Les découvertes dans les domaines des origines humaines, de la paléoanthropologie, des sciences cognitives et de la biologie comportementale se sont accélérées au cours des dernières décennies. Il arrive que l’on apprenne par hasard que de nouvelles découvertes ont des implications révolutionnaires sur la vie de l’humanité aujourd’hui, mais la plupart des informations sont encore confinées dans l’ombre du monde scientifique et universitaire.
Par Jan Ritch-Frel
Certains experts ont tenté de rendre ces travaux plus accessibles, mais le nouveau livre de Deborah Barsky, Human Prehistory : Exploring the Past to Understand the Future (Préhistoire humaine : explorer le passé pour comprendre le futur, Cambridge University Press, 2022), est l’un des livres qui font le plus autorité à ce jour. L’ampleur et la synthèse de l’ouvrage sont impressionnantes, et l’analyse très originale de Barsky sur le sujet – des débuts de la culture à la façon dont l’humanité a commencé à être aliénée du monde naturel – maintient le lecteur engagé tout du long.
Bien avant que Jane Goodall ne commence à dire au monde que nous ferions bien d’étudier nos origines évolutives et nos cousins génétiques, c’était un credo philosophique bien établi que plus nous essayons de nous connaître, mieux vont les choses pour l’humanité.
Deborah Barsky, chercheuse à l’Institut catalan de paléoécologie humaine et d’évolution sociale, professeure associée à l’Université ouverte de Catalogne (UOC) et à l’Université Rovira i Virgili de Tarragone en Espagne, est venue à ce domaine grâce à ses décennies d’étude des technologies des outils en pierre anciens. Elle écrit au début de son livre que les leçons tirées du passé lointain pourraient guider notre espèce vers un avenir meilleur, mais « qu’une très grande partie des informations accumulées par les archéologues préhistoriques reste inaccessible à de nombreuses personnes » et « semble très éloignée de notre vie quotidienne ». J’ai contacté Déborah Barsky au tout début du lancement de son livre pour en savoir plus.
Jan Ritch-Frel : Que suggéreriez-vous qu’une personne considère lorsqu’elle tient pour la première fois une hachette vieille de 450 000 ans ?
Deborah Barsky : Je pense que chaque personne ressent une profonde révérence lorsqu’elle touche ou tient un outil aussi ancien. Les haches à main, en particulier, ont des implications très fortes, notamment sur le plan symbolique. Il faut imaginer que ces outils en forme de larme – le symbole ultime de l’Acheuléen (N.d.T. : L’Acheuléen est une industrie lithique du Paléolithique inférieur) – sont apparus en Afrique il y a environ 1,75 million d’années et que nos ancêtres ont continué à créer et recréer cette même forme à partir de ce moment-là pendant plus d’un million et demi d’années !
Ces outils sont les premiers reconnus comme ayant été fabriqués selon une image mentale planifiée. Et ils ont une qualité esthétique, dans la mesure où ils présentent une symétrie bilatérale et bifaciale. Certaines haches ont été fabriquées dans des matrices rocheuses précieuses, voire visuellement agréables, et ont été façonnées avec beaucoup de soin et de dextérité selon des techniques développées dans la norme culturelle la plus ancienne connue de l’humanité.
Et pourtant, malgré toutes ces années d’étude des haches à main, nous ne savons que très peu sur ce à quoi elles servaient, comment elles étaient utilisées et, ce qui est peut-être le plus important, si elles portent en elles une sorte de signification symbolique qui nous échappe. Il ne fait aucun doute que la capacité humaine à communiquer par le biais du symbolisme a considérablement transformé notre espèce.
Nous vivons aujourd’hui dans un monde totalement dépendant de processus de pensée symboliques partagés, où des concepts tels que l’identité nationale, la valeur monétaire, la religion et la tradition, par exemple, sont devenus essentiels à notre survie. Des systèmes éducatifs complexes ont été créés pour initier nos enfants à la maîtrise de ces réalités conçues, en les intégrant aussi complètement que possible dans ce système pour favoriser leur survie au sein des masses de notre monde globalisé. Dans la hachette, nous pouvons voir les premières manifestations de ce choix adaptatif : investir dans le développement de la pensée symbolique. Ce choix nous a conduit à la révolution numérique que connaît actuellement la société contemporaine. Pourtant, où tout cela va nous mener reste incertain.
JRF : Votre livre montre qu’il est plus utile pour nous de considérer l’histoire et l’évolution de l’humanité moins comme une ligne droite que comme une ligne qui se ramifie de différentes manières à travers le temps et la géographie. Comment pouvons-nous nous expliquer le passé d’une manière claire et utile pour comprendre le présent ?
DB : L’une des premières choses que je dis à mes étudiants, c’est que dans le domaine de la préhistoire humaine, il faut s’habituer à des informations qui sont en constante évolution, car elles changent au rythme des nouvelles découvertes qui sont faites presque quotidiennement.
Il est également important de reconnaître que les pièces qui composent le puzzle de l’histoire humaine sont fragmentaires, de sorte que les informations changent constamment à mesure que nous comblons les lacunes et améliorons notre capacité à les interpréter. Bien que nous privilégiions les interprétations scientifiques dans tous les cas, nous ne pouvons échapper au fait que nos idées sont façonnées par notre propre contexte historique – une situation qui a empêché par le passé d’expliquer correctement les archives archéologiques.
Un exemple de cette situation est notre connaissance de la famille humaine qui a augmenté de façon exponentielle au cours du dernier quart de siècle grâce aux nouvelles découvertes faites dans le monde entier. Notre propre genre, Homo, par exemple, comprend maintenant au moins cinq nouvelles espèces, découvertes seulement durant cette période.
Dans le même temps, les études génétiques ont permis de faire progresser les méthodes d’étude des anciens humains, en aidant à établir des reconstitutions fiables de l’arbre généalogique (désormais très touffu) et en concrétisant le fait que, pendant des millions d’années, plusieurs espèces d’hominiens ont partagé les mêmes territoires. Cette situation a perduré jusqu’au Paléolithique supérieur, lorsque notre propre espèce a interagi et s’est même reproduite avec d’autres hominiens, comme dans le cas de nos rencontres avec les Néandertaliens en Eurasie, par exemple.
Si les conjectures vont bon train à ce sujet, nous savons en fait peu de choses sur la nature de ces rencontres : si elles étaient pacifiques ou violentes ; si les différents hominiens ont transmis leur savoir-faire technologique, partagé des ressources territoriales ou se sont décimés les uns les autres, engendrant peut-être les premiers comportements guerriers.
Une chose est sûre : Homo sapiens reste le dernier représentant de cette longue lignée d’ancêtres hominiens et fait preuve aujourd’hui d’une domination planétaire sans précédent. S’agit-il d’une réussite darwinienne ? Ou est-ce un aller simple vers la sixième extinction, la première causée par l’espèce humaine, alors que nous entrons dans l’ère de l’Anthropocène ?
Dans mon livre, j’essaie de communiquer ces connaissances aux lecteurs afin qu’ils puissent mieux comprendre comment les événements passés ont façonné non seulement nos êtres physiques, mais aussi nos mondes intérieurs et les mondes symboliques que nous partageons les uns avec les autres. Ce n’est que si nous pouvons comprendre quand et comment ces événements importants ont eu lieu – identifier réellement les tendances et les mettre en perspective pour ce qu’elles sont vraiment – que nous serons enfin les maîtres de notre propre destin. Nous serons alors en mesure de faire des choix aux niveaux qui comptent vraiment, non seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour toute vie sur la planète. Nos technologies nous ont sans aucun doute éloignés de ces réalités, et il se peut que notre destin soit de poursuivre la vie sur des niveaux numériques et mondialisés. Nous ne pouvons pas défaire le présent, mais nous pouvons très certainement utiliser cette connaissance accumulée et cette capacité technologique pour créer des modes de vie beaucoup plus durables et « humains ».
JRF : Comment en êtes-vous venue à penser que la fabrication d’outils en pierre était responsable de notre aliénation au monde dans lequel nous vivons ?
DB : Mes recherches doctorales à l’Université de Perpignan, en France, portaient sur les assemblages lithiques du site de la grotte de la Caune de l’Arago, dans le sud de la France, un site comportant de nombreux sols d’habitation acheuléens qui ont été datés comme provenant entre 690 000 et 90 000 ans Avant le présent (AP). Au cours de mes recherches doctorales, j’ai eu l’occasion exceptionnelle de travailler sur des sites africains et eurasiens plus anciens. J’ai commencé à collaborer activement à un travail d’équipe international et multidisciplinaire (sur le terrain et en laboratoire) et à étudier certains des plus anciens outils en pierre connus de l’humanité dans différentes régions du monde. Cette expérience a été pour moi un tournant important qui a ensuite façonné ma carrière, car j’ai orienté mes recherches de plus en plus vers la compréhension de ces « premières technologies ».
Plus récemment, en tant que chercheuse à l’Institut catalan de paléoécologie humaine et d’évolution sociale (IPHES-CERCA) à Tarragone, en Espagne, je continue d’étudier l’émergence de la culture humaine ancienne, notamment à travers l’étude d’un certain nombre de sites archéologiques majeurs attribués au technocomplexe dit « Oldowan » (d’après les sites éponymes Olduvai Gorge Bed I en Tanzanie). Mon expérience d’enseignement à l’Université Ouverte de Catalogne (UOC) et à l’Université Rovira i Virgili (Tarragone) m’a aidée à articuler mes résultats lors de discussions et à approfondir mes recherches avec des étudiants et des collègues.
Ces outils anciens, dont certains datent de plus de 2 millions d’années, ont été fabriqués par des hominiens très différents de nous, dans un monde très distinct du nôtre. Ils offrent une fenêtre d’opportunité permettant d’observer certains des processus cognitifs employés par les premiers humains qui les ont fabriqués et utilisés. En approfondissant mes recherches, j’ai découvert l’étonnante complexité de l’ancienne fabrication des outils en pierre, pour finalement conclure qu’elle était à l’origine d’une bifurcation comportementale majeure qui allait modifier radicalement les voies de l’évolution de l’humanité.
Les premiers hominiens, reconnaissant les avantages offerts par la fabrication d’outils, ont inconsciemment choisi d’y investir davantage, alors même qu’ils gagnaient du temps pour être plus inventifs. Les trousses d’outils des Oldowans sont peu standardisées et contiennent de grands outils de martelage, ainsi que de petits éclats à arêtes vives qui étaient certainement utiles, entre autres, pour obtenir des viscères et des ressources en viande d’animaux récupérés lors de la compétition entre les hominiens et les autres grands carnivores présents dans les paléo-paysages dans lesquels ils vivaient. Alors que les hominiens commençaient à développer leur savoir-faire technologique, le fait de réussir à se procurer des aliments riches en protéines était idéal pour nourrir le cerveau en développement et coûteux en énergie.
Dans le même temps, l’augmentation du temps de loisir a stimulé l’inventivité humaine, et la production d’outils en pierre – ainsi que les comportements qui y sont associés – sont devenus de plus en plus complexes, nécessitant finalement des investissements relativement lourds dans l’enseignement de ces technologies pour leur permettre de passer à chaque génération successive. Cette évolution a jeté les bases du processus hautement bénéfique de l’apprentissage cumulatif, qui a ensuite été associé à des processus de pensée symbolique tels que le langage, et qui a finalement favorisé notre capacité de développement exponentiel. Cela a également eu d’énormes implications, par exemple, en ce qui concerne les premiers indices de ce que nous appelons « tradition » – des façons d’agir et de fabriquer des objets – qui sont en fait les éléments constitutifs de la culture. En outre, les expériences neuroscientifiques entreprises pour étudier les synapses cérébrales impliquées dans les processus de fabrication d’outils montrent qu’au moins certaines formes de base de langage étaient probablement nécessaires pour communiquer les technologies requises pour fabriquer les outils plus complexes des Acheuléens (par exemple, les haches à main).
De plus, les chercheurs et chercheuses ont démontré que les zones du cerveau activées pendant la fabrication d’outils sont les mêmes que celles utilisées pendant les processus de pensée abstraite, y compris le langage et la planification volumétrique. Je pense qu’il est clair que l’Oldowan peut être considéré comme le début d’un processus qui conduira finalement à la base massive de données techno-sociales que l’humanité embrasse maintenant et qui continue à s’étendre de plus en plus à chaque génération successive, dans une spirale de créativité technologique et sociale exponentielle.
JRF : Est-ce que quelque chose vous a indiqué au début de votre carrière que l’archéologie et l’étude des origines humaines avaient un message vital pour l’humanité actuelle ? Vous décrivez dans votre livre un processus conceptuel par lequel, en étudiant notre passé, l’humanité peut apprendre à « construire des entités structurelles et des comportements plus viables et durables, en harmonie avec l’environnement et inoffensifs pour les autres formes de vie ».
DB : Je pense que la plupart des gens qui font carrière en archéologie le font parce qu’ils se sentent passionnés par l’exploration de l’histoire humaine d’une manière tangible et scientifique. La première étape, décrite dans les chapitres d’introduction de mon livre, consiste à choisir parmi un éventail toujours plus large de disciplines qui, aujourd’hui, contribuent au domaine. Dès le départ, j’ai été fascinée par l’émergence et la transformation ultérieure des premières technologies dans la culture. Les trois premiers millions d’années de l’histoire archéologique de l’humanité sont presque exclusivement représentées par des outils en pierre. Ces artefacts en pierre sont complétés par d’autres types d’outils – en particulier dans les dernières périodes du paléolithique, lorsque les artefacts en os, en bois de cerf et en ivoire sont courants – ainsi que par l’art et des structures d’habitation relativement claires.
C’est une chose d’analyser un ensemble donné d’outils en pierre fabriqués par des cousins hominiens éteints depuis longtemps, mais c’en est une tout autre de se demander quelle pourrait être leur signification transposée dans la société contemporaine.
Au fur et à mesure que j’ai commencé à explorer ces questions plus en profondeur, de nombreuses applications concrètes ont fini par apparaître, soulignant ainsi comment les données obtenues dans le registre préhistorique sont applicables lorsqu’on considère des problèmes tels que le racisme, le changement climatique et l’inégalité sociale qui affligent le monde globalisé moderne.
À mon avis, l’invention et le développement ultérieur de la technologie ont été le point d’inflexion à partir duquel l’humanité devait diverger vers une voie alternative à toutes les autres formes de vie sur Terre. Nous avons maintenant la responsabilité d’utiliser ce pouvoir de manière à ce qu’il soit bénéfique et durable pour toute forme de vie.
Cet article a été produit par l’Independent Media Institute.
Jan Ritch-Frel est le directeur exécutif de l’Independent Media Institute.
Traduction de l’anglais par Evelyn Tischer