Juste avant que le Chili ne connaisse son deuxième plébiscite de ratification de la Constitution, ce dimanche 17 décembre 2023, nous nous entretenons avec Efren Osorio, secrétaire général du parti Acción Humanista. Efren nous accueille dans son bureau et sourit lorsque nous évoquons la justesse de ses analyses politiques et électorales, y compris lors des dernières élections pour la Convention (NdT: élections pour élire les membres de la Convention constitutionnelle, chargés d’écrire la nouvelle constitution) de mai dernier [2023], où il prévoyait avec une grande précision le triomphe écrasant de l’ultra-droite et que les coalitions gouvernementales n’atteindraient pas le quorum minimum de 21 conseillers. « Je suis devenu le prophète de la défaite », répond-il avec humour.   Efren a été un bâtisseur obstiné d’enracinements (ce qu’on appelle aujourd’hui des « territoires »), avec une empreinte humaniste et siloïste. Il l’a fait dans des communes comme San Bernardo et, dernièrement, il s’est consacré à soutenir des processus similaires dans lesquels de nouvelles générations d’humanistes tentent de reproduire des expériences semblables dans d’autres lieux géographiques. Et c’est là l’un de ses thèmes centraux : l’importance du travail territorial pour les forces de gauche et progressistes.

Pressenza : Comment voyez-vous l’élection de ce dimanche 17/12 à la lumière du contexte latino-américain actuel, de l’avancée conservatrice et de l’élection du nouveau président Milei en Argentine ?

Efren Osorio : Il faut rappeler que la gauche et le progressisme chilien sortent de deux défaites électorales très lourdes, très importantes, qui ont mis un frein à tout le processus de transformations qui s’était développé après le sursaut social d’octobre 2019, et le pire, c’est que ces défaites n’étaient pas face à la droite traditionnelle mais face à l’extrême droite. Si nous ajoutons à cela le contexte latino-américain, où Milei (N.d.E. : nouveau président en Argentine) vient de triompher de manière écrasante, cela montre une tendance latino-américaine et également mondiale.

Nous avons la progression de l’extrême droite en Italie, en Espagne, Trump qui continue à progresser très fortement aux États-Unis, Bukele au Salvador, la Turquie, donc c’est un contexte complexe au niveau mondial qui, à mon avis, découle de deux crises majeures, la crise du néolibéralisme et la crise de la social-démocratie. Et le vide laissé par ces deux crises, que la gauche n’a pas su combler, a été l’occasion de l’émergence de l’extrême droite. Il y a là un gros travail d’évaluation et d’autocritique à faire. Je n’aime pas que les défaites soient imputées à la presse de droite, nous savons que la presse de droite mentira toujours, et c’est donc une des causes.

La question est de savoir comment la gauche et les progressistes parviennent à surmonter ces mensonges et comment nous parvenons à susciter la confiance des secteurs populaires, comment nous parvenons à recouvrer notre crédibilité, et ici nous devons nous demander ce qui se passe avec les urgences sociales et si le discours et les actions des gouvernements et des partis de gauche sont en phase avec ces urgences; ce qui se passe dans certains partis de gauche qui semblent liés à la corruption, ce qui a été très préjudiciable pour les projets de transformation. Ainsi, les secteurs populaires et les classes moyennes dans des situations précaires attendent des solutions concrètes à leurs urgences quotidiennes et nous, la gauche, n’avons pas été en mesure de les leur fournir.

Nous espérons que ce dimanche 17/12, le camp « Contre le projet de Constitution » triomphera (cela a été le cas), en rejetant le projet de constitution rédigé par l’ultra-droite ici au Chili, qui est désastreux, pire que celui de Pinochet. Mais l’issue est très incertaine, car ces derniers jours, les attaques ont été féroces, dans le cadre d’une véritable opération de “lawfare” (N.d.T. : lawfare est l’utilisation d’un système juridique pour nuire à un adversaire).

Le procureur général a activé une affaire de corruption dans laquelle apparaissent des liens regrettables avec un important parti gouvernemental, et la presse hégémonique s’est délectée de ces nouvelles. Si ce texte constitutionnel ultraconservateur est approuvé, il s’agira d’une défaite cuisante pour les secteurs démocratiques du Chili, bien pire que le triomphe de Milei en Argentine.

Par contre, un éventuel triomphe du camp « Contre le projet de constitution », rejetant la proposition constitutionnelle, serait une défaite pour la droite et l’ultra-droite mais pas nécessairement un triomphe pour la gauche ; ce ne serait qu’un petit répit, même pas une halte au détour d’un fleuve ; ce n’est même pas suffisant pour cela. Ce ne serait qu’un petit répit dans un tsunami qui nous engloutit, qui nous permettrait d’ouvrir la bouche quelques instants pour respirer. Alors il faut profiter de cette bouffée d’air passagère pour se reconstituer et reprendre des forces, mais ce serait une nouvelle erreur de penser qu’un bon résultat au plébiscite est un triomphe pour les forces démocratiques.

Dans cette autocritique, peut-on dire que la gauche a échoué dans ses tentatives ?

Oui, il y a un échec et nous devons le reconnaître. La seule façon de changer de cap est d’accepter nos échecs. Et je crois que la gauche politique et la gauche sociale ont échoué. Nous avons échoué, je parle à la première personne du pluriel, et nous avons échoué parce que, à mon avis, le diagnostic que nous avons fait de la flambée sociale d’octobre 2019, à la lumière de ce qui s’est passé depuis, était erroné.

Nous nous sommes trompés en pensant que cette agitation, cette colère qui s’est exprimée si fortement dans les rues, de manière largement non violente, en pensant que cette colère était l’expression d’un moment proche d’un moment pré-révolutionnaire, une critique et une demande pour l’abolition du modèle néolibéral. Mais en réalité, les gens étaient fatigués des abus et des privilèges de quelques-uns, mais pas nécessairement du modèle.

Ce modèle a imprégné jusqu’au substrat culturel de notre peuple et nous devons l’accepter et, à partir de là, commencer à changer ce substrat. Les preuves ne manquent pas, par exemple la défense des écoles subventionnées par les secteurs populaires et les classes moyennes précarisées. Sur la question des retraites, la campagne de la droite « pas avec mon petit argent ! » pour défendre les cotisations individuelles contre un système de retraite solidaire par répartition a été très forte.

En résumé, je crois que la gauche sociale et politique doit accepter l’échec et, à partir de là, commencer à reconstruire un projet de gauche populaire. Et cet échec est lié à la grande déconnexion entre la gauche et les secteurs populaires. Les secteurs populaires sont abandonnés, nous ne sommes pas engagés, aucun parti ni même les soi-disant mouvements sociaux n’ont un caractère véritablement populaire.

Autrefois, dans chaque quartier ouvrier, on trouvait des sièges, des cellules ou des bases des partis de gauche et une chapelle avec un prêtre ouvrier en train de prêcher. Et maintenant nous voyons que dans les secteurs populaires, il n’y a pas de partis de gauche, mais nous trouvons le pasteur évangélique, souvent lié au discours de l’ultra-droite, nous trouvons aussi le narco qui donne une certaine « protection » et les journaux télévisés qui manipulent en entrant dans la chambre à coucher des secteurs populaires.

Mais nous, la gauche et le progressisme, nous ne sommes pas là, nous ne faisons pas partie du monde populaire, et lorsqu’il y a des maires et/ou des conseillers de gauche, nous trouvons alors un travail plutôt clientéliste, loin d’un projet d’autonomisation territoriale. Et là, il y a une autocritique à faire très fortement. Je pense qu’il y a un problème, et c’est que la gauche et le progressisme sont devenus une gauche sans peuple, et une gauche sans peuple est vouée à l’échec.

Efren, pour nos lecteurs à l’étranger, comment expliquez-vous que le Chili, en seulement quatre ans, soit passé de la possibilité de changements profonds à la discussion d’une constitution pire que celle de Pinochet ?

La seule façon de répondre à cette question est de revenir à octobre 2019. Comme je l’ai déjà dit, il y a une erreur de diagnostic ; nous la gauche et le progressisme, nous avons pensé que les gens voulaient un changement radical de modèle et en réalité ils étaient juste fatigués des abus et des privilèges.

Pour le dire en termes « orteguiens » (NdT: Allusion à Daniel Ortega, président du Nicaragua), la grande colère qui s’est exprimée était contre les abus, mais pas contre les utilisations du modèle néolibéral. Et cette confusion ou erreur de diagnostic a conduit à une certaine ivresse dans certains secteurs politiques et sociaux, une ivresse de la flambée ; certains se croyaient au Chiapas et se prenaient déjà pour le sous-commandant Marcos (N.d.T: Allusion au Groupe armé indigène mexicain Armée zapatiste de libération nationale).

S’il est vrai que la majorité du mouvement était non-violent, il y a eu aussi des excès et une sorte de romantisation de la violence, des pillages non seulement des grandes chaînes de supermarchés mais aussi des petits commerces. Ces pillages ont traumatisé de nombreuses personnes, non seulement de la classe moyenne mais aussi des secteurs populaires. Les pillages ont souvent été encouragés ou tolérés par les forces de police parce qu’elles savaient très bien que cela effraierait beaucoup de gens. Donc, à mon avis, il y a eu une erreur de diagnostic et une certaine intoxication due à l’explosion sociale.

Ce mois d’octobre 2019 a été très puissant, très fort, mais nous lui avons attribué un cachet idéologique, ce qui, à la lumière de ce qui s’est passé depuis, était une erreur.

Acción Humanista fait partie du gouvernement du président Boric. Après le plébiscite du dimanche 17/12, continuerez-vous à soutenir le gouvernement du président Boric ? Pourquoi ?

Dans ce contexte de progression de l’extrême droite, nous pensons qu’un éventuel échec du gouvernement actuel serait la porte d’entrée de l’extrême droite. Plus concrètement, pour le second tour des élections présidentielles de 2000 au Chili, entre Lagos et Lavín, nous avons été des militants du vote nul parce que nous avions compris que les deux candidats faisaient partie d’une démocratie, limitée, restreinte, libérale ou bourgeoise si vous voulez l’appeler autrement, mais en fin de compte d’une démocratie.

Mais dans le cas de l’ultra-droite, elle n’a absolument aucune empreinte démocratique, au contraire, elle utilise la démocratie pour arriver au pouvoir et ne plus jamais le lâcher. Nous continuerons donc à soutenir ce gouvernement, mais je pense qu’il est impératif d’élever le volume de la voix humaniste.

Certaines situations deviennent intolérables : l’oubli de l’agenda environnemental ou la dette étudiante, pour n’en citer que quelques-unes. Il y a des questions qui étaient stratégiques, qui pour diverses raisons, justifiées ou non, ont été reportées et ce gouvernement doit être en mesure de donner des signaux clairs dans cette direction, en soulignant que si des progrès ne sont pas réalisés, c’est dû à la droite.

Mais la volonté d’aller de l’avant doit être clairement visible et c’est là que, à mon avis, une plus grande alliance avec le monde social a fait défaut. Une grande partie de l’action du gouvernement est consacrée au piratage des votes au parlement. Dans un parlement où nous sommes minoritaires et où la seule façon de changer ce rapport de forces est la pression populaire, il semble parfois que le gouvernement se préoccupe davantage de la une du journal El Mercurio que de l’opinion des personnes qui nous ont soutenus.

D’autre part, la politique de communication du gouvernement doit être revue, car il n’a pas été en mesure de montrer ce qui a été fait, ce qui n’est pas rien. Nous continuerons à faire partie de ce gouvernement, mais je pense que nous, les humanistes, devons commencer à parler plus fort, non pas pour aller dans le bavardage ou pour l’absurdité d’un poste de plus ou de moins, mais pour les problèmes qui blessent les gens.

Le panorama est très complexe. Comment éviter l’arrivée de l’extrême droite ?

Nous pensons que l’ultra-droite doit être stoppée par une grande convergence de la gauche et des secteurs progressistes. Mais cette unité, cette convergence doit se faire autour de transformations profondes qui changent la vie quotidienne des gens.

C’est-à-dire que les gens doivent pouvoir joindre les deux bouts, éduquer leurs enfants correctement, s’occuper de leurs parents, et chaque travailleur doit savoir qu’en travaillant honnêtement, il aura une retraite plus ou moins digne. Ce sont quatre choses apparemment simples, mais très complexes en termes de politique publique.

Mais si les gens nous voient engagés et travaillant dans cette direction et non dans des compromis avec la droite ou liés à la corruption, nous pourrons aller de l’avant ; sinon la vérité est que ce sera très difficile.

Le défi pour nous, en tant que coalition de la gauche et du gouvernement, est donc de savoir comment gagner le cœur des gens et comment retrouver l’espoir. Le différend porte précisément sur cet espoir que les gens ont perdu et que nous devons prendre en compte. Cet espoir était dans ce gouvernement, et après peu de temps, à cause de diverses erreurs, cet espoir a été frustré.

Il n’y a rien de pire qu’un peuple frustré, c’est pourquoi nous devons être sincères dans notre autocritique et montrer clairement notre vocation au changement. Et cela n’a rien à voir avec le fait de dire ce qui plaît à l’élite, cela a à voir avec un engagement réel envers les besoins les plus urgents du peuple. La gauche se voit dans des querelles parlementaires petites et ridicules, loin de tout engagement territorial.

Les secteurs populaires ne nous voient donc pas comme des alliés, ils ne nous voient pas comme des outils de changement, ils nous voient comme très distants parce qu’ils nous voient discuter en termes politiques et non en termes d’engagement. Les gens doivent voir qu’il existe un engagement sincère et profond pour surmonter leurs difficultés quotidiennes.

En bref, la gauche a besoin de plus d’engagements et de moins de parlement. Comme l’a dit notre ancienne députée Laura Rodríguez : « Le dos au parlement et le visage au peuple ».

En ce qui concerne la frustration dont vous parlez, nous savons qu’avec la frustration vient le ressentiment. Pensez-vous qu’il soit possible d’en sortir, que nous ne soyons pas encore entrés dans la phase de ressentiment des populations ? Et si nous sommes dans la phase de ressentiment, sera-t-il possible d’en sortir, vu les indicateurs que vous mentionnez ?

Je pense que nous sommes dans une phase très proche du ressentiment, si nous ne sommes pas déjà dans cette phase. Vous allez dans les secteurs populaires et il y a beaucoup de colère, une forte colère. Nous les humanistes nous disons que lorsqu’on commet une erreur, il faut faire une double réparation. Et je crois que ce gouvernement et nous tous avons commis des erreurs et que nous devons faire une double réparation.

Et cela signifie, premièrement, que les secteurs politiques de la gauche, les partis politiques, doivent retrouver leurs engagements. Reprenons le travail d’une manière anonyme, humble et sincère, quelque chose qui n’apparaît pas devant les caméras de télévision, mais qui est extrêmement important pour reconstruire le tissu social. C’est une vieille phrase qui semble même être un cliché, mais qui est d’une grande profondeur.

Deuxièmement, nous devons être capables de montrer un but et un objectif à court terme. Nous ne pouvons pas nous contenter de proposer des rêves à long terme, nous devons également présenter des problèmes très concrets à court et à moyen terme.

Et troisièmement, après ce qui précède, nous devons être capables, comme l’a dit l’ancien vice-président García Linera en Bolivie, de lutter pour l’espoir, nous devons sortir et proposer un autre avenir. Les humanistes savent que lorsque l’avenir est fermé, lorsqu’il n’y a pas d’avenir, la violence émerge avec une grande force.

Donc, tant que nous ne serons pas capables d’ouvrir l’avenir, de manière que les gens sachent qu’en travaillant honnêtement, ils pourront éduquer leurs enfants et vivre leur vieillesse en paix, tant que nous ne serons pas capables de garantir cela, nous aurons un peuple qui cherchera des messies ici et là, parce que les gens sont tellement désespérés qu’ils cherchent des solutions pour aujourd’hui et non pour après-demain.

Enfin, Efren, quels sont les principaux défis pour Acción Humanista en tant qu’organisation politique dans le cycle électoral à venir ?

Nous devons nous légaliser dans 6 ou 7 régions afin d’affronter les élections municipales dans de bonnes conditions et d’élire des maires, des conseillers municipaux et, plus tard, des parlementaires. Un éventuel triomphe au plébiscite ne sera qu’une bouffée d’air dans une vague qui nous entraîne toujours vers le bas et qui pourrait nous submerger à nouveau.

Si nous prenons cette bouffée d’air et que nous l’absorbons au plus profond de notre cœur, nous pourrons envisager un avenir différent. Mais nous ne pouvons pas tomber dans l’ivresse du triomphe, ni croire que nous n’avons pas commis d’erreurs et que toute la responsabilité incombe aux partis politiques, aux mouvements sociaux ou aux médias de droite.

L’échec nous appartient à tous, mais il ne s’agit pas d’un échec coupable, ni d’un échec qui nous conduit à nous renvoyer la balle. L’échec, au sens humaniste du terme, est libérateur et inspirant parce qu’il nous permet de rompre avec cette boucle de « répétition » sans fin, de l’éternel retour de Nietzsche, il nous permet d’abandonner ce Sisyphe éternellement condamné par les dieux à escalader le rocher jusqu’au sommet de la montagne, pour le voir tomber et ensuite devoir remonter, encore et encore.

Ce n’est pas le meilleur moment pour le Chili, l’Amérique latine ou l’humanité, c’est un moment très critique, où les avancées civilisationnelles qui ont nécessité des décennies et des siècles de lutte commencent à être remises en question, où la vie de toutes les espèces vivantes est menacée par le changement climatique, où même les nouvelles guerres ne respectent plus les règles des anciennes guerres et nous horrifient, où des bandes criminelles s’emparent de villes et même de pays entiers, et où plus la violence domine, plus l’humanisme devient nécessaire.

Le monde a besoin d’humanisme, et c’est dans ce besoin profond et sincère, qui va bien au-delà de la petite politique, que les humanistes doivent puiser l’inspiration pour poursuivre leur action politique.

 

Traduction de l’espagnol de Evelyn Tischer