Yakov Rabkin, professeur émérite d’histoire, Université de Montréal
Samir Saul, professeur titulaire d’histoire, Université de Montréal
La guerre en Ukraine a ravivé les projets occidentaux de démembrer la Russie et, selon les termes des promoteurs de cette idée, d’achever le démantèlement de l’Union soviétique. Des efforts soutenus, ainsi que des fonds considérables, sont consacrés à susciter le nationalisme ethnique parmi les nombreux groupes ethniques de la Russie. Des réunions sont organisées en dehors de la Russie afin de fomenter le séparatisme selon des lignes ethniques. Le projet de morcellement du pays est parfois qualifié de « décolonisation de la Russie ». Étant donné que l’opposition la plus ardente à la Russie est formulée par des groupes politiques qui se considèrent comme progressistes (tels le Parti démocrate aux États-Unis ou le Parti des Verts en Allemagne), le concept de décolonisation fait apparaître cette idée comme anti-impérialiste et progressiste.
Mais en Russie, un autre type de décolonisation est en cours. Des intellectuels, des artistes et des hommes politiques plaident pour la libération du pays non seulement de la dépendance économique et technologique vis-à-vis de l’Occident, mais aussi de la colonisation culturelle qui triomphe depuis l’époque de la perestroïka. Le démantèlement de l’Union soviétique n’a pas seulement été « une catastrophe géopolitique », comme l’a dit un jour Poutine. C’était aussi un coup psychologique pour des millions de citoyens soviétiques, et pas seulement pour les Russes. Tous les sacrifices consentis pour construire une société radicalement différente et pour relever le pays de deux guerres mondiales horriblement coûteuses semblaient soudain avoir été faits en vain.
La population a subi une profonde perte de confiance en soi et de respect de soi. Elle est tombée dans une sorte de dépression collective, les réformes néolibérales des années 1990 ayant plongé la majorité de la population dans la misère noire. La Russie était à genoux, en proie au genre d’inertie stupéfiante et d’asservissement mental que les peuples colonisés par les empires occidentaux avaient connu auparavant. La Russie était en passe de devenir une véritable colonie de l’Occident. Alors que Poutine était le premier dirigeant étranger à appeler Washington après l’attentat contre les tours jumelles en 2001, il proposait l’idée d’une adhésion de la Russie à l’OTAN.
Les concepts intellectuels, les goûts artistiques, les pratiques commerciales et les politiques gouvernementales ont été importés sans filtre critique et proclamés supérieurs simplement parce qu’ils venaient de l’Ouest. La langue a absorbé une forte dose d’américanismes souvent superflus. La continuité historique était snobée au profit de l’imitation. Les réformateurs pro-occidentaux ont sciemment détruit une grande partie du potentiel technologique et industriel du pays dans le but idéologique avoué de déraciner toute trace de socialisme. Aeroflot, autrefois la plus grande compagnie aérienne du monde, utilisait exclusivement des avions de fabrication soviétique. Quelques années après les réformes post-soviétiques, elle est passée aux avions de fabrication occidentale, dont la plupart sont actuellement immobilisés au sol en raison des sanctions occidentales. Aujourd’hui, des efforts tardifs sont déployés en Russie pour relancer l’industrie aéronautique civile.
Pendant plus de trois décennies, une puissante bourgeoisie compradore chapautée par des oligarques néolibéraux s’est enracinée dans le pays et ses allées de pouvoir. Ces personnes considéraient l’Occident comme un ami fiable et généreux. Ils ont développé une confiance infinie dans la mondialisation qui promettait un approvisionnement ininterrompu en biens de consommation, en équipements industriels et en composants électroniques. Les banques occidentales étaient utilisées non seulement pour les dépôts de fonds privés, mais aussi pour le placement des réserves souveraines de la Russie.
La plupart de ces fonds sont maintenant gelés et risquent d’être expropriés. Pourtant, de nombreux fidèles de l’« ordre fondé sur des règles » sous l’égide de Washington continuent d’exercer une influence à Moscou. Ils espèrent contre toute espérance qu’une fois la guerre terminée, tout reviendra à la normale. Mais une lutte est en cours pour libérer le pays de la dépendance coloniale que ces intellectuels, politiciens, hommes d’affaires et financiers ont promue et dont ils ont bénéficié pendant des décennies.
Les industries télévisuelles et cinématographiques russes ont absorbé l’influence américaine avec ferveur. Bien que des séries puissent être réalisées localement, elles suivent des intrigues et des modes venues d’ailleurs. Que l’on apprécie ou non les films et la littérature soviétiques, il ne fait aucun doute qu’ils étaient authentiques et originaux. Une grande partie de la production culturelle russe actuelle est dérivée et imitée. Le divertissement bon marché a envahi la plupart des studios de télévision, laissant une seule chaîne, Kultura, comme une sorte de réserve naturelle pour les programmes de qualité, souvent constitués de films réalisés en URSS.
Le système éducatif a encouragé l’égoïsme, la concurrence et la course effrénée à l’argent. Les livres d’Ayn Rand sont devenus l’évangile pour des millions d’ex-Soviétiques désorientés. La consommation individuelle remplaçait les valeurs socialistes, et même les préoccupations communautaires minimales. Un ancien ministre de l’Éducation a ouvertement plaidé pour la formation de consommateurs éduqués, plutôt que de scientifiques, d’ingénieurs ou d’intellectuels. Il n’est pas étonnant que beaucoup de jeunes hommes aient fui le pays lorsque la mobilisation pour les forces armées a été déclarée l’automne dernier. Le patriotisme est devenu depuis longtemps un gros mot parmi les citadins sophistiqués. Bien que maladroits, des efforts sont déployés pour modifier ces politiques éducatives, et le temps nous dira dans quelle mesure ils seront efficaces.
La Russie se réveille du charme de la soumission à l’Occident, de la glorification de son idéologie et de l’adulation de ses modèles. Le dédain et les efforts à peine dissimulés des États-Unis pour mettre la Russie au pas ont largement contribué à cette tendance. Tout comme le monde colonisé s’est levé pour se débarrasser des chaînes de la domination coloniale, la Russie se libère de la camisole de force mentale des trente dernières années. Le patriotisme, le bénévolat et les préoccupations sociales font un retour en force.
Le conflit en Ukraine a catalysé cette transition d’importance historique. La décolonisation a atteint le discours de politique étrangère de la Russie. Poutine et Lavrov ne font plus référence à « nos partenaires occidentaux » car une vraie guerre se déroule entre la Russie et l’OTAN, ce que les responsables russes, ukrainiens et occidentaux admettent désormais ouvertement.
Les dirigeants russes ont beau critiquer leurs prédécesseurs soviétiques, ils sont confrontés à des défis similaires, voire plus redoutables. Alors qu’ils tentent de consolider des alliances et d’en chercher de nouvelles, ils invoquent l’héritage soviétique de soutien à l’anticolonialisme.
De nombreux pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine ont longtemps nourri des aspirations à la souveraineté nationale et à un monde multipolaire. Aujourd’hui, la Russie les encourage à reprendre leur lutte contre l’hégémonie occidentale. Ces pays n’ont pas adhéré aux sanctions occidentales contre la Russie et observent de près la façon dont elle fait face à l’Occident collectif. Ainsi, les tentatives de décolonisation mentale et économique de la Russie ne peuvent qu’encourager la décolonisation ailleurs.