Par Pierre Jasmin
INTRODUCTION À PROPOS DE HIROSHIMA (6 AOÛT)
Si l’organisme pacifiste exemplaire américain CODEPINK distribue avec des résultats spectaculaires ses tracts au sortir des séances du film de Christopher Nolan, des Artistes pour la Paix vont se mêler aujourd’hui à une cérémonie en mémoire d’Hiroshima : nos appels à y manifester se heurtent à une montée de droite poussant des autorités japonaises et canadiennes à nous accuser de la « politiser » depuis 2017 avec notre demande que le Canada, à l’instar de 92 pays signataires (ICANW.org), endosse le Traité sur l’Interdiction des Armes Nucléaires, et avec notre solidarité réelle avec les Japonais s’accompagnant du rappel, qui les gênait, du massacre de masse de Nankin antérieur par leurs troupes impériales militaristes, nous rendent honnis des deux côtés des conflits, quels qu’ils soient.
UN EXCEPTIONNALISME SCÉNARISTIQUE
Depuis 1964, lorsque Stanley Kubrick avec Peter Sellers en vedette a réalisé Dr. Folamour (sous-titré Comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe) afin de ridiculiser les ambitions nucléaires USA-Union soviétique, concrétisées dans l’expression MAD ou Mutual Assured Destruction, fragile équilibre de la terreur sur lequel repose (pour combien de temps ?) notre non-entrée en guerre actuelle, on attendait, d’un autre grand réalisateur, une histoire qu’il aurait pu baser sur Robert Jay Lifton[i], auteur de Hiroshima in America: A History of Denial (Une histoire de déni collectif, co-écrit avec Greg Mitchell) ou, moins spectaculaire mais proche de vérités contemporaines, William D. Hartung, auteur de More Money, Less Security: Pentagon Spending and Strategy in the Biden Administration.
Nolan s’est plutôt inspiré de la biographie couronnée par un prix Pulitzer en 2005 par Kai Bird et Martin Sherwin : American Prometheus, selon le mythe (auquel Beethoven identifiait son génie musical, mais il s’agissait d’un feu philosophico-artistique) du demi-dieu qui a volé le feu aux dieux pour le donner à l’humanité, en étant puni pour l’éternité, un aigle (américain??) lui rongeant le foie, une allégorie non mentionnée.
Nolan a tout de même jeté un pavé dans la guerre Ukraine-Russie en sonnant l’alarme sur l’enjeu nucléaire[ii], exacerbé par l’irresponsable OTAN, hélas aidée par son inepte allié canadien. À Truman qui jugeait les Russes trop arriérés pour construire la bombe (à moins d’une traîtrise que le sénateur McCarthy se targuait de pouvoir démontrer aidé par Hoover du FBI) et qui presse la poursuite du travail exceptionnel en vue d’une superbombe H, Oppenheimer se déclara plutôt favorable à une ONU renforcée par des règles civilisées de non-prolifération. Que faire de Los Alamos, demande le président excédé par celui qu’il qualifiera de « bébé pleurnichard » ? Give it back to the Indians, répond Oppi.
L’EXCEPTIONNALISME MORAL DU HÉROS AMÉRICAIN
Par orgueil, le physicien nucléaire ne rejoindra ni le Hongrois-Américain inventeur de la réaction nucléaire en chaîne, Leó Szilárd, un pacifiste détesté par le général Leslie Groves, ni Josef Rotblat, le seul savant atomiste ayant quitté prématurément Los Alamos, puisqu’il avait acquis la certitude que ni les Allemands ni les Japonais dont la population civile sera victimisée n’avaient la capacité de produire une telle bombe. Rotblat[iii] est donc évacué du film, pour ne pas jeter d’ombre sur le héros du film qui vivotera dans un statut à moitié honorable, après avoir de justesse échappée à un lynchage politique mccarthyste que sa femme, si bien interprétée par Emily Blunt, avait prévu. Lorsqu’en 1955, les Américains détruiront une île du Pacifique par les effets démesurés prévus par Oppi d’une bombe H irradiant des pêcheurs à des centaines de kilomètres du point d’impact, Rotblat rassemblera Einstein et Bertrand Russell pour la signature du célèbre Manifeste[iv] à l’origine du grand mouvement international Pugwash, auquel Oppenheimer refusera également de se rallier. Le film évacue non seulement Rotblat, mais aussi les Navajos et autres sous le vent de l’essai Trinity, qui subiront cancers et progénitures infantiles au taux de mortalité élevé.
Où est donc le héros ? Le film dévoile pour ce faire, avec une habileté démoniaque, le grenouillage de confrères scientifiques jaloux et d’opposants politiques : Robert Downey Jr recevra-t-il l’Oscar du meilleur acteur pour avoir si bien personnifié le républicain Lewis Lichtenstein Strauss, président de la Commission de l’énergie atomique des États-Unis ? Car le héros américain ne serait pas un héros épique, s’il n’avait en face de lui tant d’adversaires, y compris ces vilains communistes qu’il déjoue un peu lâchement, dont son propre frère, ainsi que ses deux femmes dotées de très forts caractères.
La sensibilité de Nolan lui a justement fait refuser de recréer toute image de l’horreur de Hiroshima sur grand écran, autrement que par une scène où on le voit impressionné par ce qu’il voit sur écran[v] et une autre, saisissante et symbolique, sous forme de cloaque carbonisé dans lequel il hallucine ses pieds prisonniers, au moment où la foule l’acclame.
L’EXCEPTIONNALISME ARTISTIQUE
À un budget exceptionnel de 100 millions US$ accordés à une biographie américaine, personne ne pourrait rivaliser. Cela va jusqu’à se payer :
– la meilleure musique, qui tient le film en haleine sans jamais (ou presque) arrêter ses effets prononcés un seul instant, celle de Ludwig Göransson ; un critique a perçu le point de tension maximal du film augmenté par le recours à un remake du Lacrimosa du Requiem de Mozart, agressé par des effets sonores stridents à la Psycho de Hitchcock ;
– les meilleurs acteurs qui, malgré une carrière florissante, ne pouvaient dire non à un tel scénario (réfléchissons à l’époque actuelle de producteurs avides qui permettent le prolongement d’une grève de scénaristes menacés par l’irruption de l’intelligence artificielle), dans l’ordre de talent éblouissant : Robert Downey Jr., maître de l’échiquier politique ; Matt Damon en général Leslie Groves, maître de la partie militaire ; et tout le reste de la distribution : Casey Affleck, Kenneth Branagh, Jason Clark, Alden Ehrenreich, Rami Malek, Gary Oldman, sans oublier Cillian Murphy, le héros, ni la succession exagérée de bébés pleurnichards ballotés par des mères qu’on veut dépeindre intellectuelles donc ingrates ;
– le meilleur metteur en scène, Christopher Nolan, qui résume la jeunesse de son héros en synthétisant son parcours avec maestria : son imagination nourrie par Freud, Picasso et Stravinsky, son don des langues qui le sert dans sa séduction de Jean Tatlock (rôle féminin complexe psychologiquement, admirablement défendu par Florence Pugh) et sa capacité de se mouvoir entre Cambridge (GB), Göttingen[vi], Princeton, jusqu’au projet Manhattan dont il assumera la direction avec brio jusqu’à l’accomplissement de sa mortelle mission.
CONCLUSION PAR LA COALITION INTERNATIONALE
… ICANW.org qui salue l’éducation sur les risques nucléaires illustrés par le film mais souhaite un message pressant d’espoir et de résistance : si le film Oppenheimer raconte le début des armes nucléaires, le Traité sur l’Interdiction des Armes Nucléaires (T.I.A.N.) nous dit comment nous les achèverons, en dépit des médias financés en grande partie par le complexe militaro-industriel : $43.7 milliards seront dépensés cette année par les USA seuls, tandis que le Congressional Budget Office prévoit dépenser encore $756 milliards dans la prochaine décennie, en déversant des pluies de subventions à Raytheon, General Dynamics, Northrop Grumman et Lockheed Martin et en continuant à alimenter le complexe militaire de Los Alamos, toujours en service malgré le refus de participer par son fondateur qui s’est ainsi quelque peu racheté.
Notes
[i] On ne manquera pas de lire sa critique du film passionnante et généreuse.
[ii] Démontré aux USA par la ICBM Coalition consistant en les sénateurs des états possédant les principaux sites de missiles nucléarisés: Montana, North Dakota, Utah et le Wyoming, à laquelle s’oppose le “Dr. Strangelove Caucus” du directeur Daryl Kimball (Arms Control Association) rencontré grâce à Pugwash Canada par l’auteur de cet article.
[iii] Éric Bednarski lui a consacré son merveilleux film https://www.onf.ca/film/strangest_dream/ dont les Artistes pour la Paix avaient organisé la première mondiale en français à Montréal (2009).
[iv] Le manifeste se termine dramatiquement ainsi : L’appel que nous lançons est celui d’êtres humains à d’autres êtres humains : souvenez-vous de votre humanité et oubliez le reste ! Si vous y parvenez, un nouveau paradis s’ouvrira ; sinon, vous risquez l’anéantissement universel.
[v] Ce pourrait être du grand Martin Duckworth, https://www.onf.ca/film/plus-jamais-dhibakusha/
[vi] Ô faites que jamais ne revienne le temps du sang et de la haine, chante Barbara dans Göttingen.