En ma qualité de sociologue et de chercheur sur la paix, je m’occupe des rapports entre les modes d’éducation des enfants dans les différents pays du monde et leur sérénité. Je pose une question toute simple : « Un pays peut-il devenir durablement pacifique alors qu’une grande partie de ses enfants fait l’expérience de la violence ? Presque toutes les recherches que j’ai menées jusqu’à ce jour débouchent sur un « non » dénué de toute ambiguité (j’ai publié les sources et les statistiques les plus importantes à ce propos dans mon Ebook, Die vergessene Friedensformel (la formule de paix oubliée). Et l’Objectif de développement durable (ODD) Protection des enfants 16.2 n’est rien d’autre — même si c’est en toute connaissance de cause, peut-être — qu’une sous-rubrique de l’ODD 16 sur la paix. »
Mes recherches sont organisées de façon interdisciplinaire : il s’agit d’abord de données internationales sur les violences faites aux enfants. De ce point de vue, on dispose d’une part des statistiques de l’UNICEF, par exemple les rapports Hidden in plain sight et A familiar Face, d’autre part de listes détaillées sur la protection qu’apporte la loi aux enfants face aux châtiments corporels dans les pays du monde ; sur le site http://endcorporalpunishment.org (Corporal punishment étant l’expression anglaise pour châtiments corporels). Ces listes donnent à voir également si, dans tel ou tel pays, les châtiments corporels sont autorisés dans la famille, mais aussi à l’école, au jardin d’enfants ou même en prison (!).
On peut comparer ces données à celles que fournit le Global Peace Index, publié tous les ans par l’Institute for Economics and Peace (IEP) et qui établit un classement des nations en fonction de leur penchant pour la paix. Il apparaît très clairement dans ce classement que, dans les pays les plus pacifiques du monde — l’Autriche figure presque toujours dans le top 5 (en Autriche, les châtiments corporels ont été interdits en 1989 — ce fut le troisième pays au monde), on n’a plus le droit de battre les enfants. Mais il y a évidemment d’autres facteurs comme la démocratie, le bien-être, une inégalité sociale réduite.
L’autre discipline scientifique, c’est évidemment la psychologie : depuis qu’elle a mis l’accent sur le développement au cours de la petite enfance, il est devenu clair que les traumatismes de la petite enfance — car c’est bien de cela qu’il s’agit quand on parle de coups — ont des conséquences négatives à long terme et qu’ils peuvent même, dans les cas les plus graves, endommager, voire bloquer les centres cérébraux de l’empathie.
Évidemment, tout enfant qui a été roué de coups dans sa petite enfance ne devient pas violent à l’âge adulte, mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai — et c’est là qu’entre en scène la psychologie criminelle —, presque tout auteur de violence (eh oui, ce sont pour la plupart des hommes…) a connu la violence dans son enfance. Dans les pays qui n’interdisent pas les châtiments corporels, il y a donc un nombre plus élevé de gens disposés à la violence parce que leur capacité à ressentir de l’empathie a été perturbée dans leur prime enfance.
À son tour, la neuropsychologie a établi qu’il n’y a pas de « pulsion agressive », mais que l’agressivité est toujours une réaction à une violence que l’on a subie soi-même, à une offense, à un abandon ou à une mise à l’écart. Joachim Bauer explique minutieusement ce processus dans ses livres Das kooperative Gen (le gène de la coopération) et Schmerzgrenze (le seuil de la souffrance). Rutger Bregman en décrit l’aspect socio-historique dans son livre Im Grunde gut (Fondamentalement bon).
Les auteurs de violence « les plus en vue » que sont les va-t’en-guerre, les dictateurs et les despotes ont eux aussi presque toujours vécu une enfance violente. C’est là qu’intervient la science historique, notamment la « psycho-histoire » (qu’on appelle aussi la psychologie politique). Des historiens se sont mis à étudier l’enfance de personnages politiques. Le premier livre important de ce genre est celui d’Alice Miller, Am Anfang war Erziehung (C’est pour ton bien), dans lequel elle se penche sur l’enfance d’Hitler. Il a vécu des humiliations extrêmes dans sa famille d’origine. Le meilleur livre sur ce thème, aujourd’hui, est, à mon avis, Die Kindheit ist politisch (L’enfance est politique), de Sven Fuchs, dans lequel il scrute à la loupe l’enfance de Staline, de Mussolini, de Saddam Hussein et de tant d’autres — ainsi que celle, plus explosive aujourd’hui précisément, de Vladimir Poutine (lui aussi a vécu violences et abandons — et d’ailleurs, en Russie, les châtiments corporels ne sont toujours pas interdits).
L’anthropologie sociale et culturelle, d’une certaine manière, a fait également de la recherche sur la paix en examinant les peuples indigènes de différents continents du point de leur comportement plutôt pacifique ou plutôt belliqueux. On voit bien émerger ici et là quelques témoignages d’éducation sans violence ; mais en toute objectivité, il faut préciser que ces recherches ne sont pas statistiquement significatives — puisque précisément, elles ont établi non pas des statistiques, mais des descriptions.
Ainsi se dégage une image globale à partir de laquelle il est évident qu’éduquer les enfants sans violence est un facteur de paix important. Si donc on adopte une perspective pédagogique — en visant une pédagogie de la paix —, une question se pose tout de suite : n’y a-t-il pas quelque chose de contradictoire quand des adultes qui veulent transmettre à leurs enfants l’importance de la non-violence font usage eux-mêmes de violence dans l’éducation des enfants ? Ironiquement, c’est même très souvent le cas dans les cultures religieuses. N’y a-t-il pas ce verset dans la Bible : « Car le Seigneur châtie celui qu’il aime, Et il frappe de la verge tous ceux qu’il reconnaît pour ses fils. » ? — Et certains groupes religieux (par exemple, les groupes évangélistes aux USA), l’observent avec frénésie — ils se battent même contre les tentatives d’introduire des lois pour la protection des enfants. Les USA, du reste, sont le seul membre des Nations unies qui refuse de ratifier la Convention internationale des droits de l’enfant. Là-bas, en effet, il y a encore des écoles où on peut punir des enfants en les frappant avec une planche en bois, le paddle — un scandale bien trop méconnu en Europe.
D’une façon générale, mes recherches portent sur une « culture de la paix », une culture conséquente de la non-violence dans tous les domaines sociaux ; ne serait-ce que parce qu’il n’est pas crédible de parler d’un souhait de paix tout en autorisant la violence dans l’éducation des enfants. Et donc, pour une telle approche du Peacebuilding (la revendication de paix), je voudrais suggérer la notion de Peace Mainstreaming (paix générale). Ce qui veut dire que la violence (et l’oppression) doit être réduite et liquidée dans toutes les sphères de la société si un pays veut vivre dans une paix durable.
Preuve est faite également qu’il s’agit en même temps de l’égalité des droits femmes-hommes et de la sécurité des femmes (à ce propos, cf les livres de Valerie Hudson et al. et la résolution 1325 du Conseil de sécurité de l’ONU sur l’importance de la participation des femmes au processus de construction de la paix).
Évidemment, la protection légale des enfants face à la violence est une stratégie de paix, elle ne prendra effet qu’avec le temps. C’est un premier signal sur l’importance de la thématique, qui suscitera des discussions dans les pays concernés — et une évolution qui prendra son temps dans les pratiques d’éducation des enfants. Puis il faudra attendre encore une génération avant que les enfants élevés selon les préceptes de la non-violence arrivent eux-mêmes à l’âge où ils peuvent participer à l’organisation du pays. C’est pourquoi les acteurs politiques pour qui la paix et la stabilité politique de leur pays représentent une cause
urgente doivent tout de suite agir à ce niveau. Le Mahatma Gandhi disait déjà : « Si nous voulons vraiment la paix, c’est par les enfants qu’il faut commencer. » De mon point de vue, cette citation est démontrée scientifiquement.
Page web de Franz Jedlicka : www.friedensforschung.com, www.whitehand.org
Traduit de l’allemand par Didiet Aviat