L’Europe a connu deux guerres
La troisième sera la dernière
N’abandonne pas, ne cède pas
L’eau douce brise la pierre
(Bots, 1981)
La ministre des Affaires étrangères allemande Annalena Baerbock (Verts) avait déjà mis en garde contre la lassitude de la guerre au printemps 2023. Le ministre de la Défense Boris Pistorius (SPD) (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, parti social-démocrate d’Allemagne) pousse désormais les choses plus loin et a exigé fin octobre que l’Allemagne devienne capable de se défendre et de « faire la guerre ». Un « changement de mentalité » est nécessaire non seulement dans l’armée allemande, mais aussi dans l’ensemble de la société : « Nous devons nous habituer à nouveau à l’idée que le danger d’une guerre pourrait menacer l’Europe ».
Le Tagesspiegel du 11 novembre a rapporté les contradictions du SPD : jusqu’à présent, il s’agissait de la capacité de défense (Rolf Mützenich), celui qui veut « se rendre apte à la guerre est prêt à y participer » (Jan Dieren) et « l’Allemagne ne doit pas être une puissance militaire dominante dans le monde » (Ralf Stegner). Pistorius s’est justifié en disant qu’il ne voulait pas la guerre, mais que l’Allemagne devait pouvoir se défendre, tout en continuant à insister sur une prétendue aptitude à la guerre nécessaire.
Parler de la guerre devient socialement acceptable
En mai 2010, le président allemand Horst Köhler a dû démissionner après avoir révélé, à l’occasion d’une visite en Afghanistan, ce que tout le monde pouvait savoir, mais qui était encore tabou à l’époque : « qu’un pays de notre taille, orienté vers le commerce extérieur et donc dépendant de ce commerce, doit aussi savoir qu’en cas de doute, en cas d’urgence, l’intervention militaire est également nécessaire pour préserver nos intérêts, par exemple pour préserver des voies commerciales libres ». Peu de temps auparavant, le ministre de la Défense de l’époque, Karl-Theodor zu Guttenberg (CSU) [NdT : CSU, Union chrétienne-démocrate en Bavière], avait qualifié de guerre ce qui se passait en Afghanistan, ce qui avait suscité de vives discussions, car jusqu’alors, le mot g… avait été évité.
Aujourd’hui, on parle sans retenue de guerres et de livraisons d’armes. « Pour que nous soyons préparés à une future guerre à grande échelle, nous devons nous adapter, nous devons changer ». C’est ainsi que la ZDF [NdT : Zweites Deutsches Fernsehen est une chaîne de télévision de service public allemande] a cité le 10 novembre Valdemaras Rupsys, le commandant en chef des forces armées lituaniennes. La guerre – cette chose horrible et destructrice, cette dernière expression du pouvoir et de la violence patriarcale – est à l’ordre du jour politique. Non pas comme quelque chose qu’il faudrait empêcher de toutes nos forces, mais comme quelque chose à quoi nous devons nous préparer.
L’Allemagne en tant que puissance militaire de premier plan
Une brigade de la Bundeswehr (armée nationale de la République fédérale d’Allemagne) composée de près de 5.000 soldats (comprenant probablement quelques soldates) et d’autres personnels sera stationnée en Lituanie au cours des prochaines années. Avec ce « projet phare du changement d’époque », Pistorius veut montrer que « les choses bougent au sein de l’Armée fédérale… L’Allemagne montre ainsi une position de tête réelle et très concrète en Europe et au sein de l’OTAN ». Et de poursuivre : « Nous nous positionnons sur le flanc est et bien sûr… notre engagement dans le monde doit être plus visible que ce n’était le cas jusqu’à présent, par exemple dans l’Indo-Pacifique et aussi ailleurs ».
Lors du congrès de l’Armée fédérale le 10 novembre, le chancelier Olaf Scholz a souligné « que nous avons besoin d’une Armée puissante ». En Allemagne, « nous avons longtemps évité cette prise de conscience ». Désormais, « notre ordre de paix est en danger », non seulement en raison de l’invasion russe en Ukraine, mais aussi de l’attaque du Hamas contre Israël. Au-delà des 100 milliards d’euros de fonds spéciaux, il a assuré à l’armée allemande une dotation durable de deux pour cent du produit national brut.
Ces messieurs savent-ils ce qu’ils disent et ce qu’ils font ? L’Allemagne doit-elle – après avoir déjà déclenché deux guerres mondiales qui ont fait des millions de morts – promouvoir une troisième guerre mondiale qui serait sans doute la dernière ?
Des milliards pour l’armée et des coupes sociales pour tous
En avril 1999 déjà, il y avait eu un changement d’époque qui n’était pas appelé ainsi à ce moment : Pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’armée allemande est entrée en guerre, dans la guerre d’agression de l’OTAN contre la Serbie, contraire au droit international (Rabe Ralf août 2019, p. 16). Dans les années qui ont suivi, l’État social a été drastiquement revu à la baisse avec l’introduction de Hartz IV (NdT : Hartz IV était une sorte d’assistance financière en Allemagne) et l’érosion de l’assurance retraite paritaire avec la retraite Riester (NdT : La rente Riester est une sorte de prévoyance vieillesse subventionnée).
Aujourd’hui, les organisations centrales de l’aide sociale libre considèrent que « l’État social en Allemagne est sérieusement menacé au vu des coupes prévues dans le budget fédéral 2024 » et ont appelé à une manifestation le 8 novembre 2023 à Berlin. L’Observatoire de la militarisation (IMI) critique le fait que les Verts et les sociaux-démocrates « se sont placés par négligence dans une situation où ils ne pourront guère éviter des coupes budgétaires massives… à moins que l’on ne remette enfin en question la prémisse, à savoir si le fait de consacrer près de 20 pour cent du budget fédéral à l’armée nous rend vraiment plus en sécurité ».
La population se laissera-t-elle préparer à la guerre ? Ou y aura-t-il une large résistance si de plus en plus de gens comprennent ce qui pourrait nous attendre ? Le 25 novembre, une initiative largement soutenue a appellé à manifester à Berlin : « Non aux guerres – stopper la folie de l’armement – construire un avenir pacifique et juste ». Lors de la « Conférence sur la sécurité de Berlin » des 29 et 30 novembre, des politiciens, des militaires et des représentants de l’industrie de l’armement ont échangé leurs plans de grande envergure pour une plus grande militarisation. « Pas de conférence de guerre dans notre ville – désarmer au lieu de démanteler le système social », demande une alliance qui appelle à manifester contre cette conférence : « Des coupes extrêmes dans les domaines de l’éducation, de la santé et du bien-être social ainsi qu’une augmentation massive du budget pour la soi-disant défense nous attendent. Les entreprises d’armement et de technologie gagnent chaque année davantage dans les conflits armés et le gigantesque réarmement. Le commerce de la mort est en plein essor ».
Questions sur la condition humaine
La violence de l’être humain contre l’être humain n’est pas nouvelle, et pourtant elle est toujours épouvantable et soulève des questions, par exemple : Comment des êtres humains peuvent-ils se retrouver dans un état où ils humilient, torturent et assassinent d’autres êtres humains comme s’ils étaient en état d’ivresse – et en sont ensuite fiers ? Comment des hommes peuvent-ils utiliser leur arsenal d’armes avec toutes les machines à tuer pour détruire des civils sans défense, des hôpitaux et des localités entières ? Et qu’est-ce qui se passe chez ceux qui utilisent leur potentiel créatif pour concevoir et développer de tels engins militaires ? Pourquoi tant de personnes sont-elles prêtes à faire de la fabrication et de l’utilisation de ces armes leur métier, à quelle vocation obéissent-elles ?
Ceux qui considèrent d’autres personnes comme des ennemis et s’arrogent ainsi le droit de mettre fin à leur vie ont-ils perdu – ou n’ont-ils peut-être jamais pu développer – le sentiment que ces personnes déclarées ennemies sont des êtres humains qui, tout comme eux, rêvent et espèrent, qui veulent aimer et vivre ? Qu’est-ce qui fait l’humanité, quelles sont les conditions nécessaires à une culture de paix non violente dans laquelle l’humanité pourrait s’épanouir ?
« Une pensée séparatiste d’hommes puissants et compétitifs qui se considèrent comme supérieurs voit les êtres humains en guerre les uns contre les autres et contre la nature », écrit le réseau international « Diverse Women for Diversity » dans un manifeste intitulé « Faire la paix avec la Terre – par la diversité, la réciprocité, la non-violence et la sollicitude », que les femmes ont compilé lors de leur assemblée en Inde en mars 2023. Elles établissent ainsi un lien intrinsèque entre les guerres militaires et la destruction des bases naturelles de la vie.
La paix avec la Terre
L’invitation a été lancée par Navdanya, le projet de la scientifique et activiste indienne Vandana Shiva. Dans les pays germanophones, le réseau comprend sa cofondatrice Christine von Weizsäcker et la célèbre cheffe et politicienne environnementale Sarah Wiener. Le manifeste poursuit : « La violence contre la terre, les femmes et les peuples indigènes est la tendance dominante de notre époque. Le paradigme capitaliste de la science, de la technologie et de l’économie a déclenché une guerre permanente contre la Terre, sa biodiversité et ses différentes cultures. Le colonialisme, la science mécaniciste et l’industrialisation ont séparé notre pensée de la nature et de la terre. Nous sommes devenus aveugles à notre interconnexion les uns avec les autres et avec les autres espèces, et à notre dépendance à leur égard dans toute leur diversité. Avec une arrogance anthropocentrique, nous courons vers l’extermination et détruisons les conditions de vie sur Terre ».
Depuis des décennies déjà, les écoféministes tentent de faire passer ces idées dans le monde. Aujourd’hui, elles semblent plus importantes que jamais. Les auteures se réfèrent à la non-violence du Mahatma Gandhi, au Buen Vivir (Bon vivre) latino-américain – la bonne vie en harmonie avec la nature – et à la gestion autogérée des biens communs (Commons). Concrètement, elles demandent la mise en œuvre de la résolution 1325 des Nations unies sur les femmes, la paix et la sécurité, selon laquelle tous les États sont invités à intégrer les préoccupations des femmes dans tous les aspects de leur travail, en particulier dans la politique de sécurité internationale, la prévention et la résolution des conflits.
Les idées de base du manifeste correspondent à de nombreuses réflexions formulées dans le livre récemment paru en allemand « Pluriversum – Ein Atlas des Guten Lebens für alle » (Pluriversum – Un atlas de la bonne vie pour tous) (Rabe Ralf – Ralf le corbeau – October 2023, p. 21). Dans la préface de l’édition allemande, le coéditeur Alberto Acosta écrit que de la « crise de la civilisation capitaliste dominante » découle comme condition indispensable « la nécessité de restructurer et de rétablir notre relation avec la nature ». Les propositions que l’éminent philosophe du droit Luigi Ferrajoli a présentées en août avec sa « Constitution de la Terre » au festival des droits humains de Riace en Calabre vont dans le même sens (Rabe Ralf octobre 2023, p. 20).
Peut-être y a-t-il de l’espoir si de plus en plus d’êtres humains se réunissent dans le monde entier et se considèrent comme une partie sensible de la nature, s’unissent non seulement avec d’autres êtres humains, mais aussi avec tout ce qui vit, et aussi avec les parties de la nature qui, selon la conception occidentale, sont considérées comme inanimées, comme les rivières, les montagnes ou les pierres ? Pour que l’on puisse bientôt dire : « Viens, célébrons une fête de la paix / et montrons comment il est possible de vivre / Êtres humains ! Les êtres humains peuvent être des êtres humains / L’eau douce brise la pierre » (Bots).
L’article d’Elisabeth Voss sera publié (légèrement remanié) en décembre 2023 dans le journal écologique berlinois « Der Rabe Ralf« .
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Traduction de l’allemand, Evelyn Tischer