Ces 50 dernières années, les luttes locales se sont multipliées en France, constituant d’après certain·es un véritable « mouvement social ». C’est de ce constat qu’est née en 2021 l’association Terres de Luttes, qui soutient les luttes locales en France.
Les luttes locales apparaissent de plus en plus foisonnantes et porteuses d’espoirs, comme le montre notre numéro d’octobre et ses nombreux exemples de victoires concrètes. Après avoir milité au sein du mouvement climat, Chloé Gerbier et Victor Vauquois ont fondé l’association Terres de Luttes en 2021, dans le but d’accompagner les luttes locales et de favoriser leur mise en lien. Silence les a rencontré·es.
Vous êtes tou·tes les deux issu·es du mouvement climat. D’où est venue l’idée de vous tourner vers les luttes locales ?
Victor : Chloé a participé à Notre affaire à tous et moi je travaillais avec la chaîne de vidéos Partager c’est sympa. En 2018, nous avons vu une vague de nouveaux militant·es, et notamment des jeunes avec les grèves pour le climat. Nous avons participé au lancement de la campagne SuperLocal(1) un an plus tard, avec l’envie de pousser toute la nouvelle génération de militant·es à rejoindre les luttes locales. L’idée était à la fois de remporter des victoires très concrètes et d’installer le mouvement climat sur le terrain. On sait que ce mouvement est quand même très urbain et parfois un peu déconnecté du vivant et de tout ce que l’on défend.
Pourquoi considérez-vous qu’il est stratégique d’encourager les luttes locales ? De quel constat partez-vous ?
Chloé : Depuis les années Macron, l’échelle gouvernementale et législative, est complètement bloquée. On a pu le voir avec la loi Climat. On n’arrive pas à faire passer des mesures globales qui vont dans la bonne direction. Or, on voit bien que sur le terrain les luttes, elles, gagnent des victoires. C’est un échelon qui mobilise différemment : il ne se base pas sur des idéologies ou de grands discours mais il touche au sensible. C’est un vecteur qui politise énormément, et qui permet d’agréger plus de monde.
Victor : On a souvent tendance à présenter les étapes classiques du parcours militant écologiste ainsi : d’abord de la prise de conscience via les médias, puis des petits gestes individuels, puis des manifs, des actions de désobéissance civile, voire maintenant du sabotage. Les luttes locales explosent ce schéma-là ! Des personnes partent d’une indignation sur le déni de démocratie ou une pollution grave de leur environnement par exemple. En quelques mois, elles développent une vision du monde très complexe et on les retrouve à faire des actions extrêmement radicales, sans qu’elles soient passées par des « petits gestes » ! On observe que cette porte d’entrée marche de mieux en mieux, et on a envie de la mettre en avant. D’autant plus que c’est ça qui permet d’arrêter concrètement des projets, et donc de limiter des émissions de gaz à effet de serre, l’artificialisation des sols, etc.
Chloé : On n’a pas abandonné les plaidoyers nationaux. C’est juste qu’on les prend par une autre entrée, beaucoup plus incarnée. Pour nous, ça a bien plus de chance de fonctionner, car ce sont les personnes qui vivent les conséquences directes des politiques nationales, qui vont ensuite défendre des moratoires ou leurs changements.
Comment votre association soutient concrètement les luttes locales ?
Victor : Terres de Luttes agit à deux niveaux : en apportant un soutien individualisé et en créant un réseau d’entraide entre luttes locales. On essaie d’aider les luttes qui ont souvent besoin de soutien : conseils, formations, que ce soit dans le domaine juridique, en communication, en mobilisation, financements ou en organisation interne. On a fait une série d’outils : la carte Reporterre, qui recense 500 luttes actuellement, et le site internet lutteslocales.fr, qui compile plein de documentation et de conseils. On propose aussi des formations.
On essaie de bosser de plus en plus en coalition, pour que des luttes qui travaillent sur le même sujet ou dans la même région puissent s’entraider. On a participé à la création d’une coalition contre les projets routiers, La Déroute des routes (2). Quand 60 collectifs contre les routes se sont rencontrés pour la première fois, ils se sont aperçus qu’ils avaient quasiment la même problématique partout sur le territoire, avec en face les mêmes argumentaires, les mêmes acteurs, etc. ! On joue un rôle de catalyseur et de liant entre les luttes.
Quelles sont les autres coalitions ? Que permet cette mise en lien ?
Chloé : On a aussi soutenu la coalition des jardins populaires et la nouvelle coalition contre les fermes-usines. On envisage en ce moment de tenter de lancer une coalition contre les centres commerciaux. Le but n’est pas de devenir un pilier indispensable aux luttes, mais que les réseaux s’auto-organisent et deviennent autonomes. Terres de Luttes aura réussi quand les luttes n’auront plus besoin de nos actions. Quand l’une d’entre elle voudra faire une action, elle sera soutenue par 50 autres.
Victor : On voit aussi émerger des coalitions régionales, comme dans la région Centre, qui rassemble beaucoup de collectifs contre des entrepôts logistiques. Il y a vraiment une tendance de fond très forte dans cette région : développer plein d’entrepôts logistiques sur des terres, qui ne sont pas chères, avant que le « zéro artificialisation » soit mis en application. L’idée est de devenir en gros le dépôt de matériel de l’Île-de-France, tout le long de la Loire et d’en faire plus ou moins une autoroute à camions. C’est un plan de développement très clair, mais qu’on arrive à voir uniquement quand une douzaine de collectifs se réunissent et se parlent. On essaie de montrer que ce ne sont pas juste des projets locaux anecdotiques mais bien une politique avec une cohérence d’ensemble. Et c’est le cas dans les autres coalitions, dans la Manche, à Nantes, ou encore en Île-de-France par exemple.
En quoi est-ce que les luttes locales constituent un « mouvement social qui s’ignore » ?
Victor : Nous avons co-réalisé une étude sociologique (3), qui montrait la naissance d’un mouvement social qui s’ignore, et qui s’ignore de moins en moins. Elle montre que les luttes font quasiment toujours face aux mêmes mécanismes et aux mêmes adversaires, et notamment à l’État. Les collectifs se battent contre un promoteur ou un maire, qui fait le sale boulot de défendre le projet. Sauf qu’en réalité, les financements et les décisions derrière, ce sont le plus souvent des politiques de l’État ; typiquement les choix de financer surtout le transport sur autoroutes et pas un report vers le rail, par exemple. Certaines luttes n’arrivent pas à gagner car elles sont à l’échelle locale et tout le monde se dit : « Ce n’est pas grave, c’est qu’un unique projet ». Ce n’est pas le cas ! Nous essayons de montrer l’impact national de ces luttes locales.
Chloé : On a mené avec le cabinet BL Evolution une deuxième étude, qui montre que si l’on additionne tous les projets contestés sur la carte de Reporterre, on n’atteindra jamais le « zéro artificialisation net » et les objectifs de la stratégie bas carbone ! On se voile vraiment la face à ce niveau-là.
On parle souvent du syndrome NYMBY (Not In My Backyard) pour disqualifier les opposant·es à des projets d’aménagement. Dans quelle mesure est-ce que les habitant·es en lutte partagent la volonté d’un changement plus global ?
Chloé : Ça commence par ce qu’on peut qualifier de NYMBY et ça monte en puissance très rapidement. Le slogan « Ni Ici Ni Ailleurs » arrive en deux ou trois mois de lutte. Les gens comprennent bien que c’est une machine qui essaie de nous broyer et pas juste quelque chose qui concernerait leur commune.
Victor : L’étude montre bien que le NYMBY concerne une minorité de cas. C’était déjà le cas hier, comme on le voit dans la lutte de Plogoff ou du Larzac. On s’y battait déjà contre le nucléaire et son monde, ou contre la militarisation et pas seulement contre un projet local.
Quels sont les principaux ingrédients d’une lutte locale victorieuse ?
Analyser et multiplier les modes d’actions
Chloé : Il n’y a pas de recette miracle. La recette d’une lutte gagnée, c’est une lutte bien analysée : quel·les sont nos allié·es, nos adversaires, où est-ce qu’on peut aller taper ? En fonction de ça, il faut utiliser un large panel de ressorts : le juridique, le médiatique, parfois la marche pacifique et la pétition, et parfois aussi des actions. Toutes les victoires que l’on a pu répertorier ont utilisé un ensemble de techniques. La lutte contre le Terminal 4 de l’aéroport de Roissy en est un bon exemple. C’était un des projets les plus polluants qu’on puisse imaginer en France. Il y avait au départ quelques dizaines de personnes, qui se sont alliées avec Alternatiba. Elles ont vraiment mixé les formes d’actions : recours juridique, mobilisation citoyenne, pétition, et elles ont brisé le projet, avant même le début de l’enquête publique ! Au bout d’un an et demi, le projet a été abandonné. C’était d’une rapidité impressionnante !
Faire l’effort d’aller discuter avec les gens
Victor : C’est important de multiplier les modes d’actions car elles nous font a minima gagner du temps, et a maxima gagner le soutien de la population et l’abandon du projet. Il y deux autres clés pour favoriser les chances de victoires. Premièrement, ce que je trouve très intéressant dans les luttes locales, c’est qu’il y a une attention très forte à convaincre la population, par des moyens inventifs et efficaces. J’ai l’impression qu’à part un parti politique en campagne électorale et un collectif contre un projet polluant, personne ne va faire l’effort de faire du porte à porte, du tractage sur les marchés ; d’aller voir les gens chez eux et de discuter de ces questions-là. C’est un vecteur très fort de prise de conscience des populations.
Dans la lutte contre l’autoroute Castres – Toulouse (4), qui prend une ampleur énorme, les opposant·es ont battu campagne tout le long du tracé de l’autoroute. Il y a plusieurs communes, une centaine de paysan·nes et plein de chefs d’entreprise qui se sont positionné·es contre le projet. L’enquête publique s’est terminée avec 6 400 avis négatifs, ce qui n’arrive jamais (5) ! Il y a vraiment quelque chose de populaire dans les luttes locales, qu’il ne faut pas sous-estimer et qui est extrêmement porteur d’espoir !
Composer avec des types de population variés
Par ailleurs, il y a souvent dans les luttes locales des jeux d’alliances très impressionnants : des syndicats, des jeunes, des vieux, des naturalistes, etc. La lutte contre l’autoroute A45 entre Lyon et Saint-Étienne par exemple (6), est partie de quelques paysan·nes très indigné·es et de militant·es urbain·es surchauffé·es après la COP21. En 2017, la jonction s’est faite entre ces deux types de populations très différentes, qui ne se parlaient pas du tout avant. Les deux ont amené tous leurs alliés et ça a fait vraiment des étincelles : des manifestations avec des tracteurs et plein de jeunes qui participaient, des recours juridiques, etc.
Un calcul coûts / bénéfices
Victor : Les luttes qui gagnent sont celles qui ont produit un coût trop fort pour les promoteurs ou les élu·es. Ce qui marche vraiment, ce n’est pas de les convaincre que le projet n’est pas pertinent et qu’il va détruire des terres hyper précieuses, etc. Ce qui marche, ce sont les actions qui augmentent le coût du projet, que ce soit un coût financier, politique ou les deux. Les promoteurs et les élus font un calcul « coûts / avantages » et quand ce n’est plus avantageux, et bien ils abandonnent le projet.
Dans ma région par exemple, il y a des projets d’entrepôts logistiques ou de centres commerciaux qui ne sont pas très rentables. Deux projets d’entrepôts ont été annulés récemment : le promoteur a jeté l’éponge car il a vu qu’avec la forte opposition, il allait passer des années en procédure juridique et que ce n’était pas possible pour lui. D’ailleurs, parfois, les autorités politiques se retrouvent un peu le bec dans l’eau : « Ah ben mince on avait défendu le projet et en fait le promoteur se retire ! » Mais en fait, économiquement, ça ne tient plus.
Quelles sont les perspectives de Terres de Luttes pour la suite ?
On a lancé le Fonds des luttes, un fonds de dotation qui permet de soutenir les besoins des coalitions et des luttes locales, car on voit qu’elles ont du mal à trouver des financements. Il est animé par des membres de plusieurs coalitions thématiques et régionales.
Et surtout nous avons multiplié les rencontres inter-luttes et maintenant on a envie de faire se rencontrer tout ce réseau national. On organise les rencontres Les Résistantes cet été, du 3 au 6 août 2023, au Larzac. On espère que ce sera un temps fédérateur qui permettra de remporter encore plus de victoires !
Pour retrouver de nombreux outils et documentations au service des locales, faites un tour sur le site internet : lutteslocales.fr.
Entretien réalisé par Lola Keraron
Contacts :
- Association Terres de Luttes : contact@terresdeluttes.fr, https://terresdeluttes.fr.
- Coalition des luttes locales Centre : 06 84 33 77 69, www.lutteslocalescentre.com lutteslocalescentre@gmail.com.
Pour aller plus loin : « Les Victoires de l’écologie », Silence n° 514, octobre 2022.
(1) SuperLocal est une campagne nationale pour lutter contre « les projets polluants et imposés », lancées par la chaîne YouTube Partager c’est sympa et l’association Notre affaire à tous en 2019.
(2) Voir Danièle Garet, « La Déroute des routes, une coalition contre le bitume », Silence n° 518, février 2023.
(3) L’étude de Kevin Vacher, “Les David s’organisent contre Goliath”, présentée le 17 novembre 2021.
(4) Collectif La Voie Est Libre, contre l’autoroute Castres-Toulouse : www.lvel.fr, collectiflavoieestlibre@gmail.com.
(5) D’habitude, il y a une centaine d’avis.
(6) Voir Gaëlle Ronsin, « Contre l’A45 : souvenirs, amitiés et carnaval », Silence n° 514, octobre 2023.