Après la validation par le Conseil constitutionnel d’une partie de la réforme des retraites et sa promulgation par le président de la République, le conflit entre dans une nouvelle phase. Bénéficiant d’un soutien massif de l’opinion publique, le combat contre la retraite à 64 ans est en effet loin d’être terminé. C’est pourquoi la question reste posée de savoir comment amplifier le rapport de force syndical, social et populaire avec le pouvoir d’État, enfermé dans une tour d’ivoire, sourd aux aspirations du peuple et méprisant le processus démocratique. La désobéissance civile de masse peut-être un élément nouveau dans l’amplification du rapport de force.
La force d’un mouvement historique
La grande force de ce mouvement, cela a été largement souligné, c’est la force du nombre. Des millions de personnes dans la rue depuis trois mois avec des manifestations historiques dans de nombreuses villes de province, petites et moyennes. L’ancrage territorial et populaire du mouvement est une réalité qui traduit une véritable lame de fond, quasi inédite sous la Ve République. Cette force qui s’exprime dans la rue est largement confortée par une opinion publique qui rejette massivement la loi sur les retraites. Cette mobilisation massive dans la rue et ce rejet largement majoritaire représentent une force sociale et citoyenne qui inscrit le mouvement dans la durée.
Après l’utilisation du 49.3 par le gouvernement, de nouvelles formes d’expressions publiques et de manifestations sont apparues : blocages, manifestations « sauvages » et parfois actions de destructions de mobilier urbain ou de banques, affrontements avec les forces de l’ordre, plus précisément du désordre établi. Il est à noter que c’est essentiellement dans certaines grandes villes que ces violences sont apparues. Même si elles sont ultra minoritaires, elles tournent en boucle dans les médias dominants. Et chacun y va de son couplet sur la soi-disant « radicalisation » du mouvement…
Malgré ces actions à la frange de la légalité, et pour certaines d’entre-elles carrément délinquantes, le mouvement reste populaire et le front syndical reste uni. Les 64 ans, ça ne passe pas, et d’aucuns l’ont répété, cela ne passera jamais. Toutefois, certains considèrent que le pouvoir étant sourd à la mobilisation pacifique, il conviendrait de prendre le chemin emprunté par les gilets jaunes, qui auraient, grâce à la violence, là aussi limitée à quelques grandes villes, recueilli l’attention du président qui a fini par lâcher quelques milliards au bout de quelques semaines de mobilisation. Ainsi, la question est posée de savoir si l’étape suivante du mouvement, afin de faire céder le pouvoir, doit être davantage de violence ou davantage de non-violence.
La violence est une impasse
La violence est toujours un piège tendu par le pouvoir d’État pour assécher et détruire un mouvement social puissant. En refusant d’écouter les légitimes revendications du corps social et en déployant des forces de l’ordre de façon disproportionnée, forces dont la présence visible, en elle-même, attise les tensions, le pouvoir est toujours le premier responsable de la violence qui survient dans la rue. Lorsque le mouvement est massif, qu’il a le soutien majoritaire de l’opinion publique, ce qui est le cas aujourd’hui, le pouvoir n’a d’autre issue que de faire basculer le mouvement dans la violence. Sur ce terrain-là, il est toujours vainqueur. La capacité de violence du pouvoir sera toujours supérieure à la capacité de violence des citoyens, c’est pourquoi l’action violente est inefficace, bien que souvent on prétend le contraire. Cette vérité devrait convaincre que le recours à la violence de la part des citoyens est toujours une impasse et qu’elle programme à terme la mort du mouvement.
Il n’y a d’ailleurs strictement aucune expression de « radicalité » dans cette violence lors des manifestations. Le discours est peut-être radical, l’action ne l’est point. En quoi la destruction ou la mise à feu d’un abri bus, d’un panneau publicitaire, d’un commerce ou d’une banque fait elle avancer la cause défendue ? Elle exprime une colère et une rage d’essence nihiliste, une sorte de défouloir spectaculaire, mais c’est tout et c’est donc très peu. Cette violence agit à la surface, mais point à la racine du problème. De même, chercher l’affrontement direct avec les représentants de l’État en uniforme est une attitude stérile, qui légitime et amplifie la répression d’État, y compris contre les manifestants pacifiques. Les images de ces destructions, de ces incendies et de ces affrontements tournent en boucle dans les médias dans l’objectif de retourner l’opinion publique. Bien évidemment, le pouvoir aura beau jeu de ne plus parler du sujet des retraites, mais de la violence qui s’exprime et de la nécessité de rétablir « l’ordre » au plus vite.
Ainsi, la violence est une impasse. Elle est contre-productive, affaiblit le mouvement, dissuade des citoyens de continuer à descendre dans la rue et légitime la répression d’État. Il faut le dire, ceux qui recourent à la violence, quelles que soient leurs motivations, sont les alliés objectifs de l’État. C’est pourquoi il ne doit y avoir aucune complaisance, aucune complicité, aucune légitimation à cette violence, quelle que soit la colère légitime engendrée par la loi sur les retraites et l’attitude inconséquente et méprisante de l’exécutif. La victoire contre le pouvoir d’État ne sera pas au bout du « fusil », précisément parce que celui-ci possède l’essentiel des fusils… Il s’agit d’agir massivement sur un autre terrain afin de déstabiliser en profondeur les responsables de cette réforme injuste et brutale.
Radicaliser par la non-violence de masse
En refusant de se rendre à la réunion convoquée par le président de la République le mardi 18 avril, l’intersyndicale s’inscrit dans une forme de non-coopération avec le pouvoir. Cette démarche de boycott qui vise à délégitimer et à saboter toute initiative prise par l’exécutif pour tenter de tourner la page des retraites est la bonne action au bon moment. Il ne s’agit pas de refuser de dialoguer par principe, il s’agit bien de refuser de se laisser dicter un agenda politique et politicien qui cherche à se refaire une santé avec la complicité des syndicats. Si le conflit est d’essence sociale, la crise démocratique qu’il révèle montre que celui-ci va désormais se situer sur le terrain politique, plus précisément sur le terrain civique.
Ce refus d’être complice, ce refus de coopérer massivement avec un pouvoir qui incarne l’injustice et la violence peut devenir l’axe stratégique central de la mobilisation en cours afin de lui redonner un nouveau souffle, une nouvelle ampleur et une nouvelle efficacité. Dans notre patrimoine littéraire se niche un trésor que toute période révolutionnaire, depuis 1789, a inlassablement redécouvert. C’est le fameux Discours de la servitude volontaire (1576) d’Étienne de La Boétie dans lequel il nous invite à retirer notre appui au tyran pour que, celui-ci perdant tout pouvoir, la délivrance advienne à ses sujets. « Si on ne leur donne rien, écrit-il à propos des tyrans, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n’ayant plus d’humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte. » [1] Parce qu’il a compris que le pouvoir n’existe pas si personne n’obéit à ses ordres, il a l’intuition que le peuple, sans utiliser la violence, peut le faire tomber, uniquement en lui retirant son soutien. « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même, fondre en bas et se rompre. »[2]
L’ami de Montaigne nous montre la voie pour défaire celui qui abuse de son pouvoir. Car aujourd’hui, il s’agit bien d’amplifier le rapport de force en structurant dans la durée une dissidence civique avec le pouvoir d’État. La force de l’État, de l’exécutif, c’est l’obéissance et la résignation des citoyens. La force du peuple, c’est sa capacité, par le nombre, à se mobiliser, mais aussi à désobéir et à délégitimer le pouvoir responsable de graves injustices. Les manifestations sont utiles pour rendre visibles la force du nombre, les grèves sont indispensables pour perturber le fonctionnement économique, la désobéissance civile constitue un palier supplémentaire pour montrer l’inébranlable détermination du peuple et sa capacité à tarir les sources du pouvoir qui abuse de son pouvoir.
Cette non-coopération citoyenne et non-violente peut prendre différentes formes : appels à la désobéissance civique par de nombreux corps de métiers, d’associations et de mouvements citoyens, voire d’institutions, boycott de cérémonies officielles, boycott des discours présidentiels, refus d’obéissance ciblés et ponctuels, renvoi de titres et de distinctions honorifiques, manifestations non déclarées, non-violentes et limitées dans le temps, sit-in devant les préfectures, meetings populaires dans la rue, interruptions pacifiques de manifestations officielles, et toute initiative collective non-violente visant à délégitimer le gouvernement et le président de la République.
Ces quelques exemples ne sont pas exhaustifs. Mettons l’imagination au pouvoir. Chaque citoyen pourrait également se déclarer en insurrection civique par le port d’un signe distinctif, un signe de reconnaissance suggestif, qui fasse nombre, qui fasse identité commune, qui soit reconnaissance des valeurs positives que nous portons. Et puis, parce que le pouvoir d’État est incapable d’humour, soyons inventifs et créatifs pour mettre les rieurs de notre côté. Toute initiative publique qui vise à tourner en dérision le pouvoir d’État sera la bienvenue. Il s’agit de montrer que ce pouvoir tourne désormais à vide, sans soutien, sans complice, sans sujets qui consentent à leur servitude volontaire. Cette insurrection pacifique pourrait offrir l’espérance d’un printemps de tous les possibles, sans haine, sans arme, sans violence, avec pourquoi pas une belle explosion de fraternité et de solidarité populaires, annonciatrice de jours enfin meilleurs.
[1] Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Flammarion, coll. « GF », 1983, p. 137.
[2] Ibid, p. 139