On apprend que, samedi, la France a procédé à un tir d’essai de missile balistique stratégique, sans charge nucléaire, à Biscarrosse dans les Landes. Le ministre des armées s’est félicité de la « réussite » d’un tel tir, et en a profité pour vanter « la crédibilité de notre dissuasion nucléaire ». C’est l’occasion de rappeler que la dissuasion nucléaire n’est qu’un mythe et qu’elle ne protège absolument pas la France, bien au contraire.

Toute la rhétorique de la justification de la dissuasion nucléaire se heurte à cette évidence que les femmes et les hommes politiques, de droite et de gauche, veulent occulter : l’usage de l’arme nucléaire est littéralement impensable car il implique la mort de milliers et de millions de civils innocents. Ce n’est pas une arme de défense, c’est une arme de destruction totale et d’anéantissement. En possédant une telle arme criminelle de terreur, la France est de fait une nation potentiellement terroriste.

Si les menaces qui pèsent sur notre pays sont essentiellement d’ordre terroriste, climatique ou de piratage technologique, en quoi nos armes de destruction massive nous protègent elles de ces menaces ? Aucun responsable politique ne répond à cette question. Surtout, la possession par la France de l’arme nucléaire fournit des arguments aux pays non détenteurs qui veulent se la procurer et cela alimente la course aux armes de destruction massive dans le monde. Ainsi, l’existence de la dissuasion nucléaire est un facteur aggravant de menace pour l’humanité. Elle est une menace pour nous et pour les autres.

Les puissances à visée expansionniste constatent d’ailleurs que notre dissuasion ne les empêche ni ne les freine en rien dans leurs ambitions ; elles savent que nos armes nucléaires ne peuvent pas être utilisées contre elles. Si elles l’étaient contre des puissances nucléaires, notre pays serait détruit par leur riposte. Faire peser sur notre pays un tel risque est pour le moins une curieuse façon de vouloir le défendre. La réponse, française et européenne, doit être économique (sanctions), politique (action dans les instances internationales, soutien aux démocrates dans les dictatures et « démocratures »), culturelle et médiatique (mobilisation de la société civile internationale).

L’infaisabilité de la dissuasion nucléaire met à bas toutes les doctrines qui prétendent qu’elles protègent la France. Sur ce point, on rappellera les propos de l’ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, qui, dans ses mémoires, témoigne que face à une invasion soviétique, il aurait été dans l’incapacité de donner l’ordre d’utiliser les armes nucléaires. Ces mots sont sans ambiguïté : « Quoi qu’il arrive, je ne prendrai jamais l’initiative d’un geste qui conduirait à l’anéantissement de la France. »1 Il avait parfaitement conscience que ce geste aurait entraîné des représailles terribles pour la France. Dit autrement, il aurait été dissuadé de dissuader. Il faut donc s’en convaincre, l’arme nucléaire est inutilisable. Elle est donc inutile. Les paroles sensées de l’ancien président de la République ne peuvent que nous convaincre que la dissuasion n’est qu’un mythe.

Les responsables politiques français assurent depuis des décennies que la dissuasion nucléaire est l’assurance-vie de notre pays. En réalité, elle est surtout une assurance-mort ! Elle est soi-disant une arme de « non emploi » destinée à dissuader quiconque voudrait s’attaquer aux intérêts vitaux de la France. Cette contre-vérité ne résiste pas à un examen rigoureux. Comment une arme qui ne doit pas être employée peut-elle dissuader un éventuel agresseur ? De plus, menacer d’employer l’arme nucléaire n’est-il pas lui-même criminel ? Les Nations Unies ont reconnu que « tout emploi ou toute menace d’emploi des armes nucléaires constituerait une violation de la Charte des Nations Unies ». Aujourd’hui, certains responsables politiques envisagent clairement le recours à l’emploi des armes nucléaires par des « frappes d’avertissement », sans imaginer une seconde les conséquences désastreuses d’un tel recours, même « limité » comme ils l’affirment. L’emploi de l’arme nucléaire ne peut être raisonnable, car sa finalité n’est jamais raisonnable. La finalité de l’arme nucléaire est la destruction. Tout emploi de l’arme nucléaire serait bien sûr un crime contre l’humanité et la civilisation.

Et pourtant, la dissuasion nucléaire est toujours un sujet tabou en France. Les responsables politiques, de droite comme de gauche, depuis soixante ans, manient la plus parfaite des langues de bois à son sujet, dans un déni insistant et désespérant des enjeux éthiques, politiques et stratégiques que pose l’existence de ces armes de terreur massive. La dissuasion nucléaire est devenue au fil des ans un objet sacralisé, une idole qui relève de la foi et non de l’esprit raisonnable. « La croyance des hommes en l’arme nucléaire, analyse Jean-Marie Muller, comme symbole de la puissance est l’un des plus formidables envoûtements auquel l’humanité ait jamais succombé. Il signifie l’aliénation de la conscience, l’asservissement de la raison et s’apparente à un véritable ensorcellement. »2 Cette croyance irraisonnée en la dissuasion nucléaire a justifié et justifie encore aujourd’hui le gaspillage de dizaines de milliards d’euros, sans que jamais un débat digne de ce nom n’ait eu lieu sur la place publique.

La dissuasion nucléaire est totalement incompatible avec la démocratie. Il faut se rendre à l’évidence, elle signifie la concentration suprême du pouvoir. On se souvient de la formule de François Mitterrand à la télévision en 1983 : « La pièce maîtresse de la stratégie de dissuasion, c’est le chef de l’État, c’est moi ». La mise en œuvre du feu nucléaire repose sur la décision d’un seul, le président de la République qui dispose d’un pouvoir personnel comme jamais aucun monarque absolu n’en a possédé. Il a sous ses doigts une force capable d’exterminer des dizaines de millions de personnes ! Cette éventuelle décision solitaire et totalitaire d’utiliser l’arme nucléaire n’est pas compatible avec la Constitution. Son article 2 qui définit le principe de la République « Gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » contrevient à l’idée qu’un seul homme puisse avoir droit de vie ou de mort sur tout un peuple, dans la mesure où l’usage de la force nucléaire pourrait entraîner des représailles dramatiques pour le peuple français. Ainsi, la dissuasion nucléaire étant consubstantielle à la Ve République, tous ceux qui imaginent une VIe République, sans la remettre en cause, mentent aux Français.

Notre dissuasion nucléaire n’a jusqu’à maintenant servi à rien, mais nous a coûté beaucoup (430 milliards d’euros depuis la création du Commissariat à l’Énergie Atomique en 1945 !). Elle n’a conjuré aucune menace et n’a en rien protégé la France contre le terrorisme et encore moins contre le dérèglement climatique ou la pandémie de la COVID 19 qui a fait plus de 100 000 morts en France. Le temps est venu d’oser un geste de courage et de prestige pour la paix en renonçant solennellement à l’arme nucléaire. Ce geste porteur de paix aurait un « retentissement cosmique », selon l’expression de Théodore Monod. « A regarder les choses sereinement, affirme Jean-Marie Muller, il semble raisonnable de penser que pareille décision constituerait un événement dont la portée internationale serait considérable. Non seulement, le renoncement à l’arme nucléaire ne porterait pas atteinte à la « grandeur de la France », mais c’est tout le contraire qui se produirait. Comment ne pas croire qu’il en résulterait un surcroît de prestige – non illusoire cette fois – pour notre pays ? Sans nul doute sa capacité de faire entendre sa voix dans les grands débats de la politique internationale ne serait non pas affaiblie, mais fortifiée. On peut gager que partout dans le monde des femmes et des hommes salueraient la décision de la France comme un acte de courage qui leur redonne un peu d’espérance. »3

Notes

1 Valéry Giscard d’Estaing, Le pouvoir et la vie, tome 2 : L’affrontement, Compagnie 12, 1991, p 210.

2 Jean-Marie Muller, Libérer la France des armes nucléaires, Chronique Sociale, 2014, p. 194.

3 Jean-Marie Muller, Libérer la France des armes nucléaires, op. cit., p. 192.

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