Début 2024, le monde se trouve à une conjoncture inédite de l’histoire. Une guerre mondiale est en cours, mais elle ne ressemble pas aux précédentes. Elle ne dit pas son nom et pourrait même ne pas être perçue comme une guerre mondiale. Elle n’est pas officiellement déclarée, et n’a donné lieu ni à une mobilisation générale ni à des batailles rangées de grande envergure. Elle n’a ni date de déclenchement ni perspective de conclusion. C’est une guerre mondiale de longue durée, permanente et de type nouveau que les peuples du monde, les mouvements populaires et les courants progressistes doivent comprendre, afin de la contrecarrer et de ne pas en faire les frais.
Essayons d’abord de mettre en lumière les caractéristiques de la situation actuelle pour identifier les éléments de nouveauté, leurs causes et leurs effets. Nous procéderons ensuite à un examen de moyens appropriés pour conjurer les périls vers lesquels la spirale belliqueuse mène le monde.
L’hégémonie étatsunienne à la croisée des chemins
L’impérialisme fonctionne à plein régime. Un pays, à notre époque, tente de s’imposer à tous les autres. Puissance dominante des dernières décennies, les États-Unis aspirent à un impérialisme planétaire, englobant le monde entier sous leur égide, le tout recouvert du vocable « mondialisation ». Nous l’écrivions déjà. Ils veulent instaurer un « monde gouverné par des règles », c’est-à-dire un monde dans lequel leur volonté a valeur de loi, le capitalisme est roi, l’anglais est la lingua franca, le néo-libéralisme est la norme, le dollar US est la monnaie de référence et les ressources naturelles de tous sont à la disposition du capital mondialisé, en premier lieu le leur.
C’est aussi un monde dans lequel les États-Unis agissent comme policiers avec leurs 800 bases militaires et un budget consacré au complexe militaro-industriel atteignant les 900 milliards de dollars par année. C’est un monde dans lequel les pays qui ne se conforment pas aux « règles » étatsuniennes font l’objet de « sanctions » et dans lequel l’intervention militaire est la poursuite de la guerre économique par d’autres moyens. C’est un monde dans lequel les interventions militaires, les coups d’États et les appuis financiers sont autorisés, lorsque les intérêts hégémoniques des États-Unis sont mis en cause.
Toute revendication de souveraineté doit être réprimée par l’intervention militaire et/ou les « révolutions colorées ». Soumis à divers degrés de satellisation, pays développés et pays moins développés seraient intégrés dans une structure hiérarchique et pyramidale, avec les États-Unis au sommet. La production se ferait dans les régions de main-d’œuvre à bon marché, tandis que les États-Unis imprimeraient des dollars pour importer beaucoup, exporter peu en contrepartie et vivre en rentiers au-dessus de leurs moyens et aux dépens du reste du monde. Dernièrement, sous l’effet de la pandémie et de la guerre en Ukraine, les États-Unis ont compris qu’il est risqué de devoir importer massivement. Mais réindustrialiser n’est pas rentable pour les entreprises US qui ont délocalisé. C’est pourquoi le gouvernement américain force l’industrie allemande à migrer vers les États-Unis en la privant de gaz russe.
L’ultime garant de ce système est la force militaire projetée par des bombardiers, des missiles, des porte-avions, des alliances, des supplétifs locaux et des bases disséminées à travers le monde. Tel est le système mis en place au début des années 1980. Se résumant à un transfert forcé des richesses mondiales vers les États-Unis, il représente le summum de l’impérialisme dans sa forme actualisée et adaptée à la configuration du capitalisme contemporain.[1] Son apogée se situe entre 1990 et 2008. Une ère de mondialisation américanocentrée, d’unipolarité, d’exceptionnalisme et de « fin de l’histoire », recouverte démagogiquement par l’écran de fumée (pas la réalité) de la diffusion de la démocratie (selon la définition occidentale), des droits humains et de l’éthique d’inspiration chrétienne semble s’installer pour l’éternité.
Or, l’éternité s’est avérée plus courte que ne l’avaient anticipé les chantres de la « fin de l’histoire ». La mondialisation financiarisée révèle au grand jour ses tares intrinsèques durant la grave crise économique de 2008, qui passe près de faire basculer le monde dans une dépression calamiteuse. La pérennité de ce système, caractérisé par le décloisonnement des institutions financières, la dérèglementation de la finance et par une oligarchie apatride, n’est plus assurée; ses partisans sont sur la défensive. Sur un autre plan, l’«ordre» international qui soumet l’humanité au bon vouloir des États-Unis vacille. Son installation était due à la sidération qui a suivi la fin du système soviétique et le démembrement de l’URSS. Dans le désarroi, autant les pays de l’Est que ceux de l’Ouest, ceux du Nord comme ceux du Sud, se rangent en position subalterne derrière les États-Unis.
Ce moment passé, ils reprennent leurs esprits, se relèvent et envisagent de recouvrer leur indépendance perdue. C’est le cas, en particulier, de la Russie et de la Chine, mais de la plus grande partie du Sud aussi. Le statut d’auxiliaires de l’hégémon leur est devenu insupportable. L’heure est à l’exigence du remplacement de l’unipolarité par la multipolarité, du respect des souverainetés nationales, de l’application du droit international (pas des « règles » dictées par les États-Unis et modifiables selon leurs besoins conjoncturels), de la fin de l’impunité, de la constitution d’une authentique communauté internationale, de la prise en compte des intérêts des autres par les États-Unis. Il y a une triple remise en question de l’impérialisme étatsunien : d’abord ses fondements sont fragilisés sur le plan économique, ensuite l’organisation internationale qui le soutient est contestée sur le plan politique. Enfin, son emprise idéologique, carburant au « choc des civilisations », se desserre.
L’imposition de l’« ordre » étatsunien
L’impérialisme étatsunien est planétaire. Le monde entier doit lui être soumis. Il ne souffre aucun refus d’en faire partie, aucune tentative de se tailler un espace propre, même non hostile. Il a fallu user de la force pour l’imposer, y compris durant les années d’hégémonie totale. C’est le sens des guerres sans fin et en série menées par les États-Unis depuis 1990 contre l’Irak, la Serbie, l’Afghanistan, la Libye, la Syrie, ainsi que des « révolutions de couleur » pour déstabiliser ou effectuer des regime change et installer des pouvoirs serviles, par exemple en Tchétchénie, en Géorgie, en Ukraine, à Hong Kong, au Venezuela, en Biélorussie, au Kazakhstan, etc. Les guerres avaient certaines caractéristiques : 1) elles étaient de type colonial, contre des pays plus faibles; 2) après les échecs des invasions américaines de l’Irak et de l’Afghanistan, les États-Unis ont remplacé leurs troupes par des proxys locaux pour donner la préférence aux guerres par procuration (Albanais contre la Serbie, djihadistes et Kurdes contre la Syrie, Ukrainiens contre la Russie, etc.); 3) les guerres et les coups d’État étaient géographiquement périphériques, visant indirectement la Russie et effectués dans son pourtour, surtout au Proche-Orient et au sud de la Russie.
Une nouvelle phase s’ouvre en 2011 avec le « pivot vers l’Asie » d’Obama. L’affaiblissement de l’hégémonie étatsunienne et le renforcement de la Chine conduit à une transition passant des guerres coloniales à l’affrontement direct entre grandes puissances. Les cibles premières des États-Unis deviennent ouvertement la Chine et la Russie. Les frictions en mer de Chine se multiplient autour de Taïwan. Le coup d’État à Kiev en 2014, par lequel les États-Unis nomment un gouvernement russophobe, les met sur la trajectoire de la guerre qui éclate en Ukraine en 2022. En 2016, Trump fait campagne contre la Chine. Aux États-Unis, les factions dirigeantes se déchirent sur les priorités : abattre la Russie d’abord pour les néoconservateurs associés aux Démocrates, laisser la Russie à plus tard et s’en prendre en premier lieu à la Chine pour les Trumpiens. Les plus bellicistes croient pouvoir provoquer tout le monde en même temps. Le débat porte sur l’orientation de l’impérialisme étatsunien. La lutte au sommet est féroce et sans précédent depuis 2015; elle continuera de plus belle, quel que soit le résultat de la présidentielle de 2024, car les États-Unis ne peuvent maintenir leur prépondérance, de plus en plus rejetée, que par la force.
Un troisième front imprévu
Les dirigeants américains ont été cependant aussi contraints de se tourner encore une fois vers le Moyen-Orient. Ils n’y ont certes plus les mêmes intérêts qu’avant. Cette région n’est plus une source essentielle d’approvisionnement en pétrole, car les États-Unis sont de plus en plus autosuffisants. Si la région demeure toutefois importante à leurs yeux et qu’Israël est leur tête de pont pour imposer leur contrôle régional c’est, dans la conjoncture actuelle, pour contrer le phénomène de la dédollarisation. Le rôle joué par le pétrole saoudien comme garant du pétrodollar, et donc du dollar US comme devise de réserve mondiale de facto, n’est plus assuré. Or, la domination financière des États-Unis dépend fondamentalement du maintien du dollar américain comme devise de réserve internationale.
Le refus de Mohammed Bin Salman de baisser les prix du baril de pétrole[2] à l’intention de l’Europe, en remplacement du pétrole russe, fut un premier camouflet porté au visage d’un Biden s’étant pourtant rendu sur place. Malheureusement pour les États-Unis, le pétrole saoudien acheté par la Chine se paie maintenant en yuan et l’Arabie saoudite, susceptible de devenir sous peu un nouveau membre du BRICS, vient de normaliser ses relations avec l’Iran, ennemi juré de Washington et compétiteur dans la production de pétrole. Déjà, la guerre qui avait été entamée par le camp occidental contre la Syrie avait comme par hasard coïncidé avec la décision prise par Bachar al Assad de privilégier le projet de pipeline iranien par rapport au projet qatari. En plus de garantir le contrôle des sources en provenance d’Irak par une présence militaire continue des USA sur ce territoire et d’être aussi militairement présents en Syrie où se trouvent des ports pétroliers, les États-Unis comptent sur Israël pour bombarder les ports pétroliers du Liban et de la Syrie[3]. Il faut aussi normaliser les relations entre Israël et l’Arabie saoudite pour maintenir bien en vie la mise en valeur du pétrole saoudien comme source d’approvisionnement de l’Occident et pour concurrencer la Chine avec un le projet de Corridor économique Inde/Moyen-Orient/Europe (IMEC)[4].
L’opération surprise du 7 octobre 2023 et, plus généralement, la reprise des combats au Proche-Orient, non anticipée et non souhaitée par Washington, est venue empirer les choses. Elle est révélatrice des enjeux et symptomatique du vacillement de l’empire américain. On assiste à la fois à la remise en question de l’oppression exercée par Israël sur le peuple palestinien et à l’exacerbation d’une politique de chèque en blanc adoptée par les États-Unis qui conduit Israël à poser des gestes génocidaires à Gaza. Netanyahu a vu dans l’attaque du 7 octobre l’occasion rêvée de raser Gaza et de reprendre la colonisation de ce territoire. La déstabilisation de l’ordre établi s’est cependant déployée sur plusieurs fronts. Le Hamas à Gaza, le Hezbollah au Liban, les Houthis (Ansar Allah) au Yémen et la résistance en Irak forment les axes de cette opposition à Israël qui force Washington à s’enliser. Israël est d’ores et déjà assuré de perdre la guerre contre le Hamas. L’État israélien se mérite durablement la réputation internationale d’État génocidaire en même temps qu’il ternit tout aussi durablement à l’échelle mondiale celle de ses alliés occidentaux qui le cautionnent et lui accordent l’impunité.
Une troisième guerre mondiale de type nouveau
Les conditions sont réunies pour une guerre mondiale mais elle ne ressemble pas à celles de 1914 et 1939. La situation actuelle comporte de notables différences. La plus évidente est l’apparition depuis 1945 des armes nucléaires et la constitution d’énormes arsenaux détenus par la Russie et par les États-Unis (90% du total mondial). Chacun dispose d’assez de mégatonnes pour vitrifier l’autre plusieurs fois et une bonne partie du monde aussi. La destruction des deux est garantie, peu importe lequel déclenche l’apocalypse. Il est compris que la déclaration de la guerre frontale et totale, comme en 1914 et 1939, ne peut être que la dernière des dernières options. On remarquera avec quel soin les États-Unis et l’OTAN, bien que massivement engagés aux côtés de Kiev, essaient de garder « profil bas » et de limiter les atteintes directes à la Russie : être en première ligne (là où Kiev cherche à les mettre) ferait d’eux officiellement des belligérants et des cibles légitimes de la Russie; des affrontements directs otano-russes peuvent connaître l’escalade et dégénérer en empoignade nucléaire entre les États-Unis et la Russie. Quant à la Russie, elle se prête à cette interprétation et évite de toucher les pays qui approvisionnent Kiev.
Les armes nucléaires ainsi que l’importance politique d’éviter des morts étatsuniens font en sorte que la guerre par procuration est devenue la forme la plus prisée par les États-Unis pour entreprendre des conflits. En témoignent les guerres en Syrie, au Yémen et en Ukraine. De fait, les mobilisations d’armées régulières et les déclarations formelles de guerre, avec un début et une fin déterminés, sont devenues choses du passé. Le monde n’est pas pacifié pour autant. La guerre est maintenant permanente, 24/7/365, de « basse intensité », de toutes natures (« hybride »), faite de subversion, de sabotage, de putschs (« révolutions ») et de mises en scène, par des forces spéciales, des clients locaux et des suppôts infiltrés. Les guerres ne se terminent plus par des traités et des retours à la paix; elles perdurent, pourrissent et continuent à être entretenues de l’extérieur, comme en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Libye.
La présente guerre mondiale est de type nouveau parce qu’elle emprunte beaucoup aux guerres « hybrides » menées depuis 1990 et parce qu’elle déploie ces méthodes contre la Russie et la Chine. Inaugurant la guerre mondiale nouveau genre, le conflit en Ukraine est à la fois périphérique et direct puisqu’il se déroule à la frontière de la Russie et est dirigé contre elle. Le même scénario se dessine autour de Taïwan. Déstabilisation, désordre, pseudo-révolutions, renversements de régimes, effondrements depuis l’intérieur, etc. demeurent les méthodes privilégiées. On peut penser que les responsables s’efforceront (pour leur propre survie) à s’en tenir aux guerres « hybrides » par procuration. Mais, au fur et à mesure qu’elles s’approchent de la Russie et de la Chine, ces guerres peuvent déraper et muter en guerres directes porteuses de dangers nucléaires. Que feront les États-Unis suite à leur défaite contre la Russie en Ukraine ? Que ferait la Russie si elle venait à être réellement menacée par les États-Unis, l’OTAN ou Kiev ? Jouer avec les allumettes des guerres limitées à la porte de grandes puissances est assimilable à la pyromanie. La guerre mondiale de type nouveau, en cours actuellement, peut dégénérer en guerre mondiale de type ancien… et être la dernière.
Que faire contre la guerre mondiale ?
Il convient avant tout de comprendre les mécanismes et les ressorts de la guerre « hybride » par procuration. C’est une guerre qui doit être camouflée par un bombardement de propagande à l’effet que c’est une lutte « populaire » contre des tyrans haïssables, que les États-Unis n’y sont pour rien, qu’ils doivent même voler au secours des « contestataires » et des « rebelles ». Selon eux, il ne s’agirait pas de motivations géopolitiques (destruction et mise sous tutelle d’un pays récalcitrant) ou d’imposition de l’impérialisme étasunien, mais de la promotion des « valeurs » occidentales, du missionnariat pour la démocratie et d’une défense des droits humains bafoués. Le rôle des supplétifs instrumentalisés en vue de réaliser la tâche pour le compte de l’hégémon doit être soigneusement camouflé; ce serait des héros qui luttent au nom de nobles principes. Ces récits (« narratifs ») sont tout prêts, immédiatement déversés sur la place publique et répétés à satiété afin qu’ils passent pour « la vérité ». Le public doit croire que l’opération est justifiée.
Sous les dehors de fournisseurs d’une information crédible, les médias mainstream jouent un rôle capital comme diffuseurs de la ligne gouvernementale officielle, vecteurs d’une pensée unique et diffamateurs de toute critique (« complotiste », « conspirationniste », « haineuse », adoratrice d’un pays honni, à la solde d’un dirigeant étranger diabolisé). Le conflit en Ukraine porte le système à son paroxysme en cherchant à bannir tout propos s’écartant de la doxa et en y ajoutant un maccarthysme délirant et une chasse aux sorcières pour disqualifier et réduire toute critique au silence. L’hystérie collective est dûment actionnée. C’est exactement ce qui se passe en temps de guerre et cela fournit un indice que la guerre mondiale est engagée. L’embrigadement des médias, des instituts, des centres de recherche et des « experts», le monolithisme de la pensée et l’intoxication du public sont monnaie courante pendant une guerre.
On peut s’attendre à ce que les guerres continuent à être « hybrides » et par procuration, le plus longtemps possible, tant que de la chair à canon sera disponible. Il est prévisible qu’elles se poursuivent et tout aussi prévisible qu’elles fassent peser le risque de guerres directes. La lutte contre la guerre se mène le mieux par des organisations politiques jouissant d’un appui populaire. L’affaiblissement de la gauche a laissé peu d’organisations en état d’assumer cette responsabilité. Il faut renforcer celles qui œuvrent, souvent dans des conditions défavorables, et se concentrer sur le démontage des justifications mises de l’avant par les fauteurs de guerre.
Toute guerre s’entoure de mensonges et d’impostures, et les guerres « hybrides » et par procuration en ont besoin plus que les autres. L’opposition à la guerre doit parvenir à abattre la muraille de propagande érigée par les commanditaires de ces guerres. Elle doit dégonfler l’intox et l’endoctrinement. Elle doit réagir le plus vite possible avant que le poison de la désinformation ne fasse son œuvre et devienne indélogeable. Les véritables raisons de ces guerres sont inavouables; elles ne supportent pas la lumière du jour. Réussir à dissiper le fatras de la propagande pour exposer leurs tenants et leurs aboutissants est un pas majeur dans l’effort de les stopper, peut-être de rendre plus difficile leur lancement.
Refuser le faux « choc des civilisations »
L’Occident est de plus en plus isolé et forcé de constater son statut minoritaire dans le monde, car le Sud ne le suit plus. Son point fort réside toutefois dans sa capacité à maintenir en place l’illusion de la supériorité de la civilisation occidentale. Le « choc des civilisations » dessiné par Samuel Huntington a beau se fonder sur des stéréotypes simplistes. Il tire quand même toute sa force du pouvoir de conviction qui s’ancre dans l’esprit des populations. La russophobie, la sinophobie et l’islamophobie en forment la substance.
Russophobie. Elle se fonde sur la fierté occidentale à l’égard des valeurs démocratiques, sans pouvoir admettre la possibilité qu’un pays puisse vouloir privilégier, comme c’est le cas en Russie, le modèle d’une « démocratie autoritaire », pour emprunter l’expression d’Emmanuel Todd. Se pourrait-il que la société russe puisse véritablement vouloir assurer une stabilité durable au sein du pays par la présence d’une autorité politique incarnée principalement dans une personne, chargée avec son entourage de planifier sur le long terme le développement économique, social et culturel du pays, notamment pour conserver le contrôle de l’oligarchie présente sur son territoire? La philosophe John Rawls, par exemple, admet deux modèles radicalement différents de justice distributive : le socialisme libéral (respectant les droits et libertés civils et politiques) et la démocratie de propriétaires (généralisant le modèle coopératif opposé à la concentration du capital, des moyens de production et des pouvoirs de décision sous le contrôle d’une oligarchie apatride).
Sinophobie. L’Occident s’appuie aussi sur la croyance quasi religieuse dans la suprématie des droits individuels en vertu de laquelle ceux-ci seraient les seuls droits fondamentaux. Il ne peut se faire à l’idée d’une société comme la Chine qui, à l’inverse, affirme la suprématie des droits collectifs de la nation, d’où le soutien indéfectible de Pékin en faveur du droit à l’autodétermination des peuples. En plus d’être une colonie de peuplement (settler state) ayant violé les droits collectifs des peuples autochtones, les États-Unis sont intervenus militairement 215 fois dans le monde depuis 1991, violant à chaque fois le principe du droit collectif à l’autodétermination des peuples. À l’opposé, les dernières interventions chinoises sont survenues en 1950, lors de la guerre de Corée, et en 1979, pendant la guerre du Vietnam. L’universalisme est possible, mais les organisations internationales et le droit international doivent reconnaître que le droit à l’autodétermination des peuples fait partie des principes universels. L’Union européenne, qui aurait pu servir de modèle à cet égard, s’est construite sur une bureaucratie qui a fait fi du pouvoir constituant des peuples (imposant le traité de Lisbonne alors que le traité constitutionnel, qui lui était parfaitement identique, avait été rejeté par la France et les Pays-Bas). L’UE a aussi fait fi du droit des peuples au développement égal en laissant s’accentuer des disparités entre les peuples du Nord et les peuples du Sud de l’Europe. L’UE est également responsable d’un manquement au principe de solidarité entre les peuples dans le traitement réservé à la Grèce suite à la crise économique de 2008.
Islamophobie. Même si la croyance et la pratique religieuses sont à toutes fins utiles disparues en Occident, l’éthique chrétienne peut agir encore imperceptiblement dans les mentalités. Elle contribue à maintenir en place à notre époque la conviction en la supériorité de la religion judéo-chrétienne sur les autres religions, et notamment sur l’islam. Il y a aussi la conviction que la religion est une expérience subjective, seulement vécue à l’échelle individuelle, et relevant de la vie privée. Tout cela prend des formes conflictuelles parce que l’Occident a perdu confiance en lui-même, en ses principes fondateurs et en son avenir. La lutte contre les pratiques communautaires de la religion, cristallisée dans l’interdiction du foulard, la peur du « grand remplacement » et la menace que d’aucuns voient peser sur les valeurs républicaines reflètent surtout la projection de son propre désarroi sur autrui. Elles s’ajoutent aux calculs géopolitiques occidentaux pour empêcher la communauté internationale de stabiliser le Proche-Orient, en particulier en imposant la solution à deux États ou une solution à un État fédéral binational dans lequel les deux peuples auraient des droits collectifs à l’autodétermination interne.
Conclusion
L’oligarchie apatride joue ses cartes en se servant du « choc des civilisations » comme d’un écran de fumée idéologique ayant un effet soporifique sur des populations qu’elle souhaite apathiques et facilement manipulables. Pour désamorcer la crise traversant un Occident se drapant dans les vertus démocratiques, individualistes et chrétiennes, il faut trouver inspiration chez Antonio Gramsci et combattre cette hégémonie culturelle. En l’occurrence, il faut admettre plusieurs sortes de démocraties (formelle et matérielle), plusieurs sortes de droits fondamentaux (individuels et collectifs) et plusieurs rapports à la religion : à savoir plusieurs postures (athée, agnostique, croyant), plusieurs sortes de religion (chrétienne, musulmane, judaïque, animiste, bouddhiste, hindoue, etc.) et plusieurs façons de vivre la religion (en privé, en association et en communauté). En déployant la réflexion sur ces divers enjeux, on pourra conjurer la thèse fausse du « choc des civilisations » et désamorcer au sein de la population les appuis que l’Occident cherche à renforcer, et ce, pour mener à bon port des objectifs géopolitiques visant étancher la soif étatsunienne d’une domination sur le monde.
Dans ces conditions, il semblerait indiqué de réunir les moyens d’agir sur le plan vital de l’information : réseauter dès maintenant à l’échelle internationale les pôles de pensée critique aptes à dispenser une information crédible et à produire des analyses pertinentes pour contrer l’avalanche de déchets qui s’abat sur le public et qui entretient l’atmosphère guerrière. Ce serait déjà beaucoup. Pressenza est bien placé pour prendre l’initiative.
[1] Voir Samir Saul, L’impérialisme, passé et présent. Un essai. Paris, Les Indes savantes, 2023.
[2] https://theintercept.com/2022/02/15/saudi-arabia-gas-price-oil/
[3] https://www.wsj.com/articles/israel-strikes-target-iranian-oil-bound-for-syria-11615492789
[4] https://korybko.substack.com/p/imec-doesnt-just-compete-with-cpec?utm_source=substack&utm_medium=email