5 personnes (des « nantis », comme les nomme La Stampa) meurent dans un sous-marin au cours d’une plongée de pure distraction — dont ils connaissaient les risques, du moins j’imagine, et je le souhaite, bien que cela ne les ramène pas à la vie. Ils font les gros titres, la une des médias sociaux, font l’objet de toutes les attentions. Oui, c’est un drame pour les familles, les amis, les proches. Et d’ici peu, ils sombreront malgré tout dans l’oubli, chassés par le prochain scoop.
Quant aux centaines de migrants disparus à bord d’un rafiot pourri en Méditerranée, ils ont déjà disparu des écrans de nos tablettes. Par quel tour de passe-passe ? Alors que nous devrions être non seulement scandalisés à en hurler par la dimension de cette tragédie et réclamer sans relâche, haut et fort, justice pour ce crime annoncé — dont nous portons aussi la responsabilité et qui continuera à se reproduire, tant que nous ne lèverons pas le nez de nos écrans.
Ce qui me choque ici et que je déplore, c’est la disproportion entre l’ampleur des moyens immédiatement mis en branle pour retrouver 5 personnes et ceux qui ont (ou n’ont pas) cours en Méditerranée pour en sauver plusieurs centaines, alors que pas un jour ne se passe sans que les drames se renouvèlent. Nous faisons la sourde l’oreille, parce que personne n’est là pour nous la tirer. Aucune instance n’a de compétence pour rouvrir la porte de notre cœur, verrouillée à double tour. Pourquoi une vie humaine a-t-elle une autre qualité, suivant la latitude, le quartier où elle a vu le jour ?
Je ne sais pas ce qui nous arrive. Je regarde le monde autour de moi et je me demande où je suis, dans quel capharnaüm. Je le trouve très malade, proche du point de non retour, ce « beautiful world » que chantait Louis Armstrong dans ma jeunesse. Malade de nous, les privilégiés. Malade de notre décadence, de notre perversion, que nos perfides leaders camouflent sous des atours de « valeurs », évaluées à l’aune de deux poids, deux mesures.
Je crois que nous aussi, nous sommes en pleine dérive, pas sur les flots, mais sur l’océan du numérique. Chaque scoop doit succéder au prochain avec une célérité toujours plus accrue accrue pour entretenir la galerie de gogos que nous sommes devenus, et la maintenir en haleine, tout en l’empêchant d’aborder les véritables problèmes déformés par le prisme de notre nombrilisme. Nous avons perdu tout repère de ces valeurs — dont on nous vante sur tous les tons la pérennité, l’inaltérabilité, alors qu’elles ne sont plus qu’une peau de chagrin. Est-ce pour cela qu’en faisant rouler les tambours de guerre, en fermant hermétiquement nos frontières, en exploitant les plus pauvres et leurs ressources, les grands chefs martèlent leur nom dans une sorte d’incantation superstitieuse pour nous persuader qu’elles sont toujours là, bien là et que nous n’avons aucune raison de nous voiler la face ? « Tant qu’il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir », telle semble être leur devise.
Quand je vois avec quel aplomb tous ces gredins qui nous gouvernent nous mentent sans vergogne et nous prennent à longueur de temps pour de fieffés imbéciles et comment il nous font gober leur camelote de propagande, je me prends à souhaiter silencieusement qu’ils ne l’emportent pas au paradis. Si les catastrophes climatiques qui nous assaillent ne se produisaient que chez eux, je me dirais que ce n’est que justice, mais voilà, la nature ne fait pas de choix et se déchaîne si souvent là où les plus pauvres de cette planète souffrent déjà de tant d’autres maux.
Nous ne connaissons plus aucune humilité ni sagesse ; nous ne reconnaissons ni les capacités ni les savoirs d’autrui car nous ne misons plus que sur la technologie et ses derniers avortons. Nous avons tout chamboulé ici bas, allant jusqu’à inverser nos valeurs — celles qui en méritent le nom ! — pour les adapter à notre avidité et notre cupidité insatiables, nous sommes devenus des marchands qui ont à la place du cœur des puces et une caisse électroniques ; nous avons ouvert les vannes à une folie meurtrière débridée, sans commune mesure, menée par des drones ; nous piétinons allègrement les droits humains de la majeure partie de la population mondiale, tout en prétendant les défendre, mais jamais pour la bonne cause et seulement là où bon nous semble : la seule bonne cause que nous connaissons, c’est nous, nous et nous, et encore nous, rien que nous. Quand il s’agit de nos intérêts, nous ne mâchons pas nos mots et brandissons les étendards sacrés, rien ne nous arrête. En employant une rhétorique grandiloquente et larmoyante, nous avons le toupet de nous plaindre des vagues d’immigrants qui menacent de nous submerger et nous invoquons de nobles idéaux alors que notre stratégie est impitoyable, rasant tout sur son passage dans notre croisade pour assurer notre survie, quoiqu’il en coûte, puisque ce sont les autres qui paient les pots cassés. Avanti, après nous le déluge !
Une phrase de Jean Ziegler ne m’a jamais quittée et résonnera toujours dans ma tête tant que rien ne changera : « Un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné. » Et nous osons sans ciller parler de « migrants économiques » comme s’ils étaient des pique-assiettes ? Au nom de quoi pouvons-nous encore aujourd’hui justifier des guerres et des massacres, des famines, des exactions sur nos amis les animaux et la nature, le pillage des ressources qui appartiennent à l’humanité et pas à une poignée d’individus sans foi ni loi, d’inconscients notoires vivant dans leur bulle ? Pourquoi nous rangeons-nous à leurs côtés comme de braves petits soldats ? Qu’attendons-nous pour refuser de continuer à soutenir l’insoutenable, à supporter l’insupportable, pour faire la grève totale et entraver ce mécanisme mortifère dont nous sommes les rouages ? Secouons enfin le joug qui pèse sur tant de nos frères et sœurs, de créatures innocentes, ici et ailleurs !
En détractant les pacifistes pour les bâillonner, en associant les défenseurs des biens communs et de l’environnement à des terroristes pour les emprisonner, en rejetant à la mer tous ceux qui ne veulent pas encore mourir sans avoir rien tenté, nous faisons fausse route, nous allons droit dans le mur car nous avons depuis longtemps jeté notre boussole, croyant ne plus en avoir besoin. Parce que nous sommes persuadés être les plus malins de l’univers, nous nous sommes placés en son centre et au-dessus de tout, dégradant les autres — qu’ils soient les plus mal lotis de ce bas monde ou faisant partie du règne animal ou végétal — au rang de figurants dont nous mettons en scène le naufrage. Saboteurs, prédateurs, exploiteurs, nous sommes incapables de subvenir à nos besoins les plus primaires, nous croyons pouvoir continuer à vivre déconnectés de la Nature, notre mère à tous, alors que sans le cordon ombilical qui relie toutes ses créatures, nous sommes les plus grands perdants de ce désastre.