Le journal GRAFFICI poursuit sa série d’articles portant sur ces Gaspésiens ayant un impact majeur dans leur communauté, des gens qui œuvrent plus souvent qu’autrement dans l’ombre, qui réalisent de grandes choses, dignes de mention.
Les premiers instants de l’entretien avec Johanne Bécu donnent le ton. On sent bien toute la détermination de cette femme à travers le récit de ses combats. Son caractère altruiste transcende sa personnalité. En 33 ans, la femme de Chandler a été témoin de beaucoup de drames humains, de détresse psychologique, d’épuisement. Mais, elle a contribué à des victoires et à des accomplissements qui ont fait la différence dans sa communauté. Retraitée depuis un an, Johanne Bécu revient sur la cause qu’elle a épousée pour la vie : la santé mentale.
Johanne Bécu a d’abord suivi son conjoint, qui était policier à Gaspé. Son premier emploi a été au Sanatorium Mgr-Ross, qui était alors une institution largement dévolue aux gens éprouvant des problèmes de santé mentale.
« Je ne disais pas un mot et je faisais des statistiques », se souvient-elle.
Sa mission : aider les gens atteints de maladie mentale
Revenue à Chandler, la jeune femme qu’elle était se sentait investie d’une mission : celle d’aider les gens aux prises avec des troubles de santé mentale. Pourquoi?
« Parce que j’ai été en contact avec des gens souffrant de maladies mentales alors que j’étais jeune. »
En 1989, sans subvention, elle fonde bénévolement l’APAPAMM (Association de parents et amis de personnes atteintes de maladie mentale).
Le maire de Chandler de l’époque, le regretté Jean Paquin, lui prête alors gratuitement une salle située au deuxième étage de l’aréna local pour ouvrir un centre de jour pour les proches de personnes atteintes de maladie mentale.
« J’ai juste passé une annonce et une trentaine de personnes se sont présentées avec un proche atteint de maladie mentale, raconte-t-elle. Il n’y avait plus de places. Ils devaient revenir les chercher entre 4 h et 5 h l’après-midi. Mais il était rendu 9 h le soir et certains n’étaient pas venus les chercher. J’ai pris deux gars qui étaient prêts à passer la nuit là avec huit à dix personnes que les parents n’étaient pas venus chercher. C’était surtout des garçons. Je me suis dit que les parents devaient tellement être fatigués pour abandonner leur garçon ! »
En 33 ans, Johanne Bécu a été témoin de beaucoup de drames humains, de détresse psychologique, d’épuisement. Mais, elle a contribué à des victoires et à des accomplissements qui ont fait la différence dans sa communauté.
Première maison
Elle se fait ensuite prêter une petite maison appartenant aux Augustines afin d’héberger des personnes atteintes de maladie mentale.
« C’était une vieille maison, décrit-elle. L’eau passait à travers. J’étais toute seule, sans employé. Je les laissais là. Des fois, la chicane prenait dans la cabane. Le monsieur du dépanneur en face m’appelait s’il y avait du grabuge et j’intervenais. Quelqu’un qui était en psychose, je n’avais pas peur de ça. On dit qu’une personne sur quatre souffre de maladie mentale. »
Un peu plus tard, elle réussit à obtenir un peu de financement.
« Je me faisais des listes de partenaires que j’approchais, relate la femme de 66 ans. Les deux premières années, je n’avais pas de salaire. Mais, petit à petit, avec des subventions, j’ai réussi à donner des salaires aux employés. Mais, ce n’était pas de gros salaires. On allait chercher l’argent qu’on pouvait. C’était difficile d’avoir de l’argent. »
Centre L’Éclaircie
En 1994, elle fait construire L’Éclaircie, un centre d’hébergement de courte durée à Chandler.
« J’avais 12 places. C’était plein instantanément. Il y avait beaucoup de gens atteints de maladie mentale : des psychoses, des dépressions. J’avais fait faire un genre de boudoir. Avec deux lits pliants, ça faisait deux chambres de plus. Je pouvais héberger 14 personnes. J’ai toujours été en dehors de la loi. Mais j’avais toujours des alliés ; j’avais bien bâti mon conseil d’administration. »
Elle se souvient encore d’un fonctionnaire du gouvernement qui était en colère contre elle parce qu’elle avait fait construire un appartement afin d’apprendre à certains de ses clients à développer leur autonomie.
« Certains ne savaient pas se laver. Ils venaient de milieux défavorisés. Je répondais aussi aux besoins de gens qui sont malades et qui ne voulaient pas être en institution. Ils ont juste besoin d’être en institution quand ils sont en crise. »
Fermeture de la Gaspésia
Après la fermeture de l’usine papetière Gaspésia à Chandler en 1999, les cas de maladies mentales ont explosé, selon Mme Bécu.
« Il y a beaucoup d’hommes dans la trentaine qui sont partis vers la ville pour le travail et qui ne revenaient pas. Les femmes étaient laissées à elles-mêmes avec les enfants. Il y avait des enfants, dont le père était parti aux quatre vents et qui ne donnait plus de nouvelles, qui venaient nous voir parce qu’ils avaient faim. On leur donnait à manger. Il y a eu beaucoup de divorces. Des femmes sont tombées en dépression. Certaines ont dû vendre leur maison. Même le CLSC ne venait pas à bout de ça. »
La fermeture de l’usine, qui avait déjà embauché jusqu’à 600 personnes, a eu des conséquences économiques désastreuses sur la MRC du Rocher-Percé, qui était considérée parmi les plus pauvres du Québec.
« Il y a eu de dures années, confirme Johanne Bécu. Certains grands-parents sont devenus des soutiens pour des femmes et des enfants. Une nouvelle clientèle, qui était sur le bord de la dépression, s’est ajoutée. On les aidait. »
Mais même avant la fermeture de la Gaspésia, les problèmes de santé mentale n’étaient pas rares dans la MRC du Rocher- Percé, soutient l’intervenante retraitée.
« Chandler était une place où, vers 1850 ou 1870, il y avait cinq quais. Des gens arrivaient par bateau en masse. Ça apportait son lot de misère. » Selon Johanne Bécu, ce n’est pas pour rien que le poste de la Sûreté du Québec de Pabos a longtemps été le plus gros de la Gaspésie.
La proximité de l’établissement de détention de New Carlisle contribue aussi à grossir, à son avis, les rangs des personnes ayant besoin de soins en santé mentale.
Centre Émilie-Gamelin
Mme Bécu fait ensuite bâtir une maison d’hébergement de longue durée pour neuf personnes, au coût de quelques centaines de milliers de dollars. Sur deux étages, l’établissement est doté d’une petite salle pour des activités et des repas communautaires. Il est situé à proximité de l’hôpital de Chandler. D’ailleurs, elle aime bien que la maison soit située en zone hospitalière.
« Chaque fois que quelqu’un se désorganisait, je n’avais pas loin à faire pour le faire soigner. J’ai dû quêter pour avoir des appartements supervisés. J’allais voir les maires de Newport à Gaspé. Le député Guy Lelièvre [député de Gaspé de 1994 à 2008] m’a aussi beaucoup aidée. J’avais une liste de gens les mieux nantis et je leur écrivais. Certains me donnaient 100 $, d’autres 200 $, d’autres me disaient que j’étais tannante. »
L’établissement est devenu le Centre Émilie-Gamelin pour rendre hommage à la fondatrice de la Congrégation des Sœurs de la Providence, qui a soutenu le projet. Mme Bécu doit d’ailleurs beaucoup à Sr Denise Gagnon, qui l’a aidée au tout début du projet.
« Elle s’est présentée à moi, raconte-t-elle. Elle avait 65 ans et venait d’être licenciée comme cadre à l’hôpital, après 40 ans de services. Je lui ai dit qu’elle pouvait venir me trouver, mais que je n’avais pas d’argent pour la payer. Elle m’a dit que ce n’était pas grave. »
L’engagement d’une vie
Formée en travail social, en intervention en santé mentale et en psychiatrie après avoir suivi des cours de niveaux collégial et universitaire, Johanne Bécu peut dire que son engagement communautaire est bien plus qu’une carrière.
« Je voulais changer les choses en santé mentale et j’y ai donné ma vie. »
Ce don de soi n’a pas été sans conséquences sur sa vie familiale.
« Je n’ai eu qu’un garçon. Il m’a souvent reproché d’avoir trop travaillé.»
Elle n’oubliera jamais ce samedi, lorsque son fils n’avait que six ans, où il avait caché ses clés de voiture afin qu’elle ne puisse pas aller travailler.
Lorsqu’elle regarde dans le rétroviseur de ses 33 années de service pour la cause, elle voit un dur labeur.
« Je suis à la retraite depuis un an et je suis encore fatiguée. On n’avait pas le nombre d’employés qu’il fallait. On a travaillé fort. Le Centre Émilie-Gamelin compte maintenant quatre employés de jour, un de soir et un de nuit. Aujourd’hui, les travailleurs sociaux ont un bracelet au cas où ils auraient besoin de demander du secours de la police. Quoi qu’il en soit, je ne regrette rien. J’ai aimé ce que j’ai fait. C’était pour une grande cause. »
La sexagénaire ne peut évidemment s’empêcher, à l’occasion, d’aller faire son petit tour au Centre qu’elle a fondé.
« Les employés me mettent dehors, me disent de m’en aller me reposer, affirme-t-elle en riant. Mais même si j’ai fait ma part, ils savent que je demeure disponible. »
Johanne Fournier