Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le monde pacifiste allemand est profondément divisé, comme l’a souligné le conseiller municipal Thomas Lechner, dans son préambule à la Conférence pour la Paix de Munich qui s’est déroulée en parallèle de celle de l’OTAN. Sans étiquette au sein de la fraction du parti de gauche allemand, Die Linke, il a déclaré : « (…) quand il y a la guerre, l’air se raréfie énormément pour les pacifistes. » Les pacifistes sont en effet mis dans le même panier que l’agresseur et stigmatisés de manière alarmante. Les diverses insultes fusant depuis les rangs des politiciens, relayées par les médias et colportées sur les réseaux sociaux vont de « grands naïfs » à « crapules pacifistes », culminant par « ami ou propagandiste de Poutine », j’en passe et des meilleures, et la presse en fait son festin. Seulement, les accusés sont du mauvais côté, un peu comme dans les procès qui se déroulent contre les militants pour le climat : se retrouvant devant le juge ou étant incarcérés, ce sont eux qui paient l’inaction du gouvernement. C’est le monde à l’envers : pendant que les marchands de mort se remplissent les poches, les pacifistes sont voués aux gémonies. Un grand-père devenu militant de Letzte Generation (Dernière Génération), qui participait la veille à la conférence pour la Paix, m’a redit lors de la manifestation du lendemain que nous avions plus important que faire la guerre : l’ordre du jour, c’est la planète car le climat n’attend plus et s’il bascule, c’en est fini pour nous tous ! Il faudrait que davantage de personnes se montrent solidaires de Letzte Generation, ce qui est loin d’être le cas et demeure incompréhensible pour lui et le mouvement.
À quand un revirement de l’opinion ?
Néanmoins, le nombre de pacifistes inquiets du tournant que prennent les choses est bien plus élevé qu’on ne pourrait le croire, mais cela, les médias évitent d’en parler pour ne pas dégonfler la baudruche du soutien inconditionnel à l’armement de l’Ukraine. Après la pandémie, rares sont ceux qui osent encore proclamer haut et fort que leur opinion va à l’encontre de ce qui se passe au niveau gouvernemental. Il y a aussi le fait troublant que l’armée allemande redouble sa présence dans les écoles. Die Welt titre « La Bundeswehr dans les écoles, cela va de soi ou cela détonne ? » Quant à terre des hommes, l’ONG voit cela d’un mauvais œil : « La Bundeswehr cherche à gagner la confiance des enfants ». Qu’elle ouvre de surcroît des boutiques éphémères dans la zone piétonne des villes, comme par exemple à Augsbourg, et puisse recruter indirectement en faisant mine d’informer, ne laisse pas d’inquiéter. Rien que la campagne sans cesse renouvelée, avec des affiches alléchantes au leitmotiv ambigu : « Fais ce qui compte vraiment », jouant sur la carrière, la formation hautement spécialisée, bref sur les avantages indubitables, est massive. Elle s’est prolongée jusque sur des sacs en papier du boulanger pour y emballer les petits pains ! On pourrait voir dans ce slogan une invitation au pire : ce qui compte vraiment, c’est de tuer des gens ! Pour remettre le service militaire au goût du jour et redorer le blason d’une armée où lutter contre la complaisance à l’idéologie de l’extrême droite est une « tâche permanente », selon Eva Högl, commissaire parlementaire aux forces armées (477 incidents en 2020 contre 363 l’année précédente), la guerre en Ukraine tombe à pic.
Coup de chapeau à Sahra Wagenknecht et Alice Schwarzer
Samedi 25 février 2023, l’appel de Sarha Wagenknecht (Die Linke) et d’Alice Schwarzer (féministe, directrice de la revue Emma), qui ont lancé une pétition pour la Paix, a été entendu par des manifestants venus de toute l’Allemagne ; ils ont tenu bon sous la neige fondue et dans le froid pour soutenir ce courant contraire au narratif ambiant : 13 000 manifestants selon la police, 50 000 selon les organisateurs. « Il est temps de construire un nouveau mouvement pacifiste ! », a proclamé Sahra Wagenknecht. Quant à Alice Schwarzer, qui avait déjà fait paraître une lettre ouverte pour la cessation des hostilités en 2022, Frieden jetzt ! (La Paix maintenant), elle a souligné à quel point il était absurde de les diffamer comme si elles flirtaient avec l’extrême droite, alors qu’elles ont toujours été connues pour être de gauche. Et si l’extrême droite suit leur action, qu’y peuvent-elles ? Dietmar Bartsch, du parti Die Linke, apporte son soutien à l’initiative et a déclaré dans un discours le 2 mars dernier : « Il faut en finir avec la diffamation et l’attaque contre ceux qui trouvent que le cours suivi par le gouvernement fédéral est erroné. Ce rétrécissement inqualifiable du corridor d’opinion nuit à la démocratie dans notre pays. » Sahra Wagenknecht a achevé son discours sur ces mots : « Wir sind da und wir werden nicht mehr verschwinden! (…) » (Nous sommes là et nous ne disparaitrons plus).
Alors que le côté est de l’Allemagne a souffert sous le joug soviétique, les Länder de l’ex-RDA en prennent pour leur grade au passage, c’est soi-disant là qu’on y trouverait le plus grand nombre de partisans de Poutine, sous-entendu des gens de l’extrême droite, alors que ces structures fascistes se sont consolidées après 1945 autant du côté ouest que est ; preuve en est les meurtres commis par l’organisation néo-nazie clandestine, la NSU : les bavures dans l’enquête laissent un arrière-goût amer. La manifestation à la fin du procès a souligné que les gens n’étaient pas dupes et qu’il ne fallait pas tirer un trait.
Il y a un an, en février 2022
La première manifestation pour la Paix, juste après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, a été bouleversante. Mise sur pied en quatrième vitesse par une alliance pacifiste qui, avouons-le, est en peine de trouver une génération montante, le rassemblement a fait les frais d’une attaque verbale belliqueuse de la part des partisans de la livraison d’armes qui empêchaient par leur vacarme et leurs slogans agressifs les orateurs de tenir leur discours. L’atmosphère était surchauffée et la tension tangible. Samedi 18 février 2023, un an presque jour pour jour après l’invasion russe, la fracture au sein de la société allemande s’est derechef reflétée dans les manifestations qui se sont déroulées à l’occasion de la MSC. Généralement boudée depuis la guerre d’Iraq par nombre de personnes qui préfèrent vaquer à leurs occupations ou s’adonner au sacro-saint shopping du samedi, la manifestation contre la MSC est due à une alliance de divers groupes, principalement de gauche.
Cette année, le caractère explosif de la situation a fait redescendre les gens dans la rue. Mais pas unis pour la Paix, comme on aurait pu s’y attendre : d’un côté, les réfugiés ukrainiens alliés aux partisans des livraisons d’armes, scandant avec véhémence leurs slogans bellicistes ; de l’autre, une grande manifestation réunissant celles et ceux que l’on a depuis Corona jetés pêle-mêle dans le mouvement des « covidiots », des « coronaseptiques », autrement dit les malfamés de « München steht auf », mais qui ont rassemblé au moins 10 000 personnes ; et pour finir 3 000 participants de la vieille souche pacifiste. À un autre endroit se retrouvaient également les membres du parti d’extrême droite, l’AfD, dont les objectifs sont peu clairs : non à la guerre, oui à l’armée (?!). Quant aux Iraniens, ils ont fait eux aussi bande à part devant l’opéra.
Alliance ratée
Pourquoi les pacifistes n’ont-ils pas réussi à s’allier pour faire bloc face au courant belliciste qui s’est infiltré partout ? On est en droit de se poser la question. Le mouvement « München steht auf », se voulant ouvert à toutes et à tous, part du principe que les citoyens qui ne se sentent ni écoutés ni représentés par la politique, finissent par se jeter dans les bras de l’extrême droite. Théorie un peu simpliste s’il en est, qui, de fait, n’a pas clairement fermé la porte aux extrémistes. Comment attendre alors du mouvement pacifiste munichois, dans l’ADN duquel est résolument inscrite la gauche, qui organise avec peu de moyens la Conférence pour la Paix, bat le pavé depuis des décennies, tous les ans, et défile au moment de la MSC en février, puis pour la traditionnelle marche pascale pour la Paix, qui organise la commémoration d’Hiroshima et Nagasaki et manifeste contre tant d’autres crimes, comment attendre de ce mouvement qu’il puisse jamais défiler côte à côte avec des membres de l’AfD, des dangereux Reichsbürger qu’on pourrait confondre avec des huluberlus (Mouvement des citoyens du Reich) et autres comparses d’origine douteuse ?! München steht auf ne pouvait qu’essuyer un refus, rien qu’évoquer son éventuelle participation ayant suscité pas mal de grabuge au sein de l’alliance pacifiste. Et que dire sur ce que la presse aurait écrit : Les pacifistes s’allient à l’extrême droite ! C’en serait fini du mouvement.
La guerre et le climat ne font pas bon ménage
Quant aux signes de reconnaissance de Fridays for Future, on les a cherchés en vain : pas question pour F4F de prendre position au sujet de la guerre en Ukraine. Alors que le climat, l’égalité et la justice dont le mouvement se revendique sont mis à mal par ce conflit sanglant ? Quel manque absolu de cohérence ! C’est désolant de voir que le mouvement reste dans sa zone de confort, sans oser se positionner davantage. A-t-il perdu son objectif de vue ? Comment peut-on dissocier toutes ces imbrications évidentes alors que nous attendons toujours les derniers chiffres sur les émissions de CO2 de la Bundeswehr, qu’Annalena Baerbock n’a pas présentés à la dernière COP en Égypte…
La pression de la rue est notre atout, jouons cette carte à fond !
Annalena Baerbock, la ministre des Affaires étrangères allemande, qui est (ou devrait être) la diplomate la plus haut placée du gouvernement, a déclaré il y a un an, le 24 février 2022 : « Nous nous sommes réveillés aujourd’hui dans un autre monde. »
Mais de quel autre monde s’agit-il ? De celui dans lequel nous voulons vivre, un monde fait de solidarité, d’équité, de respect de notre planète ? Ou un monde armé jusqu’aux dents ?
Les armes ne parlent pas de solidarité, mais de violence, d’oppression et de mort. Tant qu’elles seront fabriquées et circuleront, il est finalement illusoire de vouloir parler de paix. Mais nous n’avons pas d’autres choix que celui de la Paix. Nous voyons bien que rien ne change au niveau de la politique internationale : toujours plus de menaces et de financement outrancier de l’industrie d’armement, en Europe, aux États-Unis ou en Chine. Et c’est pour cela que nous continuons : rendez-vous le 2 avril pour répondre à l’appel mondial d’Europe for Peace.