Le livre que Jascha Rohr vient de publier récemment, « La grande co-création », se définit comme « un ouvrage standard pour la co-création transformationnelle en politique, en économie et en société » (cf. la recension du livre : Planetares Fest der Gestaltung – Design für die Rettung der Welt).
Bobby Langer : Est-ce un livre pour des spécialistes, pour des experts comme des sociologues ou des politologues ? Mais peut-être écris-tu pour un public cible plus large ?
Jascha Rohr : J’écris pour tous ceux qui s’engagent, pour ceux qui veulent faire bouger les choses, les transformer et qui savent que ça se passe mieux collectivement plutôt que chacun dans son coin. C’est un groupe cible très large, du moins c’est ce que j’espère, qui inclut des expert.e.s, mais aussi des cadres dirigeants, des activistes, des entrepreneur.euse.s, des chefs de projet, des personnes engagées localement et beaucoup d’autres gens encore, qui tiennent absolument à apporter par leur travail une contribution positive à la conception du monde.
Que rate-t-on à ne pas le lire ?
Ce livre, plein de modèles, de méthodes, de théories et de pratiques, peut faire de nous des acteurs informés. Personnellement, je considère que le contenu le plus important de ce livre, c’est un nouveau paradigme de l’écologie, qui va nous aider à mieux comprendre, et donc à mieux utiliser les processus de développement, de transformation, de conception.
Tu dis que, pour toi, il s’agit d’une « redécouverte de notre civilisation planétaire ». À première vue, ça paraît coupé du réel. Pourquoi tiens-tu cette redécouverte pour absolument nécessaire ?
C’est évidemment une pure provocation. En ce sens-là, évidemment, une civilisation globale et homogène, cela n’existe pas. Mais il est clair que, si nous continuons à agir comme nous l’avons toujours fait, nous allons détruire nos moyens de subsistance et tout ce que nous nommons civilisation. Ce sont les leçons que nous avons tirées du passé de l’humanité. Mais ça pourrait bien nous emmener encore plus loin, ailleurs. Si la civilisation globale que nous sommes s’effondre aujourd’hui, il n’y aura pas de planète de substitution. Cette fois-ci, nous sommes dans l’obligation de réussir à nous réinventer avant de nous effondrer complètement. Voilà ce que j’appelle redécouvrir notre civilisation
Qui es-tu pour te permettre de dire que tu serais en mesure de produire un tel concept ?
Depuis 25 ans, mon métier consiste à assister des groupes, petits et grands, pour qu’ils se réinventent eux-mêmes — du village au niveau national, j’ai conçu et accompagné des processus d’implication et de création. De ce point de vue, ma prestation consiste à structurer et à maintenir le processus au sein duquel ces groupes se redécouvrent eux-mêmes. Je suis en quelque sorte un accoucheur de la création. En ce sens, je ne me permettrais pas de redécouvrir seul notre civilisation, mais je me sens bien préparé pour concevoir, soutenir et accompagner méthodiquement de grands processus internationaux, dans lesquels les personnes impliquées commenceraient à redécouvrir ensemble la « civilisation ».
N’y a-t-il pas plus d’une civilisation sur la planète ? Or, si tu parles de « civilisation planétaire », on entend que tu assimiles la civilisation occidentale, marquée par son caractère industriel, à la civilisation planétaire.
Oui c’est vrai, ça a cette consonance-là, j’en ai bien conscience. Mais évidemment il n’en va pas ainsi. Et pourtant il y a bien quelque chose comme une société globale diverse, un marché global, une arène politique globale, un paysage médiatique global, des discours globaux, des conflits globaux, des processus globaux, dans le cas du coronavirus ou du changement climatique, par exemple. Ce champ extrêmement hétérogène, c’est par souci de simplification que je l’appelle civilisation globale. Pour bien montrer que ce champ global dans sa totalité est plus toxique que bénéfique. Et qu’il faut le transformer dans le sens d’une régénération globale.
Tu écris tout un livre sur tes méthodes et tes outils. N’es-tu pas préoccupé par les contenus que tes groupes cibles pourraient revendiquer ?
C’est bien la question. Beaucoup auraient nettement préféré un simple livre de recettes : des solutions pour l’avenir. Mais sincèrement, il faut que nous sortions de cette logique de recettes, qui est en elle-même est une partie du problème. Les solutions ne sont durables que pour autant que nous comprenons les contextes locaux et que nous développons des solutions adaptées à ces caractéristiques. J’ai appris cela de la permaculture. C’est pour cela que nous devons nous entraîner et nous former. C’est pour cela que nous avons besoin de méthodes et d’outils. Pour le reste, les créateurs s’en débrouilleront sur place.
Tu écris : « Servons-nous… des outils de l’ancienne civilisation, il ne pourra en ressortir qu’une nouvelle version de l’ancienne civilisation. » C’est logique. Mais comment veux-tu, toi, le fils de l’ancienne civilisation, trouver les outils d’une nouvelle civilisation ?
Cela passe simplement par des processus de transformation. Et je n’utilise pas cette notion à la légère, j’en fais usage en toute connaissance de cause. Quiconque a vécu un choc culturel, a dû s’immerger dans une nouvelle culture ou modifier ses conceptions religieuses, quiconque a commencé une nouvelle vie professionnelle ou renoncé à une ancienne et longue relation pour une nouvelle connaît de tels processus de transformation, radicaux. Moi-même, j’ai eu mes propres crises personnelles, mes propres tempêtes, dans lesquelles personnellement j’ai toujours pu transformer au moins des aspects de « l’ancienne civilisation ». J’ai fondé l’académie de la Permaculture, l’Institut de la création participative et la Cocreation Foundation, tous portés précisément par ces processus de reconnaissance qui ont trouvé ensuite leur expression créatrice dans ces organisations. Mais moi aussi, évidemment, je suis encore attaché, je me conçois comme un homme en transition.
Bien que tu ne veuilles pas fermer les yeux devant la situation de l’humanité (« l’engagement est fort, une vague dangereuse, éventuellement mortelle »), l’esprit général de ton livre est extrêmement positif. Où vas-tu chercher ton optimisme ?
L’optimisme est une stratégie de survie. Sans lui, je n’aurais même pas la force de faire ce que je fais.
Où allons-nous chercher l’énergie pour tant de transformation et de création ? Je crois que la condition pour y arriver, c’est de puiser en nous-mêmes la force, la joie, la vivacité et la plénitude. Je le fais dans l’espoir d’un narratif généreux. Si, ce faisant, je me manipule moi-même, je le prendrai volontiers en compte : plutôt une prophétie autoréalisatrice positive qu’une négative !
Ce livre était le tome 1. Que peut-on attendre du tome 2 ?
Dans le tome 1, nous avons mis la boîte à outils et nous avons observé l’effondrement et la vision.
Dans le tome 2, nous entrons dans la transformation, dans le noyau du monstre, pour ainsi dire. Les trois thèmes essentiels seront : résonance, trauma et crises. Une matière difficile, mais aussi incroyablement captivante ! Mes recherches en ce moment portent précisément sur ce que peut signifier pour le groupe le fait d’apaiser et de réguler le système nerveux central collectif ou d’intégrer les traumatismes. Je crois — autre métaphore approximative — que la meilleure analogie qu’on puisse donner de notre civilisation globale, c’est une analogie à l’addiction : nous sommes dépendants de l’énergie et de la consommation. Pour qu’on se régénère durablement, il va falloir qu’on décroche. Ce n’est pas une thématique très facile à résoudre, c’est un problème de psychologie collective. Mais ma façon de travailler est générative, je suis moi-même impatient de voir ce qui va se passer dans la suite du processus d’écriture.
Jascha Rohr, Die große Kokreation. Eine Werkstatt für alle, die nicht mehr untergehen wollen. 400 S., 39 Euro, Murmann Verlag, ISBN 978-3-86774-756-1
Traduit de l’allemand par Didier Aviat