Pressenza présente en 12 parties le Dossier ‘La non-violence en débat’, paru dans la revue Recherches internationales, N° 126, Avril-mai-juin 2023.

Résumé de l’article ‘Non-violence et paix : faire surgir l’évidence’ :

« Dans ce papier, j’étudie une asymétrie centrale dans notre compréhension des outils violents et non-violents dits « de paix ». Pour ce faire, je pars du postulat géopolitique que la paix est une utopie et que, par conséquent, il convient de s’intéresser plutôt à l’état de non-guerre, conçu et mesuré par des seuils de violence. Or cette prégnance de la violence (problème, indicateur et solution) invisibilise les acteurs et outils non-armés. Elle biaise fondamentalement l’évaluation des approches de résolution de conflit en faveur des méthodes armées, les plus court-terme. Dans la dernière section de l’article, je suggère quelques pistes pour laisser surgir les évidences dérangeantes et, donc, équilibrer la charge de la preuve. » 

Cécile Dubernet

 

Dossier La non-violence en débat

1- Raphaël Porteilla, De l’utilité d’un dossier consacré à la non-violence [Présentation]
2- Alain Refalo, Panorama historique de la non-violence
3- Cécile Dubernet, Non-violence et paix : faire surgir l’évidence
4- Étienne Godinot, Raphaël Porteilla, La culture de la paix et de la non-violence, une alternative politique ?
5- Mayeul Kauffmann, Randy Janzen, Morad Bali, Quelles bases de données pour les recherches sur la non-violence ?
6- François Marchand, Guerre en Ukraine et non-violence
7- Jérôme Devillard, Sur l’opposition et les liens entre non-violence et pacifisme
8- Amber French, Combler le fossé entre universitaires et praticiens. Le cas du centre international sur les conflits non-violents
9- Document : Appel aux États-Unis pour la paix en Ukraine
10- Jacques Bendelac, Les Années Netanyahou, Le grand virage d’Israël [Raphaël Porteilla / Notes de lecture]
11- Alain Refalo, Le Paradigme de la non-violence. Itinéraire historique, sémantique et lexicologique [Raphaël Porteilla / Notes de lecture]

Voir les articles publiés

 

Troisième partie :

3- Cécile Dubernet(*), Non-violence et paix : faire surgir l’évidence

Vladimir Poutine a fait une erreur classique en stratégie militaire : celle de croire qu’une escalade brutale de la violence réglerait ses problèmes politiques[1]. Son occupation des régions Est de l’Ukraine se révèle instable et fort coûteuse, plus encore que l’occupation de l’Afghanistan par les États-Unis pendant vingt ans, ou le patrouillage du Nord Mali par la France pendant huit ans. Le ciblage puis l’éradication d’un « ennemi » dans un coup de force sont en effet risqués avec des effets boomerang et des engrenages difficiles à contrôler. Pourtant, ces escalades se répètent, peu questionnées. Nous manquons d’études sur le coût réel des interventions et occupations militaires, sur leur efficacité et leur efficience. Nous manquons aussi d’études sur les approches non-armées, comme celles de l’OSCE en Ukraine (2014-2022). Cependant, contrairement aux échecs militaires, les difficultés des opérations de résolution non-violente des conflits renforcent illico l’idée de leur faiblesse inhérente. La chute des financements et des activités s’en suit. La charge de la preuve demandée aux stratégies non-violentes de résolution de conflits, de médiation ou d’initiative civile de paix est donc lourde. Surtout comparé au peu d’évaluation critique des approches armées.

Dans ce papier, j’explore cette asymétrie dans notre appréciation des outils violents et non-violents dits « de paix ». Je défends l’idée qu’elle s’ancre dans l’axiome gouvernant notre compréhension géopolitique de la paix: à savoir que cette dernière est une utopie sur laquelle on ne saurait s’accorder; que, par conséquent, il convient de ne pas s’y attarder, mais plutôt de se concentrer sur l’état de non-guerre, conçu et mesuré par des seuils de violence. J’illustre ensuite les conséquences de cette prégnance de la violence sur l’identification des acteurs et outils non-armés et sur l’évaluation des approches de résolution de conflit. Ensuite, ce papier s’attarde sur les effets disciplinaires des postulats conjoints « paix impossible/violence nécessaire » au cœur du paradigme. Pour finir seront suggérées quelques pistes pour équilibrer la charge de la preuve.

La paix, lenvers creux de la guerre depuis les débuts de la modernité

État d’esprit et/ou état de fait serein, le terme paix décrit une réalité complexe. En science politique, et singulièrement en relations internationales, il reste défini négativement comme l’absence de guerre[2]. Cette approche se veut « réaliste » depuis les travaux de Hans Morgenthau ou Raymond Aron. Ayant traversé les catastrophes du xxe siècle, ces ténors des études internationales postulent un monde anarchique (au sens de sans souverain) dans lequel la violence demeure un mode d’action légitime et indépassable. La paix, elle, reste conçue, soit comme un interlude instable entre deux périodes turbulentes (paix négative), soit comme une utopie alors rejetée à l’horizon (paix positive). Dans ce contexte, diplomates et organisations internationales peuvent, au mieux, gérer prudemment les conflits pour limiter l’usage de cette violence inhérente au système, si ce n’est à l’humain.

Notre compréhension du monde est héritée d’approches forgées au xxe siècle, elles-mêmes ancrées dans la littérature qui a accompagné l’émergence de la modernité: imposition de l’État en Europe, développement industriel et capitaliste, conquêtes coloniales, bref quelques siècles de transformations phénoménales de la vie sociale traversés de nombreuses contradictions et de crises. Ces dernières ont donc été notre priorité depuis Machiavel ou Thomas Hobbes. Au fond, que l’on considère le politique comme une réponse à la violence humaine intrinsèque ou comme une violence en soi, l’articulation entre politique et violence est organique dans l’action comme dans la réflexion[3]. En science politique, la violence est le problème, l’indicateur, parfois même la solution. La violence est programme.

Dans ce schéma mental, la paix sonne, creuse conceptuellement et utile en rhétorique. Elle n’est pas simplement absence, elle équilibre les discours et justifie les décisions. Depuis Tolstoï, on présente la paix en binôme « guerre et paix », « paix et conflit », comme si l’un n’allait pas sans l’autre, à la fois opposés et se justifiant. La guerre toujours « au nom de la paix ». Une paix qui ne peut s’étudier sans se référer immédiatement à la violence, y compris en anthropologie[4]. Ainsi, d’une part, le terme paix ne tient pas seul, d’autre part, il remplit des fonctions, en rhétorique diplomatique militaire ou universitaire: parfois une fonction injonctive, parfois simplement décorative. En France, alors qu’il n’existe simplement pas de tradition d’études de paix, le terme embellit de nombreux événements.

De même, le mot non-violence semble vide, car il met l’accent sur l’absence de violence. Ce terme sanskrit« Ahimsa », traduit par Gandhi en anglais « nonviolence », est très discuté dans ses significations et usages[5]. Gandhi, lui-même peu à l’aise avec la dimension négative du concept, insistait sur le concept de « satyagraha», terme plus complexe, sans postérité en occident, que l’on pourrait traduire comme « se saisir de la vérité », de la « réalité » ou encore « force de la vérité »[6]. Un siècle plus tard, alors que le terme non-violence et ses dérivés caractérisent de multiples formes de stratégies politiques et ont été revendiqués comme principe d’action dans des dizaines de pays, l’idée reste peu comprise en France. Plus précisément, bien que son usage se répande en communication, psychologie, éducation, et dans le monde du coaching, le terme reste largement ignoré en sciences politiques[7]. Ainsi, tandis que la paix est renvoyée à l’horizon, la non-violence elle reste assignée à la sphère privée. Il est pertinent de s’interroger sur cette mise en demeure, aux marges de la science politique, de deux termes si liés.

Explorons les conséquences de cet environnement intellectuel excluant toute idée de sérénité et les outils pour la poursuivre. En encadrant notre pensée politique, ce postulat d’une paix nécessairement superficielle, instable et ses corollaires (impossible confiance entre acteurs du système, nécessité de la violence) occupent notre imaginaire. Par conséquent, ils invisibilisent une partie du travail de terrain et limitent notre connaissance. De plus, ils structurent l’évaluation des politiques de sécurité des acteurs non-armés et disciplinent notre compréhension des anomalies de sécurité internationale.

Les effets de la « paix creuse »: invisibiliser, hiérarchiser

Les efforts de désescalade, de protection civile effectuées par des milliers de travailleurs sociaux, médiateurs, défenseurs des droits humains n’a guère de place en géopolitique. La sécurité qu’ils offrent est renvoyée pour étude à d’autres disciplines: développement, droit, travail social, environnement, anthropologie, spiritualité. Tout simplement placées hors champ sécuritaire, de même que le concept de sécurité humaine, proposé en 1994 par le PNUD. La sécurité reste définie de façon étroite politico-militaire.

On pourrait argumenter que paix et non-violence sont des phénomènes transdisciplinaires tout simplement mal servis par la spécialisation universitaire. Pourtant, d’autres concepts tout aussi nomades, tels que «démocratie », « guerre » ou « justice » sont des objets d’étude reconnus et acceptés. On objecte parfois que «paix» ou «non-violence» sont des phénomènes non seulement descriptifs mais aussi normatifs[8]. Mais «démocratie» ou «guerre» ou « violence » sont également des termes à charge normative induite. Au-delà de la complexité, de la transdisciplinarité ou de la normativité, nous sommes limités par l’axiome que la paix est utopique et que ceux qui la poursuivre sont de doux rêveurs. Tout universitaire veut être pris au sérieux. En cela, il ou elle a besoin d’objets stables, et non reconnus, pas de chimères. La conséquence en France: peu d’articles scientifiques sont publiés sur les motivations et visions politiques, les outils des acteurs non-armés et moins encore sur les apports de stratégies non-violentes en matière de sécurité civile, de résistance, de défense. Ce silence contraste fortement avec le nombre de travaux débattant des fauteurs de troubles: terroristes, mercenaires, gangs, criminels, etc. Nous manquons de connaissances consacrées aux alternatives à l’escalade.

Outre la marginalisation de l’étude de nombreux acteurs et projets non-violents, l’idée de « paix creuse » structure le champ d’investigation et en hiérarchise les outils. La violence et ses usages restent au cœur des questions géopolitiques types que nous étudions (équilibre des puissances, courses aux armements, «spoilers » du post-conflit, etc.) à la fois problème, indicateur et principe d’action. C’est un marqueur puissant car il est visible, spectaculaire même. Disruptives, l’entrée ou la montée en violence induisent des changements qui semblent accélérer le temps. Cette priorité à l’unité de mesure « violence » et au court terme est particulièrement visible dans les représentations dominantes des conflits, et notamment toutes les variantes du cycle des conflits tels qu’on le trouve dans de nombreux manuels, aux Nations unies ou en diplomatie français[9]. Ce schéma mental privilégie les violences comportementales à celles plus structurelles ou invisibles. La courbe centre également notre regard sur le temps court, saccadé, avec des modes d’intervention phasés.

Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères, Prévention Résilience et paix durable (20182022), Approche globale réponse de à la fragilisation des États et des sociétés, 2018.

Comme on le voit dans cette variante du schéma tirée d’un document cadre du Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères (MEAE), différentes politiques et stratégies sont associées aux phases du conflit, des mesures structurelles, diplomatiques, militaires etc. Les moyens d’action sont non seulement phasés mais hiérarchisés en fonction de leur niveau de coercition. Les outils non-armés, quand ils ne sont pas invisibles, ne semblent pas pertinents en phase de crise. Ils apparaissent soit inexistants, soit encadrés, au mieux, complémentaires à l’action militaire, « embedded » comme disent les américains, avec cette idée forte que c’est l’engagement militaire qui permet le travail humanitaire. Cette contre-violence se pose donc a priori comme pertinente, effective et légitime puisqu’en dernier recours. Au cœur de cette représentation, on trouve TINA « there is no alternative », redoutable formule politique Tatcherienne[10], reprise maintes fois depuis pour convaincre un auditoire d‘accepter sans questionner, une mesure controversée.

Discipliner lévidence et défendre le paradigme ?

Cette hiérarchie du champ sécuritaire a un impact non négligeable sur l’évaluation des échecs et des succès des outils de paix. Dans le contexte décrit ci-dessus (absence de données, hiérarchie postulée des moyens), l’évaluation du travail non-armé est difficile. Les exemples récents de l’OSCE et du CICR (Comité international de la Croix Rouge) en Ukraine sont criants. Même si ces deux institutions sont bien plus connues que les myriades d’ONG qui labourent le champ de la sécurité humaine, leur travail en matière de protection des civils l’est peu. Alors que le CICR est un expert en matière de protection des personnes (sécurité des prisonniers, évacuations des civils, réunification familiale, etc.), alors que l’OSCE a permis pendant des années de baliser une ligne de front mouvante, de faire circuler les civils, de documenter les abus et violations, leurs approches, faites de dialogue, d’observation et de monitorat de cessez-le feu, sont rarement étudiées en tant que telles. Elles semblent intermédiaires, dépendantes, au pied d’une chaîne d’options plus musclées. Peu connus sont leurs objectifs et méthodes, leurs échecs sont facilement caricaturés[11]. Ainsi, le Président Zelenski a-t-il critiqué le CICR à plusieurs reprises en 2022 pour son « inaction ». Bouc émissaire facile.

La réalité est que le travail concret de protection des civils se fait dans la discrétion et le temps long. Alors que les échecs sautent aux yeux, les effets, voir les succès sont peu visibles, silencieux. De plus l’absence ou la baisse de violence comportementale n’est pas nécessairement un signe de sécurité ou signe du retour de la confiance. Il existe des paix de cimetière, mortes, des paix de terreur. Des indicateurs de paix plus positive existent (État de droit, investissement etc..) mais ils s’appréhendent dans la durée. Les études d’impact du travail non-armé requièrent du recul, elles se doivent d’être nuancées: elles tiennent compte des circonstances, de la multiplicité des paramètres, bref de la complexité12. Enfin, ces études prennent en compte toute la difficulté d’évaluer les causes d’un non-événement et de prouver que tel ou tel acteur, mission ou ONG, en est un des facteurs contribuants. On parlera d’ailleurs de contribution et non de cause, l’humilité est de mise.

En résumé, le travail de protection accompli par des acteurs non-armés, quand il est identifié, reste considéré comme d’un intérêt limité. L’évaluation de l’impact est d’autant plus complexe que la mesure de l’échec semble simple (irruption de la violence), alors que celle des succès est délicate. Les progrès auxquels ont participé des acteurs non-militaires sont facilement attribués à des circonstances favorables (opposants affaiblis, pression internationale). Les échecs eux sont rapidement reliés à la méthode qui ne serait pas assez robuste face à des opposants déterminés et violents, par exemple pour l’OSCE, sa faible institutionnalisation et son fonctionnement au consensus.

En synthèse, lorsqu’elles ne sont pas invisibilisées, les approches non-violentes du conflit sont sommées de fournir des effets rapides, spectaculaires et univoques ce qu’elles ne peuvent guère. Il est intéressant de noter cependant, que ces questions d’analyse d’impact sont tout aussi pertinentes pour penser les opérations militaires. Or, c’est justement ici que tout se corse, car le paradigme se défend contre ces questions, parfois même contre l’évidence.

L’évaluation de l’action militaire part d’un lieu différent, l’a priori qu’elle est pertinente, efficace, et, en dernier recours, légitime. Nous sommes ici au cœur du paradigme. L’effet de la violence étant visible et rapide, l’attribution est plus facile et se concentre sur les changements. Comme la violence tétanise initialement, les opérations militaires tendent à produire des effets « mission accomplished », aussi spectaculaires que superficiels. Les dérapages et engrenages eux émergent plus lentement. Ils sont donc étudiés avec plus de recul historique. Dans ce contexte, l’accent est souvent mis sur les circonstances complexes de la situation (un cas difficile, des circonstances changeantes, d’autres acteurs qui n’auraient pas fait leur travail, etc.), ainsi que sur les erreurs humaines et stratégiques qui peuvent expliquer l’échec.

Ces excuses s’incrustent entre deux autres lignes d’explication, voire de défense: une qui consiste à changer a posteriori des objectifs de l’opération (voir à séparer les phases opératoires, par exemple Restore Hope/UNOSOM en Somalie, Serval/Barkhane au Mali, etc.); et l’autre, qui consiste à poser qu’il n’y avait, de toutes les façons, pas d’alternative. L’action militaire était un dernier recours; malgré les risques, il fallait bien tenter quelque chose. Pas d’alternative. C’est une ligne de défense imparable et qui gèle toute tentative de comparaison et d’analyse d’efficience. La violence reste hors norme, sui generis.

Ainsi, nous pouvons préciser l’asymétrie dérangeante: dans le travail non-armé, le succès semble a priori attribué aux circonstances, l’échec à la méthode. Or, c’est la logique inverse qui est postulée pour l’évaluation de méthodes armées pour lesquelles les échecs sont a priori attribués à des circonstances particulièrement difficiles ou mal comprises (erreurs humaines) et le cœur de la méthode, c’est-à-dire l’usage de la violence militaire, n’est guère questionné. Les succès violents par contraste sont rapidement utilisés pour renforcer l’idée que la violence est efficace, voire légitime puisqu’en « dernier recours ». Peu de questions sont posées sur la définition du succès, sa nature et sa durée, ainsi que sur les alternatives possibles car c’est le principe TINA que nous avons accepté.

Il existe donc un effet miroir dans l’évaluation des interventions de sécurité qui semble dérivé d’une part, de la centralité de la violence dans notre compréhension du politique, d’autre part, de notre méconnaissance des outils de paix, elle-même un produit du paradigme géopolitique de paix impossible. C’est un cercle, vicieux, pour les porteurs de paix et les acteurs de non-violence, confortable, pour les acteurs militaires. Car il limite toute tentative d’analyse d’impact sérieuse et plus encore de comparaison. De plus, ce problème est renforcé par la nature de la preuve en sciences sociales: l’évaluation d’un impact y est toujours complexe puisque l’on travaille sur le réel, des cas non-réplicables. De ce fait, les comparaisons sont toujours approximatives et l’on mobilise des éléments de pensée contrefactuels. Cette difficulté est plus accentuée encore lorsque l’on travaille sur des programmes de prévention de la violence dont les succès sont fondamentalement immatériels. Ici donc, entre en jeu beaucoup d’imaginaire. Or l’imaginaire de nos autorités baigne dans ce paradigme de « la violence nécessaire » pour les conflits durs. Pour conclure, au cœur de notre géopolitique, les postulats conjoints « paix impossible/ violence nécessaire » se défendent: un paradigme Kuhnien à l’intérieur duquel certaines questions ne se posent même pas. À l’extérieur duquel, la charge de la preuve reste lourde.

Quelques pistes pour équilibrer la charge de la preuve

Comment équilibrer notre évaluation des outils violents et non-violents dits « de paix »? Trois pistes se dégagent des trois sections précédentes: tout d’abord repenser les concepts, notamment l’idée de paix dans l’espace et dans le temps; puis rendre visible des acteurs et outils non-violents en matière de protection, c’est-à-dire de donner à voir la protection réelle fournie par des alternatives qui sont mises en œuvre dans de nombreux conflits violents. Dans la foulée, un troisième enjeu consiste à créer les conditions méthodologiques de comparaisons justes.

Pour commencer, il importe d’explorer sémantiquement toutes les nuances de paix, de cette sérénité qui concerne tant l’espace public que les sphères de l’intime. Il est essentiel d’entendre que les paix sont multiples, déclinées et expérimentées différemment dans différentes parties du monde. Plus important encore, il nous faut saisir l’idée que la paix n’est pas synonyme de stabilité ou calme. Elle est mouvement et même désordre. Car la paix poursuit la justice dans un monde nécessairement imparfait. Elle implique donc du changement, du conflit. Paix et conflit sont moins les opposés de l’équation géopolitique que ne peuvent l’être paix et stabilité quand cette dernière est injuste, oppressante. La paix peut se rencontrer dans des zones improbables, dans des personnes à la fois conscientes de leurs vulnérabilités et confiantes dans leur capacité à traverser certaines contradictions, tensions et peurs énormes. Et, en cela, elle est force[13].

Envisager le terme paix autrement, nous conduit à repenser toute la sémantique associée: la force justement est un terme à consonance positive dont l’usage, en synonymie d’avec l’arme: « les forces armées », « utiliser la force » doit être questionné. Il existe bien des forces non-violentes et des stratégies pour y travailler: refuser son consentement, siphonner la légitimité, agir par surprise, mobiliser les masses, s’immobiliser, désobéir, paralyser, ou encore retourner la force dans un mouvement de Ju-Jitsu politique. De même, il est essentiel de revisiter l’idée de violence et de la distinguer non seulement de la notion de conflit, mais aussi de celles de contrainte, d’agressivité, de confrontation, d’engagement, de lutte, etc. Les travaux de Gene Sharp ou Jean-Marie Muller, pionniers dans ce domaine, sont à relire pour nous aider à discerner plus finement[14].

Reposer la sémantique ouvre des portes pour développer des indicateurs de paix mieux ajustés. Depuis quelques décennies des progrès sont faits en la matière: les bases de données telles que le Fragile State Index, le Global Conflict Risk Indicator ou même le Global Peace Index, qui sont fondées sur des mesures du négatif, sont progressivement complétées par la capture d’indicateurs positifs de la paix, principalement socio-économiques par exemple the World Happiness Report, lancé par l’ONU en 2012 ou le Better Life index, créé par OCDE en 2016. On peine cependant encore à mesurer l’immatériel: les perceptions, la confiance, etc.

Au-delà des bases de données généralistes, il importe d’étudier les mouvements non-violents qui entendent changer les status quo de façon contraignante et inclusive. Il s’agit de faire surgir ce qui est sous le radar, parce qu’évacué par construction, de la recherche géopolitique; ou encore de se pencher sur la question du travail préventif d’autant plus invisible qu’il fonctionne. Quelques bases de données se développent pour documenter les engagements non-violents et nous permettre de les analyser, de les comparer, de les mesurer dans le temps long, d’en saisir les spécificités: la Global Non-violence Action Database (GNAD), la Nonviolent and Violent Campaigns Outcomes (NAVCO) ou encore la base de données sur l’intervention civile de paix du Selkirk College commencent à normer et classifier une réalité complexe, trop peu connue.

Ici s’ouvre une autre voie, essentielle. Car il ne s’agit pas seulement de produire des concepts et des données ou de faire émerger cette réalité sous-jacente, encore faut-il la prendre au sérieux, c’est-à-dire questionner systématiquement, et de façon ajustée, les choix faits et leurs alternatives dans les crises. Deux enjeux se profilent: d’une part, explorer les anomalies et d’autre part, oser les comparaisons.

Explorer les anomalies aux marges et au cœur du paradigme. Aux marges, cela implique, par exemple, de prendre au sérieux les comportements agressifs souvent porteurs de sens car, ils expriment des violences structurelles. De même, il s’agit de ne pas ignorer les bulles de paix au creux de la guerre, comme le souligne Séverine Autesserre[15]. Au cœur du paradigme, il faut reconnaître que, depuis plusieurs décennies au moins, la géopolitique classique est confrontée à une série d’anomalies quant à l’usage de la violence: toutes nos opérations militaires depuis la fin de la guerre froide entrainent des dérapages, des engrenages mais n’apportent pas de paix. Au contraire, les leaders autoritaires ont le vent en poupe et la guerre se rapproche de nos frontières. Nous avons développé de nombreux programmes de recherche bien financés qui examinent les tactiques et stratégies militaires. Cependant, peu osent poser les questions brutes de l’efficacité et de l’efficience des outils militaires « au service de la paix »: les centaines de milliers de vies sacrifiées en Irak, Afghanistan, Libye, Mali ont-elles permis de vivre en paix? Qu’en est-il de nos projets de reconstruction sous occupation? Les milliers de milliards de dollars investis dans ces guerres nous ont-ils libérés de la menace et de la peur? Ont-ils protégé les démocraties?

Il est souvent répondu que ces questions politiques ne sont pas pertinentes, car in fine le militaire ne serait qu’un outil gouvernemental. Mais alors, si le militaire n’est qu’un instrument, nous devrions pouvoir le comparer à d’autres. Oser les comparaisons, c’est toute l’entreprise pionnière de Chenoweth and Stephan à partir de NAVCO[16]. Ce travail est un exemple dans la posture et la méthode que nous pourrions poursuivre en développant des cadres analytiques qui tentent la comparaison malgré les questions d’échelle ou des cadres spatio-temporels très différents. Au fond, il s’agit d’explorer les espaces qui s’ouvrent quand on refuse l’incohérence (voire l’hypocrisie) intellectuelle qui consiste, en posture défensive, à affirmer que la violence est un outil comme un autre, tout en la maintenant comme catégorie de l’exceptionnel.

Une partie de ce travail se joue autour des paramètres de l’étude du succès et de l’échec. Définir est une clé et il importe d’aller au-delà du binaire échec/succès. On se doit aussi de questionner la temporalité des études, conscients que notre obsession de la résolution de conflit induit des approches de court terme et de surface. Accepter que les conflits soient moins à résoudre dans un temps court, séquencé, planifié, linéaire qu’à transformer sur un long terme, fait d’allers-retours, un temps sans doute plus circulaire|17]. Outre la temporalité à l’aune de laquelle on évalue échecs et succès, se pose la question délicate de l’efficience. Techniquement, l’efficience est la capacité d’atteindre ses objectifs (efficacité) divisée par les moyens engagés. Face à de nombreux échecs des outils non-violents et violents (inefficacité), nous pourrions repenser la question du risque et du coût de l’échec. Car, si la diplomatie a échoué en Ukraine, elle a échoué à bien moindre coût humain et financier que les interventions militaires de Libye ou d’Irak.

Enfin, la question de l’échec ouvre un autre chemin d’investigation relatif à notre compréhension des politiques dites « de paix ». En plus de leurs coûts de l’action et de l’échec relativement limités, les approches non-violentes limitent l’humiliation. De fait, même dans l’échec, elles laissent des portes ouvertes. Par ailleurs, de mini-succès peuvent créer des mini-effets dominos et surtout engendrent de la dignité, de l’espoir, de l’endurance. Peut-être pourrions-nous enrichir notre cadre d’analyse « efficacité/efficience » d’un troisième terme tout aussi dérangeant que « paix » et « non-violence ». Un terme qui capture l’inattendu, les cygnes noirs si caractéristiques des mondes turbulents: Qu’en est-il finalement de la fécondité de nos politiques de sécurité?

Conclusion: Quelles épistémologies et quels imaginaires?

Face à un paradigme qui se défend, comment réfléchir? Comment équilibrer notre regard biaisé? Les quelques pistes identifiées ci-dessus nous amènent à interroger la grande forte de notre système de pensée moderne qu’est la séparation. Si elles nous ont permis de nombreuses découvertes, la spécialisation disciplinaire et la scission comme principe épistémologique (observateur/observé, réel/éthique, activiste/scientifique, etc.) ont leurs limites. Nous continuons par exemple de séparer le personnel du politique et, en géopolitique, nous ignorons largement les bienfaits reconnus de pratiques de bienveillance, de pleine conscience ou encore de communication non-violente. De même, nous manquons cruellement de capacités de synthèse. Synthèse, non au sens d’un médiocre compromis au milieu des opinions, mais plutôt au sens d’une circulation des arguments dans un espace d’écoute[18]. Pour cela, il nous faut prendre du large et travailler en collectifs inclusifs, réflexifs, avec des méthodes dialogiques qui font place aux acteurs du terrain, dont les visions et savoirs sont essentiels. Et j’insiste sur l’idée de savoirs, par-delà les catégories de savoir-être ou savoir-faire dans lesquelles on aime à les enfermer. Embrasser large avec humilité est une condition pour que les cercles universitaires arrêtent de loucher sur l’ensemble vide.

Nous sommes une espèce fabulatrice. Pourtant, il nous manque un imaginaire riche de paix plurielles, changeantes ainsi que de méthodes pratiques pour les vivre. Nous restons donc prisonniers de maximes incomplètes et réductrices de type « L’homme est un loup pour l’homme » ou « la fin justifie les moyens ». Peut-être plus grave encore, nous restons prisonniers d’une vague idée de paix associée aux promesses libérales, promesses bien amochées par l’indécence inégalitaire et la destruction environnementale. Et comme nos enfants ne croient plus à cette paix libérale, il est urgent d’engendrer ensemble de nouveaux imaginaires d’un futur fort et joyeux.

Résumé:

Dans ce papier, j’étudie une asymétrie centrale dans notre compréhension des outils violents et non-violents dits « de paix ». Pour ce faire, je pars du postulat géopolitique que la paix est une utopie et que, par conséquent, il convient de s’intéresser plutôt à l’état de non-guerre, conçu et mesuré par des seuils de violence. Or cette prégnance de la violence (problème, indicateur et solution) invisibilise les acteurs et outils non-armés. Elle biaise fondamentalement l’évaluation des approches de résolution de conflit en faveur des méthodes armées, les plus court-terme. Dans la dernière section de l’article, je suggère quelques pistes pour laisser surgir les évidences dérangeantes et, donc, équilibrer la charge de la preuve.

 

Notes

[1] Cet article approfondit une première réflexion publiée dans le numéro 205 de la revue Alternatives Non-Violentes consacré aux recherches sur la paix. « Efficience des outils de paix: la charge de la preuve », Alternatives non-violentes, 205, p. 7-10.

[2] Cécile Dubernet, Sophie Enos-Attali, « La paix par absence de guerre: les limites d’un prisme », dans Sûr Serge (ed.) La Paix: illusions et réalités, Questions internationales, 100, novembre 2019, p. 120-126.

[3] Jean-Marie Donegani, Marc Sadoun, « Ce que le politique dit de la violence », Raisons Politiques, 2003/1 (N° 9), p. 3-18.

[4] Martin Hébert, « Une anthropologie de la paix », Anthropologie et Sociétés, 30 (1), 2006, p. 7-28.

[5] Il existe toute une herméneutique du terme et de ses variants. Une première synthèse en français avait été réalisée par Christian Mellon et Jacques Sémelin, La Non-violence, Que sais-je? 1994. Plus récemment, Alain Refalo s’est attaché à retracer les origines et sens du terme: « Non-violence » dans Nathanael Wallenhorst et Christian Wulf, Humains un dictionnaire danthropologie prospective, Vrin, 2022, p. 398-402.

[6] Une explication claire de Saytagraha est fournie par Michael Nagler, dans « What is Satyagraha? », URL: <https://www.youtube.com/watch?v=4IMmiVUwAqE, 2014>.

[7] Cécile Dubernet, « Neutralité donc silence? La science politique française à l’épreuve de la non-violence », in Laurence Brière, Mélissa Lieutenant-Gosselin et Florence Piron (dir.), Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre? Éditions science et bien commun, Québec, 2019, p. 245-271.

[8] Olivier Tinland, « La paix un concept essentiellement contesté », in Antoine Coppolani, Charles-Philippe David, Jean-François Thomas (dir.), La Fabrique de la paix, acteurs, processus, mémoires, Presses de l’Université Laval, 2015, p. 81-96.

[9] Voir l’illustration donnée dans Conflict, Conflict Prevention, Conflict Management and Beyond: a conceptual exploration, Niklas L.P. Swanström, Mikael S. Weissmann, 2005, p. 11.

[10] Noam Chomsky, « Le lavage de cerveaux en liberté, plus eficace encore que les dictatures », entretien avec Daniel Mermet, Le Monde diplomatique, août 2007; Claire Berlinski, There is no alternative, why Margaret Tatcher matters, Basic Books, 2011.

[11] Sur CAIRN, on ne trouve que peu d’analyse de la Mission d’observation spéciale de l’OSCE en Ukraine pendant ses années de déploiement (2014-2022), dont aucune étude détaillée. Quelques mois seulement après le renouveau de la guerre, Guy Vinet insiste sur l’échec de l’OSCE. VINET Guy, « L’OSCE à l’heure de l’Ukraine », Revue Défense Nationale, 2022/6, n° 851, p. 136-140. DOI: 10.3917/rdna.851.0136. URL: <https://www-cairn-info. icp. idm. oclc. org/revue-defense-nationale-2022-6-page-136.htm>.

[12] Sur ce sujet, voir Adam Robert et Thimoté Garton, Ash, NonViolence and Power Politics, Oxford University Press, 2011.

[13] Des exemples parlants se trouvent dans l’étude du Quaker Council for European Affairs, Construire la paix ensemble, 2018.

[14] Gene Sharp de, The Politics of Nonviolent Action, Porter Sargent, 1973, jusqu’à Waging non-violent struggle, 20th Century Practice and 21st Century Potential, Extending Horizons Books, 2005. Jean-Marie Muller a aussi beaucoup publié. On peut citer le Dictionnaire de la Non-violence, Relié, 2005.

[15] Séverine Autessere, The Frontlines of Peace, Oxford University Press, 2021.

[16] Erika Chenoweth, Maria J. Stephan, Pouvoir de la nonviolence, Calmann-Lévy, 2021.

[17] John Paul Lederach, The Moral Imagination, the Art and Soul of Building Peace, Oxford University Press, 2005

[18] J’emprunte cette idée au philosophe François Jullien, Un sage est sans idée, Seuil, 1998.

 

(*) L’auteure, Cécile Dubernet

* Enseignante-chercheuse, faculté des sciences sociales, économiques et de droit, institut catholique de paris.