Le récent sommet de l’OTAN à Vilnius (11-12 juillet 2023) et les déclarations de Biden sont un rappel que le conflit en Ukraine ne cesse d’évoluer.

Finalités et stratégies constantes

Les finalités demeurent les mêmes : pour l’OTAN, affaiblir la Russie; pour la Russie, écarter le danger d’avoir l’OTAN comme voisine à sa frontière sud. Le sommet de Vilnius a souligné une autre constante, établie depuis le début, soit l’intention de l’OTAN de ne pas combattre directement la Russie car, d’une part, celle-ci est bien armée et, d’autre part, les Occidentaux ne disposent ni des troupes ni des moyens militaires conventionnels ni de l’appui des opinions publiques pour une guerre à caractère mondial impliquant des pertes humaines et matérielles occidentales. C’est le seuil qu’évitent de franchir otaniens et Russes depuis le tout début du conflit ouvert en Ukraine il y a 19 mois.

À ceux qui réclamaient la déclaration d’une « zone d’exclusion aérienne » en Ukraine en février-mars 2022, Biden répondait avec justesse que ce serait la Troisième Guerre mondiale car Russes et Américains entreraient en collision directe. Devant ceux qui demandent que la Russie détruise les points de départ en Europe des armes occidentales acheminées vers l’Ukraine, Poutine réagit de la même façon que Biden; la Russie ferme les yeux sur les sources et se limite à les détruire sur le champ de bataille. Washington ne permet pas à Kiev d’attirer l’OTAN directement dans les combats : en novembre 2022, suite à la chute de deux missiles en Pologne, Kiev déclare l’OTAN attaquée et réclame qu’elle s’engage directement contre la Russie, soit la Troisième Guerre mondiale. Cependant Biden s’empresse d’annoncer que les missiles sont ukrainiens, pas russes.

Depuis l’interdiction de négocier une résolution du conflit avec la Russie signifiée à Kiev en mars 2022 par Boris Johnson, agissant comme émissaire des États-Unis, la stratégie occidentale a été celle de la guerre par procuration : l’OTAN combat la Russie par l’intermédiaire de l’Ukraine. Elle fournit à l’Ukraine armement, entraînement et renseignements en temps réel, tandis que celle-ci fournit les soldats. Ce schéma demeure le même mais son articulation a exigé des doses de plus en plus fortes d’armes, de plus en plus puissantes. Du côté russe, l’intention est de consentir l’effort minimal exigé par l’évaluation des circonstances, sans perturber la vie de la population russe et sans que soit jeté dans la bataille l’entier potentiel militaire du pays.

Il a fallu aussi accentuer l’implication, en nombre de combattants et en puissance de feu. Cependant ni d’un côté ni de l’autre, le pas vers l’état officiel de guerre, de mobilisation générale et d’économie de guerre n’est franchi. De fait, les deux parties évitent la montée aux extrêmes, témoignage de la conscience du caractère dévastateur d’une guerre sans restriction, laquelle ne manquerait pas de devenir nucléaire. La terreur légitime entourant ces armes de destruction massive joue, tout compte fait, un rôle modérateur.

Les phases du conflit

Il y a bien eu des changements de part et d’autre dans l’application des stratégies. Mais ces changements ont été fonction des circonstances, des occurrences inattendues, des insuccès à réaliser ses objectifs, manifestement pas d’un plan préconçu. Ces circonstances se comprennent lorsque les phases du conflit sont identifiées. Deux constantes se retrouvent depuis février 2022 : d’abord la surprise de chacune des parties que son action ne se traduit pas en résultats, ensuite le fait que la stratégie russe, parfois indéchiffrable, est, en réalité, adaptée au type de défi posé par l’OTAN.

Phase 1. L’intervention (février 2022)

Depuis décembre 2021, les États-Unis prédisent une invasion russe de l’Ukraine et annoncent leur espoir, à savoir que l’occupation russe de l’Ukraine permettrait de déclencher un mouvement de guérilla contre l’occupant, sapant ses forces et provoquant des troubles en Russie, préparatoires à un renversement de régime par une population en colère et au morcellement du pays en petites entités contrôlables depuis l’étranger, comme l’était la Russie elle-même du temps d’Eltsine. En Occident, on attribue à l’échec en Afghanistan durant les années 1980 le démantèlement de l’URSS, et le scénario afghan est ouvertement évoqué en 2022. Des « sanctions » qualifiées d’« infernales » seraient aussi imposées à la Russie pour pressurer les Russes et les dresser contre « le régime de Poutine ». La Russie serait mise à terre par un double coup, politico-militaire et économique.

C’est à cette stratégie tout à fait publique que réagit la Russie; en premier lieu, en neutralisant les « sanctions », en second lieu, en évitant de tomber dans le piège d’une occupation totale de l’Ukraine et de la guerre de guérilla que l’OTAN ne manquerait pas d’entretenir, comme les États-Unis l’ont fait avec les moudjahidines afghans. D’où l’étrange « opération militaire spéciale », intervention limitée qui laisse perplexe. L’Occident anticipait une attaque en règle, comme celles des États-Unis contre l’Irak (1991, 2003), la Serbie (1999) et l’Afghanistan (2011). L’occupation étant considérée comme inéluctable, l’OTAN ne livre que des armes légères aux Ukrainiens. Il y a bien une saisie par la Russie de territoires habités par des russophones, avec expulsion des forces ukrainiennes, mais pas d’occupation de l’Ukraine.

L’étonnement est grand devant la modestie de la force d’intervention russe (150 000 à 190 000 hommes pour un grand pays comme l’Ukraine, alors qu’il a fallu plus de 2 millions d’hommes à l’Allemagne pour affronter la France en 1940 et un demi-million au Pacte de Varsovie pour occuper la petite Tchécoslovaquie en 1968). Il devient évident que la formule de l’OMS a été choisie afin d’éviter les combats et, par une démonstration de force, impressionner les autorités ukrainiennes à négocier une entente sur la neutralité du pays et le renoncement des régions russophones du Donbass. Coup de dés peu susceptible de porter fruit, l’opération est néanmoins presque réussie en mars 2022, n’eut été le débarquement de Boris Johnson pour tout annuler et transmettre la volonté de l’OTAN que les Ukrainiens se battent jusqu’au bout.

Phase 2. Une vraie guerre (été-automne 2022)

Les deux parties s’ajustent au fait qu’il se déroulera une guerre régulière de haute intensité que ni l’une ni l’autre n’avaient envisagée et pour laquelle ni l’une ni l’autre ne s’étaient préparées. Tandis que des armes occidentales de plus en plus lourdes sont destinées aux Ukrainiens, la Russie consolide sa présence sur les territoires russophones, prenant des villes clés comme Marioupol en mai 2022. Une première armée ukrainienne étant détruite, l’OTAN en forme une deuxième.

Mais la Russie est en sous-effectifs par rapport aux territoires qu’elle a mis sous sa tutelle. Leur défense intégrale est difficile, comme le démontre sa retraite de la région de Kharkov en septembre 2022 face à des forces ukrainiennes numériquement supérieures. La Russie annonce alors qu’elle fait un appel à ses réserves, unités qu’il faudra entraîner, voire constituer. Du côté occidental, armes et subventions arrivent en quantités grandissantes à l’Ukraine, accompagnées d’un matraquage médiatique misant sur la stratégie de l’émotion, louant des exploits ukrainiens et vouant aux gémonies la Russie et son « dictateur ». Aucune autre version n’est permise. Le discours officiel est que, moyennant cette aide, l’Ukraine est en cours de remporter la victoire. Les médias reprennent en chœur le mantra « Ukraine is winning ». Succès vantés et perspective d’un triomphe final doivent faire accepter aux opinions publiques occidentales le coût de plus en plus lourd de cette guerre par procuration.

Phase 3. Défensive, « contre-offensive » (2023)

L’hiver arrivé, le sol ayant durci, les nouvelles unités russes ayant terminé leur formation, on suppose que la Russie lancera la grande offensive qu’on attendait d’elle début 2022 et qui n’est pas arrivée. Or, elle concentre plutôt ses forces dans le Donbass en formation défensive resserrée, entourées d’un formidable dispositif de tranchées, barbelés, blocs de ciment, de champs de mines, etc. conçu pour décourager tout avancée ennemie. Pourquoi ? Parce que la défensive est plus économe en ressources humaines que l’offensive, et parce que la Russie constate que la partie ukrainienne a une stratégie purement offensive visant la reconquête de tous les territoires perdus, la défaite décisive de la Russie et son éviction de l’Ukraine de 2022, même de celle de 2014 (autrement dit, de la Crimée). Face à ce genre d’adversaire, il suffit de laisser venir.

Politiquement nécessaire pour entretenir le « récit » que l’Ukraine avance, allant de victoire en victoire (et la Russie de défaite en défaite), la stratégie est militairement insoutenable. Pour attaquer, il faut normalement une supériorité numérique de 3 à 1 ou mieux, et l’armée ukrainienne ne l’a plus. Il faut au moins la parité en armement, et les Russes ont un avantage de 7 ou de 10 à 1. Le résultat est le carnage à Bakhmout. Pour la Russie, le « hachoir à viande » désarme l’Ukraine de fait en éliminant ses capacités militaires, ce que ne pourrait assurer un accord de neutralisation. Une deuxième armée ukrainienne est sacrifiée pendant que l’OTAN forme une troisième en 2023. Des dizaines de milliers de soldats sont formés en Europe.

À celle-ci est demandé de réaliser une « contre-offensive » générale pour percer les lignes russes, infliger à la Russie une défaite militaire décisive et la chasser de l’Ukraine. Les Occidentaux qui ont armé et financé l’Ukraine l’exigent parce qu’il faut des résultats probants en contrepartie des milliards de dollars versés, parce que leurs arsenaux se vident au point que certains n’ont plus le minimum nécessaire pour leur défense, et parce que les opinions publiques occidentales ne pourront supporter indéfiniment la détérioration de leurs conditions de vie alors que les ressources de leurs pays sont détournées vers une guerre lointaine.

Que les militaires de l’OTAN aient pu croire au succès de cette « contre-offensive » témoigne de la profondeur du mépris pour la Russie, attitude ancrée depuis de siècles dans les mentalités occidentales et que le « narratif » hostile de 2022-2023 a durci encore plus. Le fiasco de la « contre-offensive » est tel qu’aucune « communication » ne peut le dissimuler. Les forces ukrainiennes n’arrivent même pas à atteindre la première ligne russe, derrière laquelle se trouvent deux autres encore moins franchissables. Les photos de la destruction des armes miracle données à l’Ukraine et dont on attendait tant ne laissent aucune place au doute.

Kiev se rabat sur l’option de faire admettre l’Ukraine immédiatement comme membre de jure de l’OTAN (l’Ukraine l’est déjà de facto), afin de bénéficier de l’article de protection par les autres membres, en clair du déclenchement d’une guerre directe de l’OTAN contre la Russie. L’échec de la « contre-offensive » rapprochant l’OTAN de cette éventualité, l’attitude des Occidentaux change. Biden déclare que l’Ukraine ne sera pas un membre officiel de l’OTAN et le sommet de Vilnius entérine, nonobstant les amabilités. Reçus comme des appels inspirants jusque-là, les exigences, les injonctions, les reproches et le ton impérieux de Zelensky sont désormais moins appréciés. À l’heure de vérité, il importune.

Toujours est-il qu’une relance de la « contre-offensive » est intimée à l’invité, avec cette fois, une importante nuance. Le but n’est plus de faire subir à la Russie une défaite humiliante mais de réaliser des « progrès significatifs » afin d’obtenir un règlement négocié. Ce que recherchait la Russie en mars 2022 et qui a été court-circuité parce que considéré comme obstacle à la victoire militaire, est devenu un corollaire du succès militaire. Bref, la victoire maintenant est synonyme de la négociation torpillée il y a 18 mois. L’intégration formelle de l’Ukraine dans l’OTAN est renvoyée aux calendes grecques; elle en ferait partie un jour, mais après la guerre et seulement si tous les membres sont d’accord. Les inflexions passent mal à Kiev qui réplique qu’il ne peut y avoir de négociations avant l’expulsion des troupes russes. Reste à voir si des « progrès », significatifs ou pas, sont possibles. À suivre.

 

Voir aussi, des mêmes auteurs :

Aux sources économiques de la guerre en Ukraine