait l’effet d’une douche froide : ça n’a servi à rien. Les émissions de CO₂ augmentent, le changement climatique progresse.
Elle s’interroge aussi sur l’efficacité de ces mouvements sociaux qui ont envahi les rues depuis vingt ans, en Argentine en 2001, le fameux printemps arabe de 2010, ces dernières années, en France, au Chili, en Iran et dans d’autres pays encore. Même Black Lives Matter ou des partis de gauche — que ce soit Podemos en Espagne, Syriza en Grèce ou les tentatives de Bernie Sanders aux USA —, rien d’essentiel n’a pu changer. Que va-t-il arriver ensuite et qui a le pouvoir de faire changer les choses ?
La deuxième partie du film de 2022 montre le printemps 2024 dans des scènes de dessin animé. Il y est question d’occupations de places qui dégénèrent en révolution. Les travailleur.se.s prennent le pouvoir et les usines, il n’y a plus d’État, plus personne ne paye de loyer. A la radio, les révolutionnaires appellent la police et l’armée à se joindre à la révolution. Là où on gaspille des matières premières et de l’énergie pour des produits inutiles, la production est arrêtée. On continue à produire les produits de première nécessité, la circulation et le système de santé sont maintenus. Les gens discutent sur leur lieu de travail et vivent dans leur chair ce que signifie l’autodétermination. Par exemple, ne plus avoir à demander si tu peux aller aux toilettes sur ton lieu de travail. Ça ne va pas sans conflits, mais les prémisses d’un nouveau monde deviennent perceptibles.
Le film pose des questions sur le sens de l’engagement politique et du travail, il évoque l’espoir que les travailleur.se.s aient les moyens de s’auto-organiser. Les activistes ne devraient-iels pas aller dans tous les métiers essentiels pour apporter leur part à la transformation ?
« Saveur d’espoir »
L’usine de sachets de thé Scop Ti, Société Coopérative Ouvrière Provençale de Thés et Infusions, a une histoire mouvementée. Lorsque la maison-mère, Unilever, décida, en 2011, de fermer cette entreprise florissante pour délocaliser la production en Pologne, les travailleur.se.s occupèrent leur usine. Après 1336 jours, ils ont gagné le combat devant les tribunaux et, aujourd’hui, ils produisent en autogestion.
Avec « Taste of Hope » (Saveur d’espoir), Laura Coppens accompagne les travailleur.se.s dans les difficultés qu’iels peuvent avoir à se faire reconnaître sur le marché concurrentiel. Le fait qu’elle puisse être présente quand les sujets abordés sont délicats témoigne du rapport de confiance qu’elle a su instaurer pendant le tournage. La perspective est celle d’un accompagnement plein de tact, sans pour autant embellir. L’exemple de Scop Ti montre bien à quel point la volonté d’exister sur le marché nécessite de faire des compromis.
Quand la caméra traverse les gigantesques halles de production, on perçoit par les sens les exigences qui se cachent derrière le travail dans une usine organisée en collectif. Si une machine tombe en panne, c’est toute la vie de l’entreprise qui est menacée, que ce soit parce qu’il n’y a pas de pièce de rechange ou parce que la réparation est trop chère. Il arrive parfois qu’en associant expérience et habileté on arrive à réparer soi-même. Chaque fois qu’il y a trop de rebut, ou bien trop de productions qui ne satisfont pas aux critères réglementaires ou de propreté, c’est la coopération et les valeurs communes qui sont réinterrogées.
Les travailleur.se.s ne se sont pas mis ensemble parce qu’ils tenaient tous absolument à travailler en autogestion, c’est l’équipe présente qui s’est battue pour le maintien de l’outil de travail. À partir de là, quelle image le collectif peut-il se faire ? Quel rôle vont jouer, par exemple, le passé et la lutte victorieuse dans les représentations à l’extérieur ? Et encore : la coopérative se perçoit-elle aujourd’hui comme une usine comme une autre ?
Le film, sorti en 2019, montre les défis de différentes natures auxquels font face les entreprises autogérées. Il pose des questions — quelle image d’elle-même une telle entreprise peut-elle donner à l’extérieur, mais aussi sur la conception de l’organisation et de la communication.
Que se passerait-il si… ?
Dans les débats politiques, surtout à propos de politique climatique, le rôle du travail reste souvent la portion congrue. Et pourtant, c’est bien la conjonction du travail humain avec la nature qui crée les conditions de la vie. Chacun et chacune, quotidiennement, tire profit du travail des autres, et beaucoup ajoutent par eux-mêmes quelque chose à ce commun. N’y a-t-il pas là un magnifique potentiel pour des transformations sociales ? Qu’adviendrait-il si les hommes pouvaient décider par eux-mêmes et négocier entre eux ce qu’ils aimeraient travailler, de quels produits, de quels services ils ont besoin, en quelle quantité, en quelle qualité, et comment ils pourraient le fabriquer ? Comment faudrait-il organiser une telle société, qui n’exploiterait ni l’homme, ni la nature ?
Cet article a été publié dans le numéro de février-mars 2024 de Rabe Ralf, le journal de l’environnement berlinois.
Journal de l’environnement Der Rabe Ralf. Le journal a besoin d’un soutien urgent : https://www.grueneliga-berlin.de/publikationen/der-rabe-ralf/aktuelle-ausgabe/brandbrief/.
Cet article est sous licence Creative Commons (Attribution – Pas d’utilisation commerciale – Pas de modification 3.0 Allemagne). Il peut être distribué et reproduit dans le respect des conditions de la licence.
Notes
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Rote_Zora
L’autrice de cet article, en sa qualité de membre du conseil d’administration de NETZ für Selbstverwaltung und Kooperation Berlin-Brandenburg e.V. (NETZ BB), a été elle-même associée à cette série de manifestations.
La série projetée au centre culturel Regenbogenfabrik a été montée par Netz BB en collaboration avec docfilm42 e.V. soutenu par la Stiftung Menschenwürde und Arbeitswelt.
Le film « Taste of Hope » y a été présenté dans le cadre du Festival du film documentaire Dokumentarfilmfestivals LetsDok. L’auteure y fait usage de formulations extraites de sa critique de film publiée dans le journal Graswurzelrevolution vom Oktober 2019, sans y faire expressément référence.
Traduction de l’allemand, Didier Aviat