ChatGPT est sans doute l’« intelligence artificielle » (IA) la plus populaire de l’Histoire. Deux mois après son lancement, plus de 100 millions de personnes utilisaient ce robot conversationnel pour faire une multitude de choses : rédiger des courriels, écrire un poème, programmer, réaliser des travaux scolaires, inventer des recettes de cuisine, etc. Ce sont là des usages plutôt inoffensifs, et plusieurs personnes se demandent pourquoi il y a un tel engouement au sujet de cette machine. Des assistants personnels comme Siri, Alexa ou Google Assistant ne nous donnaient-ils pas déjà la météo ou d’autres informations utiles par commande vocale ? Pourquoi tout ce battage médiatique autour de ce gadget ?
L’infrastructure sur laquelle repose ce robot, GPT, représente une percée importante sur le plan technologique : cet algorithme appartient à une nouvelle génération de « larges modèles de langage » qui sont capables d’effectuer des tâches complexes, parfois pour lesquelles ils n’ont pas été entraînés, et ce, grâce à une gigantesque quantité de données et des milliards de paramètres. On parle aussi d’« IA générative » pour décrire une nouvelle gamme de machines qui peuvent générer des textes sophistiqués, des images artistiques hyperréalistes, de la musique et même des vidéos, et ce, avec une simple requête (prompt) en langage naturel. On voit déjà les enjeux que cela peut soulever pour les travailleuses et travailleurs qualifiés dans une foule de domaines : art, enseignement post-secondaire, traduction, graphisme, marketing, journalisme, etc. La question que plusieurs se posent est : ChatGPT va-t-il me voler mon job ?
La réponse simple est : oui et non. D’un côté, un sondage a montré que 48 % des entreprises ayant utilisé ChatGPT ont déjà procédé à des licenciements et le feront au cours de l’année 2023 (1). La raison est qu’une personne qui utilise cet outil peut gagner un temps fou pour diverses tâches liées au traitement de l’information, à l’analyse et à la création de contenus originaux. Bref, au lieu d’engager trois programmeurs, deux traductrices et trois responsables au service de marketing, une compagnie peut maintenant réduire ses effectifs à une programmeuse, un traducteur et une responsable du marketing. Comme on vit dans un monde capitaliste, les entreprises répondent aux impératifs de réduction des coûts de production dans le but de maximiser leurs profits.
Il faut bien sûr prendre garde aux réponses générées par ces algorithmes, car certaines sont parfois approximatives, fausses ou carrément inventées, et ce, même si la machine répond avec assurance. Le terme « hallucinations » est d’ailleurs apparu dans le monde scientifique et médiatique pour décrire ces réponses trompeuses générées par l’IA. C’est pourquoi on aura toujours besoin d’êtres humains pour superviser les résultats générés par les machines algorithmiques, à la manière des emplois consacrés au contrôle de la qualité et à la supervision des robots sur les chaînes de montage en usine.
Cela rappelle bien sûr le processus d’industrialisation du capitalisme au XIXe et XXe siècle. La différence aujourd’hui est que cette dynamique ne touche plus seulement les métiers de cols bleus et les ouvriers d’usine, mais les emplois hautement qualifiés, les cols blancs et les professions libérales : médecins, avocats, notaires, comptables, agents immobiliers, professeurs d’université, psychologues, architectes, etc. Si ces emplois ne disparaissent pas en bloc, une certaine partie des tâches sera automatisée, comme le radiologiste dont le travail consiste à valider des diagnostics effectués par la machine. Cette « grande automatisation » des processus cognitifs, des esprits et des idées signifie que nous deviendrons de plus en plus des assistants de la machine. On croyait jadis que la technologie allait nous libérer du temps pour que nous puissions nous consacrer à des activités plus créatives et significatives, mais nous devrons encore plus travailler sous la supervision de machines qui nous dicteront la marche à suivre.
Cela est triste, car au moment même où l’utopie de la « société des loisirs » pourrait s’accomplir, nous nous retrouverons sans doute à devoir à travailler « plus », avec des machines, afin de rester compétitifs, de ne pas se faire dépasser par la Chine, la Russie ou telle compagnie de la Silicon Valley… tout en maximisant les revenus des patrons et des actionnaires. ChatGPT, qui permettrait en théorie de nous faire gagner un temps précieux en automatisant des tâches répétitives et pénibles, se trouve ainsi à alimenter la dynamique d’accélération sociale, qui bat son plein sur le plan technologique mais aussi en termes de rythme de vie : nous devrons faire plus, plus rapidement, en utilisant les algorithmes pour être plus créatif, agile et performant que notre voisin.
Le problème au fond, ce n’est pas la machine qui nous vole notre job, mais l’autre personne qui va utiliser la machine pour en faire plus avec moins. On commence même à voir des gens qui cumulent trois ou quatre emplois, grâce à l’arrivée du télé-travail et ChatGPT (2). On vit ainsi à une drôle d’époque : une pénurie de main-d’œuvre, combinée à l’inflation, avec une menace de chômage de métiers hautement qualifiés, et des gens suremployés qui cumulent les jobs pour gagner plus d’argent avec la machine. Le capitalisme algorithmique a du vent dans les voiles, et ChatGPT vient de lui donner un shoot de stéroïdes.
Jonathan Durand-Folco
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- Anaïs Cherif, « Aux États-Unis, la moitié des entreprises qui utilisent ChatGPT ont déjà licencié », BFM, 30 mars 2023, https://www.bfmtv.com/tech/aux-etats-unis-la-moite-des-entreprises-qui-utilisent-chat-gpt-ont-deja-licencie_AV-202303300335.html
- Maxwel Strachan, « ‘Overemployed’ Hustlers Exploit ChatGPT To Take On Even More Full-Time Jobs», Vice, 12 avril 2023, https://www.vice.com/en/article/v7begx/overemployed-hustlers-exploit-chatgpt-to-take-on-even-more-full-time-job