Le 13 juillet 2023, la Cour Internationale de Justice (CIJ) a annoncé sa décision portant sur les prétentions du Nicaragua face à la Colombie dans la mer des Caraïbes, qui lui demandait d’étendre ses droits sur son plateau continental au-delà de 200 milles nautiques (voir le texte de l’arrêt en français et en anglais).
Il s’agit de la réponse du juge international à la demande formulée par le Nicaragua en septembre 2013 (voir texte intégral de sa requête). Les 10 ans qui séparent les deux textes s’expliquent en grande partie par les exceptions préliminaires soulevées par la Colombie en 2014, afin d’essayer de soustraire la discussion sur le fond à la compétence de la CIJ (voir la décision de la CIJ sur les exceptions préliminaires de mars 2016, rejetant les allégations d’incompétence de la Colombie avec un vote de 8 contre 8 et la voix prépondérante du Président de la CIJ pour rejeter la troisième exception préliminaire présentée par la Colombie).
Un long différend soumis en partie à la CIJ depuis 2001
Cette décision de 2016 sur les exceptions préliminaires (Note 1) rappelle aussi celle de 2007 dans laquelle, lors de la première affaire, la CIJ avait égalemente rejeté en partie les griefs d´incompétence soulevés par la Colombie (voir décision) face à la demande de décembre 2001 présentée par le Nicaragua au juge international.
Il convient de noter que, par une étrange coïncidence, quelques jours avant cette décision du 17 mars 2016, la Colombie avait demandé à la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme un avis consultatif concernant les effets sur les populations de dommages environnementaux marins transfrontaliers, et ce sans jamais mentionner le Nicaragua : cette demande (voir texte en espagnol et en français) a donné lieu à l’avis consultatif OC-23 publié par la Cour de San José en 2018 (voir le texte intégral en espagnol et liste officielle des opinions juridiques émises au titre d´amicus curiae par des Etats – quatre – et diverses entités sur les questions posées).
On se doit de rappeler que lorsqu´un Etat ne soulève pas d´exceptions préliminaires, une affaire est résolue en quatre ou cinq ans par le juge international. C´est le cas, parmi bien d´autres exemples, des affaires à répétition opposant le Costa Rica et le Nicaragua entre 2005 et 2018 :
- Costa Rica c. Nicaragua : décision de juillet 2009 de la CIJ (voir texte) sur les droits de navigation du Costa Rica sur le fleuve San Juan;
- Costa Rica c. Nicaragua et Nicaragua c. Costa Rica: décision de décembre 2015 de la CIJ (voir texte) concernant le dragage du fleuve San Juan par le Nicaragua ainsi que la construction de la « trocha fronteriza » par le Costa Rica le long d´une partie du San Juan;
- Costa Rica c. Nicaragua: décision de février 2018 (voir texte) concernant la délimitation maritime dans le Pacifique et dans les Caraïbes (Note 2);
- Costa Rica c. Nicaragua: décision de février 2018 (voir texte) concernant l´emplacement exact du point de départ de la frontière terrestre.
Il faudrait ajouter également (deux ans et deux mois de procédure) la décision de la CIJ de février 2018 (voir texte) concernant le montant de l´indemnisation pour dommages environnementaux causés par le Nicaragua dans la région d´Isla Portillos au Costa Rica – qui n´est pas une « île », faut il le rappeler – (Note 3).
Le contenu de l’arrêt du 13 juillet 2023 en bref
Dans le dispositif (point 104) de l’arrêt entendu le 13 juillet 2023 entre le Nicaragua et la Colombie, la Cour indique que :
1) Par treize voix contre quatre,
Rejette la demande par laquelle la République du Nicaragua la prie de dire et juger que sa frontière maritime avec la République de Colombie, dans les zones du plateau continental qui, selon la République du Nicaragua, reviennent à chacune au-delà de la frontière fixée par la Cour dans son arrêt du 19 novembre 2012, suit des lignes géodésiques reliant les points 1 à 8 dont les coordonnées figurent au paragraphe 19 ci-dessus ; /…/
2) Par treize voix contre quatre,
Rejette la demande par laquelle la République du Nicaragua la prie de dire et juger que les îles de San Andrés et Providencia ont droit à un plateau continental jusqu’à une ligne constituée d’arcs de 200 milles marins partant des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de sa mer territoriale et reliant les points A, C et B dont les coordonnées figurent au paragraphe 19 ci-dessus ; /…/
3) Par douze voix contre cinq,
Rejette la demande de la République du Nicaragua portant sur les droits à des espaces maritimes générés par Serranilla et Bajo Nuevo./…/
Deux questions auxquelles il est répondu par la négative
Comme nous avons eu l’occasion de le souligner (voir notre précédente note en espagnol), la CIJ avait ordonné en octobre 2022, de manière inhabituelle, aux deux États de consacrer leurs plaidoiries à répondre à deux questions très précises relatives à une prétendue coutume internationale invoquée par le Nicaragua pour revendiquer ses droits sur son plateau continental au-delà des 200 milles marins.
Les audiences finales ont eu lieu en décembre 2022 et les deux États ont concentré leurs plaidoiries sur ces deux seules questions. A noter que cette ordonnance d´octobre 2022 avait fait l´objet d´une déclaration commune de plusieurs juges peu convaincus par l´innovation totale qu´elle contient (voir texte). Dans cette déclaration on lit notamment que:
« Avec l’ordonnance d’aujourd’hui, la Cour, pour la première fois de son histoire, a divisé la procédure orale sur le fond d’une affaire en deux parties distinctes et enjoint aux Parties de circonscrire leurs plaidoiries à deux questions juridiques seulement, formulées par elle. Nous ne sommes pas convaincus que la présente affaire appelait une telle «innovation», cette dernière soulevant en outre des questions délicates dont on ne saurait prendre toute la mesure à la seule lecture de l’ordonnance ».
Dans sa décision du 13 juillet 2023, la CIJ répond par la négative à la première question en indiquant au paragraphe 79 que :
« 79. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que, en droit international coutumier, le droit d’un État à un plateau continental au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de sa mer territoriale ne peut pas s’étendre à des espaces maritimes en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État. »
D’autre part, en ce qui concerne la deuxième question, au paragraphe 82, nous lisons ce qui suit :
« 82. Il résulte de la réponse donnée par la Cour à la première question que, quels que soient les critères selon lesquels est établie la limite extérieure du plateau continental étendu auquel un État a droit, ce plateau continental étendu ne peut pas chevaucher la zone du plateau continental qui est située en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État. En l’absence de droits concurrents sur les mêmes espaces maritimes, la Cour ne peut procéder à une délimitation maritime (voir le paragraphe 42 ci-dessus). Dès lors, point n’est besoin pour elle de se prononcer sur la seconde question. »
Il convient de noter que cet arrêt est accompagné de plusieurs opinions individuelles distinctes (trois au total), d’opinions dissidentes (quatre) et d’une déclaration, ce qui témoigne de l’intense débat intra muros qui a eu lieu entre les membres de la CIJ. Compte tenu du fait que l’arrêt de la CIJ en tant que tel ne dépasse pas les 35 pages, il est intéressant de lire l’opinion dissidente fort détaillée du juge slovaque (voir texte) et celle de la juge australienne (disponible ici), ainsi que l’opinion séparée rédigée par la juge chinoise (voir texte).
On notera aussi qu’après la publication de l’ordonnance de la CIJ du 4 octobre 2022 (voir le texte en français et en anglais), la Colombie a procédé au changement d’une partie de son équipe (voir cette note de presse de Semana du 25/10/2022). Au sein de l’équipe juridique du Nicaragua, c´est depuis le mois de mars 2022, et après plus de trois decennies en tant que conseiller juridique du Nicaragua à La Haye, que l’un de ses juristes les plus expérimentés, le nord-américain Paul Reichler, avait démissionné (Note 4).
En ce qui concerne les coûts exacts pour chaque Etat du recours à une instance telle que La Haye pendant plusieurs longues années de procédure, une zone grise demeure: nous avions eu l´occasion de l´évoquer lors de notre analyse (en espagnol) de l’arrêt d’avril 2022 entre le Nicaragua et la Colombie (avec quelques montants officiels divulgués dans la note 4 de l´analyse précitée). Nonobstant, les Etats de la région andine semblent plus transparents sur le sujet: dans le cas du Chili, le Pouvoir Exécutif a dû reconnaître en 2015 (et ce, contre son gré) avoir dépensé 20,3 millions de dollars pour faire face à la seule requête déposée par le Pérou en janvier 2008 devant la CIJ (voir note de presse) et résolue en janvier 2014 par le juge de La Haye; la Bolivie pour sa part a reconnu en 2018 avoir dépensé plus de 14 millions de dollars dans l´affaire l´opposant au Chili devant le juge de La Haye (voir note de presse), pendant que le Chili a reconnu avoir dépensé plus de 24 millions de dollars (voir note de presse).
En guise de conclusion
Les prétentions du Nicaragua sur son plateau continental ayant été freinées, les deux États vont maintenant devoir trouver un moyen de négocier conjointement les divers aspects relevant de leur frontière maritime, sur la base de ce qui est indiqué dans l’arrêt de novembre 2012 (voir le texte intégral de l’arrêt).
Une négociation que, ni le ton provocateur de la Colombie à partir de novembre 2012, avec la dénonciation du Pacte de Bogota (Note 5) et la déclaration d’ « inapplicabilité » de l’arrêt de 2012 en 2013 (Note 6), ni les deux nouvelles requêtes présentées contre elle par le Nicaragua devant le juge international en 2013, n´avaient permis. Concernant la déclaration présidentielle d´ »inapplicabilité » de la décision de 2012, nous avions indiqué que:
« Les spécialistes du langage corporel s´intéresseront sûrement aux deux poings présidentiels pointés vers la caméra lorsque le Président Santos prononce le mot « indignados » au début de son intervention filmée du 10 septembre 2013.Ce geste, l´attitude du Président et celle des autorités de la Colombie depuis le 19 novembre 2012 semblent en effet correspondre davantage à un acte politique face à une opinion publique colombienne en plein désarroi depuis cette date » (Note 7).
Nous avons eu l ‘occasion d’analyser l´arrêt d´avril 2022 par lequel la CIJ a condamné la Colombie (voir communiqué officiel de l’ONU) : nous renvoyons nos lecteurs à notre article sur cet arrêt (en espagnol), précédé dans les jours précédents l’arrêt 2022, d’un article un peu plus complet publié sur le site juridique spécialisé – en espagnol – de Ius360 mettant en garde nos lecteurs face au déséquilibre apparent (mais seulement apparent…) entre les deux délégations présentes lors des audiences orales (Note 8).
Il faut espérer que les appareils diplomatiques de ces deux Etats parviendront, à partir du 13 juillet 2023, à créer un climat propice au rapprochement, au dialogue et à l’entente. Pour ce faire, les déclarations officielles des prochaines semaines seront d’une grande importance, tout comme la retenue et la modération qu’elles contiendront. En effet, depuis 1980, le différend entre le Nicaragua et la Colombie a affecté de manière significative plusieurs États appartenant à la mer des Caraïbes : une mer semi-fermée avec un grand nombre de zones maritimes qui se chevauchent et qui doivent faire l’objet de négociations entre les États voisins (Note 9). Pour exemple, le traité entre la Colombie et le Costa Rica de 1977 dans les Caraïbes (non ratifié par le Costa Rica) – voir texte et carte aux pages 154-156 de ce recueil de traités de délimitation maritime des Nations Unies – aurait dû faire l´objet d´une renégociation dès 2012, sans que pour l´heure le Costa Rica ait déclaré officiellement ce texte comme nul et non avenu (Note 10).
L’incertitude générée par ce long contentieux, porté devant la justice internationale en 2001, devrait être considérée comme surmontée, et ce, afin de parvenir progressivement à une gestion commune plus harmonieuse de ces espaces maritimes.
Par Nicolas Boeglin, Professeur de Droit International Public, Faculté de Droit, Université du Costa Rica (UCR) / Contact : nboeglin@gmail.com
Note 1 : Cf. THEY M. , “Les suites du différend maritime opposant le Nicaragua et la Colombie : les arrêts rendus par la Cour internationale de Justice le 17 mars 2016 (exceptions préliminaires)”, Annuaire Français de Droit International (AFDI) 2016, Vol. 62, pp. 97-116. Texte disponible ici.
Note 2 : Cf. RASPAIL H., « La fonction juridictionnelle à l’épreuve de la délimitation territoriale : l’arrêt du 2 février 2018 dans les affaires Délimitation maritime dans la mer des Caraïbes et l’océan Pacifique et Frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos (Costa Rica c. Nicaragua) », Annuaire Français de Droit International (AFDI) 2018, Volume 64, pp. 241-276. Texte complet disponible ici.
Note 3 : Cf. HAJJAMI N., « CIJ, Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) – Arrêt du 2 février 2018 (Indemnisation) », Annuaire Français de Droit International (AFDI), 2017, Vol. 63 pp. 163-176. Texte disponible ici.
Note 4 : Cf. BOEGLIN N., « A propósito de la renuncia de uno de los artífices de los logros de Nicaragua ante la justicia internacional », publiée dans Confidencial (Nicaragua), édition du 6/04/2022. Texte disponible ici. Pour une analyse de la décision de la CIJ de 2012, cf. DELABIE L., “Le fragile équilibre entre prévisibilité juridique et opportunité judiciaire en matière de délimitation maritime : l’arrêt de la Cour internationale de Justice du 19 novembre 2012 dans l’affaire du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie) », Annuaire Français de Droit International (AFDI), 2012, Vol. 58, pp. 223-252. Texte disponible ici.
Note 5 : Cf. BOEGLIN N. « Le retrait du Pacte de Bogota par la Colombie », publié sur le site Le Monde du Droit (France), édition du 7/12/2012. Texte disponible ici. Cf. aussi (en espagnol) BOEGLIN N., « La denuncia por Colombia del Pacto de Bogotá », La Nación (Costa Rica), édition du 8/12/2012, disponible pour les souscripteurs ici.
Note 6 : Cf. BOEGLIN N., « La décision de la Colombie de déclarer l´arrêt de la CIJ « non applicable »: brèves réflexions » Bulletin de Sentinelle (Société Francaise pour le Droit International – SFDI /France), édition du 23/09/2013. Texte disponible ici. Cf. aussi (en espagnol) BOEGLIN N., « El anuncio de Colombia de no aplicar el fallo de la CIJ », Alainet, édition du 23/09/2013, article disponible ici.
Note 7 : Cf. BOEGLIN N., « La décision de la Colombie de déclarer l´arrêt de la CIJ « non applicable »: brèves réflexions » Bulletin de Sentinelle (Société Francaise pour le Droit International – SFDI /France), édition du 23/09/2013. Texte disponible ici.
Note 8 : Cf. BOEGLIN N., « Nicaragua/Colombia: a propósito de la lectura de la sentenca de la CIJ », Ius360 (Pérou), édition du 20/04/2022. Texte disponible ici.
Note 9 : Cf. par exemple TAGLIONI F., « Les revendications frontalières maritimes dans le bassin Caraïbe : état des lieux et perspectives », Norios, 1998, Tome 45, Núm. 180, pp. 617-630. Texte complet disponible ici. La Colombie a signé des traités de délimitation dans la partie occidentales des Caraïbes avec le Costa Rica en 1977 (voir texte disponible – dans la collection Limits in the Seas publié par le Dértament d´Etat nord-américain – ici), avec le Panama en 1978 (texte disponible ici), avec la Jamaïque en 1993 (texte aux pages 12-15 de ce numéro de Limits in the Seas) et avec le Honduras en 1986 (voir texte).
Note 10 : Lors d´une demande d´intervention présentée par le Costa Rica en 2010 (et rejetée par la CIJ en 2011 – voir texte de l´arrêt), l´un des conseillers juridiques du Nicaragua, l´espagnol Antonio Remiro Brotons, a indiqué aux juges de la CIJ que:
» 14. Le Costa Rica prétend avoir un intérêt juridique à ce que soient respectées les limites acceptées par son gouvernement, dans un traité signé, mais non ratifié, comme celui de 1977 avec la Colombie ; mais, en même temps, il situe ces intérêts au-delà de cette limite conventionnelle. Bref, on dirait que son désir est de tuer ce traité sans tirer un seul coup, ce qui serait d’ailleurs conforme à sa tradition pacifiste »
(cf. verbatim disponible ici, audience du 13 octobre 2010, page 22). La réponse écrite du Costa Rica au juge marocain de la CIJ (voir texte) met en exergue la position délicate du Costa Rica concernant ce traité de 1977 avec la Colombie.