Après avoir appris comment faire des détournements de publicités (adbustings) dans les abris bus pour dénoncer l’envers du décor suggéré par tant de propagande éhontée de la consommation tous azimuts, j’ai également voulu savoir comment garder mon optimisme, bien mis à mal par toute cette politique démente qui n’avance pas dans le bon sens.

Je me suis donc rendue dans la tente qui abritait un débat organisé par Young Struggle. Le titre en était alléchant : « Optimisme révolutionnaire en temps de crise climatique. » Seulement cette heure a été pour moi l’unique bémol du temps passé au camp et un assez gros choc.

Young Struggle est une organisation ouverte de jeunes résolument socialiste qui est active dans de nombreux pays européens. Ils s’organisent à l’école, à la fac et dans les entreprises. Ils prennent eux-mêmes en main ces changements qu’ils espèrent : leur lutte contre le capitalisme, le fascisme et le racisme, le sexisme et la haine contre les LGBTI+, la destruction de l’environnement et la guerre est alimentée par leur conviction que les jeunes doivent endosser un rôle important dans toutes ces luttes car le système capitaliste et patriarcal ne leur offre aucun avenir. Voilà ce que j’ai lu sur leur site web.

Jusque-là, tout va bien. En pénétrant sous la tente, je m’aperçois qu’il n’y a pratiquement que des jeunes et peut-être, avec moi, 5 adultes. On peut être révolutionnaires, mais le look n’en est pas moins recherché, coupes de cheveux, piercings, tatouages, vêtements, ongles vernis et bigarrés.

Derrière les deux jeunes qui animent l’atelier sont accrochées les photos de jeunes Kurdes décédés au cours de combats.

Petite présentation de Young Struggle, de leur envoi d’une troupe d’aide au Kurdistan après le tremblement de terre (je leur tire mon chapeau au passage), du débat : « Comment trouvons-nous dans un monde plein de crises, la force, la confiance et l’espoir dont nous avons besoin dans notre combat politique ? Nous voulons débattre de cette question dans cet atelier, aussi bien à partir de notre expérience personnelle qu’en abordant les modèles révolutionnaires. » Et c’est parti, nous pouvons parler de ce qui nous donne de l’espoir. Un homme derrière moi se lève et parle du camp, je me lève à mon tour et évoque le projet NoCap en Italie, pour lequel je m’engage bénévolement depuis quelques années afin que les migrants ne soient plus exploités par la mafia et sortent de leurs ghettos où ils vivent dans un marasme inouï au sein de l’UE, pour qu’ils obtiennent des conditions de travail décentes, réglées par contrats et des hébergements dignes de ce nom. Au fur et à mesure que j’expose ce projet qui me donne espoir, je sens que je fais tache : cette amélioration n’est-elle pas dans la tradition du système capitaliste dont veulent se débarrasser tous ces jeunes ? Je retombe sur mon banc comme un soufflé raté et un jeune homme blond, pâle et frêle prend à son tour la parole. Son expérience à lui est d’un tout autre genre et me fait frémir : au Kurdistan, il a participé à la résistance et ce qui lui a donné de l’espoir est la façon dont la guérilla a déjoué ses ennemis, même si les pertes n’ont pu être empêchées. Silence quasi religieux, aucune forme ni d’approbation ni d’encouragement.

Puis de la part des modératrices très au fait de la tragédie qui se joue là-bas, vient l’éloge des jeunes Kurdes du Rojava qui sont tombés et tombent au combat, une glorification du martyre qui me fait froid dans le dos de la part de jeunes qui ont (en principe) toute leur vie devant eux. Pour moi, qui pensais à Rosa Luxemburg, l’héroïsme en temps de guerre fait partie des notions éculées du patriarcat que l’on vient de nous ressortir à l’occasion de la guerre en Ukraine. Car celles et ceux qui meurent ne sont jamais ceux qui organisent les guerres. Un être humain qui meurt sous la violence est pour moi une mort de trop. Et qui plus est, totalement inutile et qui aurait pu être évitée !

Deux autres expériences ont suivi, l’une à Rojava (Kurdistan) et l’autre au cours d’une manifestation encerclée à Leipzig en juin, au cours de laquelle les manifestants ont fait preuve de solidarité pour tenir le coup, mais j’ai décroché. Même si le but de ces jeunes est d’embarquer toutes les couches de la société, comme l’a évoqué l’une des modératrices, je me suis sentie carrément déplacée. Le sentiment de m’être totalement fourvoyée m’a envahie car je ne crois pas que toutes les couches de la société soient prêtes à faire de la violence leur credo, et c’est tant mieux. Le système capitaliste est assez violent comme ça sans que nous ayions besoin de renchérir.

Le finale en a rajouté une louche et m’a mise très mal à l’aise car j’ai bien cru avoir mal entendu : une jeune personne au crâne rasé très court, disparaissant sous un T-shirt gris assez large, les ongles turquoises, a évoqué l’image qui lui donnait de l’espoir, même si elle ne l’avait pas vécue elle-même, celle d’un « cop » (1) tombé à 4 pattes au cours d’une manifestation et dans le derrière duquel une jeune activiste avait flanqué un bon coup de pied… à chaque fois que l’image lui revenait en tête, cela lui redonnait de l’espoir.

Généralement, je n’ai pas ma langue dans ma poche, mais là, cela m’a coupé le sifflet. J’ai quitté la tente avec un sentiment d’oppression. Pourtant, ces dernières années, je suis souvent allée à des manifestations de soutien aux Kurdes qui sont injustement refoulés de toute part et dont personne ne veut, je me suis renseignée et j’ai assisté à des conférences sur Rojava. Mais je ne suis pas sûre que l’enclave de Rojava, même elle est un modèle plein d’espoir qui remet en cause le fonctionnement de la société patriarcale, ne reste pas entravée dans ses contradictions : une femme qui prend les armes et se bat comme un homme, peut-on considérer cela comme un acquis ? Suis-je trop vieille, trop vieux jeu, trop bourgeoise, trop privilégiée ? Prendre en exemple leur lutte en glorifiant les martyrs et martyres de cette cause, c’est pour moi un retour en arrière qui fait la part belle à la violence que j’abhorre. Quant à ce flic à genoux, il n’en reste pas moins un être humain et une personne sans défense n’a pas besoin qu’on se décharge sur elle de la violence que nous avons en nous.

À ces jeunes qui font de la mort héroïque un sujet de glorification, j’aurais voulu leur dire de lire Svetlana Alexievitch (2),  en espérant qu’ils comprennent que la brutalité d’une mort gratuite ordonnée d’en haut, est une absurdité sans nom que rien ni personne ne peut justifier. Aucune idéologie, quelle qu’elle soit, ne devrait avoir droit de vie ou de mort sur les être humains.

La conclusion que j’en tire est que cette révolution ne sera pas la mienne et se fera sans moi, c’est clair. Ce n’est pas d’elle dont je rêve.

(1) cop : flic, langage familier, en anglais américain, utilisé en Allemagne de manière péjorative.

(2) La guerre n’a pas un visage de femme ou La fin de l’homme rouge.