Le 15 avril dernier, deux jours avant l’allocution présidentielle, j’écrivais : « Parce que le pouvoir d’État est incapable d’humour, soyons inventifs et créatifs pour mettre les rieurs de notre côté. Toute initiative publique qui vise à tourner en dérision le pouvoir d’État sera la bienvenue. Il s’agit de montrer que ce pouvoir tourne désormais à vide, sans soutien, sans complice, sans sujets qui consentent à leur servitude volontaire. Cette insurrection pacifique pourrait offrir l’espérance d’un printemps de tous les possibles, sans haine, sans arme, sans violence, avec pourquoi pas une belle explosion de fraternité et de solidarité populaires, annonciatrice de jours enfin meilleurs. »
Depuis, est apparu le mouvement des « casserolades » qui a commencé le soir de l’intervention télévisée du président de la République et qui s’invite à chaque déplacement ministériel ou présidentiel. Je voudrais souligner en quoi cette démarche est profondément subversive et que son impact risque bien d’être plus important que les trois mois de manifestations et de grèves que nous avons vécus. Dans l’article cité plus haut, je plaidais pour des initiatives collectives non-violentes visant à délégitimer le gouvernement et le président de la République. Nous y sommes. Face au mépris et à la surdité volontaires du pouvoir, il convient en effet d’opposer toute la force tranquille et déterminée du peuple, qui uni, ne peut jamais être vaincu…
L’humour est une méthode de résistance active qui prend à contre-pied le pouvoir d’État. Les circonstances voudraient que la colère légitime engendrée par la réforme des retraites et plus encore par l’arrogance et le mépris du pouvoir suscitent du ressentiment et peut-être de la violence. Alors, recourir à l’humour en pareilles circonstances, c’est décider, non pas d’abdiquer, mais au contraire de garder son sang froid, pour mieux exprimer collectivement le rejet de cette réforme. Dans le prolongement des manifestations et des grèves, des blocages et des occupations, le mouvement s’exprime désormais d’une autre façon, plus symbolique, mais néanmoins avec une force qui continue à agréger, rassembler et unir.
Le recours à l’humour, par le biais des concerts de casseroles et de sifflets, à l’occasion de déplacements ministériels et présidentiels, est un véritable défi lancé au pouvoir qui, lui, est incapable d’humour. D’ailleurs, comment réagit-il ? D’abord, en l’ignorant, puis en le méprisant, et enfin en cherchant à le réprimer. Répression bien dérisoire, mais qui montre que le pouvoir prend désormais au sérieux ce mouvement inédit qui fait plus que l’agacer et qui contrarie ses plans d’« apaisement ». L’humour désarme, dit-on ; en l’occurrence, il désarme tous les arguments et les contre-vérités assénées par le pouvoir pour défendre cette réforme inique et illibérale, il annihile la volonté de l’exécutif de « tourner la page ». Le pouvoir est à nu et le peuple s’en moque.
La force de contagion de l’humour la rend irrésistible. Les spectateurs se trouvent embarqués, deviennent complices par leurs sourires et leur rires et s’invitent parfois eux-mêmes dans le concert où le plaisir de participer se conjugue à la défiance exprimée à l’égard des puissants. L’humour protège de la haine et de la violence, et ce n’est pas la moindre de ses vertus. La casserolade est bien une forme d’action non-violente de défiance de l’autorité qui offre l’opportunité de maintenir active la lutte en ne déviant pas de son objectif. Le pouvoir est ainsi pris à contre-pied, lui qui cherche toujours à faire basculer le mouvement dans la violence où il est certain d’avoir le dessus. L’irrévérence du peuple à l’égard de la monarchie présidentielle ne peut être réprimée par les matraques et les grenades.
La lutte du Larzac, si elle a été si populaire, c’est aussi parce que « l’humour potache », à travers quantités de slogans et d’affiches toujours plus créatifs, mais aussi d’actions tournant en ridicule l’armée et le pouvoir politique, avait permis de mettre les rieurs du côté du mouvement, accentuant également la dimension « David contre Goliath », autrement dit du pot de terre contre le pot de fer. « Faisons l’humour, pas la guerre », mais aussi « Faisons labour, pas la guerre », étaient des slogans qui résumaient parfaitement l’esprit de cette lutte et qui ont contribué, par la force de l’humour, à la rendre populaire. Et au final victorieuse.
Mais l’humour a une autre vertu. Il permet de supporter les épreuves et d’affronter avec sérénité la gravité de la situation. La réforme des retraites suscite angoisse, souffrance, désespérance. Alors, le recours à l’humour et à la dérision est bien un mécanisme de défense contre des sentiments particulièrement irritants. Il témoigne assurément d’une volonté inflexible de ne pas se résigner à cette souffrance. Le peuple, à travers les casserolades, montre non seulement son refus d’abdiquer en continuant à occuper la rue, mais il montre également qu’il est invincible. Le pouvoir est impuissant, littéralement, face à une démonstration publique et répétée de dérision et d’humour. Les casques lourds, les matraques et les LBD des forces du désordre établi sont désormais inutiles. On ne peut réprimer et asservir un peuple qui tourne en dérision le pouvoir d’État.
Le chef de l’État, sans craindre le ridicule, a beau parler d’« incivisme » à leur propos, les casserolades sont bien un mouvement de résistance hautement civique face à un pouvoir qui maltraite la démocratie. La lutte est désormais entrée dans une nouvelle phase, celle de la résistance civique. Le 1er mai peut être, non pas le dernier round de ce mouvement comme le pouvoir l’espère, mais l’expression massive d’un peuple toujours debout décidé à ne rien céder face à un pouvoir qui le maltraite. « Tu nous mets 64, on te mai 68 ! » Chiche ?