Cet entretien avec Aminata Dramane Traoré a été publié pour la première fois le 30 novembre dans le journal allemand junge Welt (jW). Traoré est une auteure, militante des droits de l’homme et ancienne ministre de la culture du Mali. Elle parle du chaos causé par les États occidentaux au Sahel et des intérêts de l’oligarchie internationale. Elle sera l’oratrice invitée d’une « Conférence internationale de Rosa Luxemburg » à Berlin à la mi-janvier 2023.
Par Raphaël Schmeller
junge Welt : Les médias se focalisent quotidiennement sur la guerre en Ukraine. Le point de vue du continent africain ne joue pratiquement aucun rôle. Comment voyez-vous ce conflit ?
Aminata Dramane Traoré : La guerre exacerbe considérablement nos problèmes. On peut dire que c’est le mal de trop pour l’Afrique. Ce qui est amer, c’est que des solutions auraient pu être trouvées dès le début pour éviter une escalade. Mais je pense que personne ne s’y est intéressé. Et même maintenant, j’ai l’impression que personne n’a l’intention d’aller au fond des causes profondes de la guerre.
jW : Quelles sont, selon vous, les causes profondes de la guerre ?
ADT : Ce qui est en cause, ce sont les intérêts économiques et géostratégiques des différents acteurs. Ce sont ces questions qui, à mon avis, sous-tendent les bouleversements en cours en Ukraine. Donc, d’un point de vue africain, la guerre est aussi liée aux politiques économiques qui sont imposées à nos pays.
jW : Pouvez-vous développer ?
ADT : Dans les années 1960, nous avons voulu sortir de la domination [étrangère] et d’un modèle basé sur l’exportation de quelques matières premières, sans jamais les utiliser localement – afin de créer des emplois et de transformer notre agriculture et notre propre production de besoins alimentaires. Aujourd’hui encore, notre économie consiste à produire pour la demande internationale et les besoins des autres. Le chômage de masse, la pauvreté de masse, l’émigration et ce qu’on appelle le djihadisme sont directement liés à ces questions économiques.
jW : En Occident, on rend la Russie responsable de problèmes comme les crises de la faim. Partagez-vous ce point de vue ?
ADT : Non. Après tout, ce n’est pas Moscou mais l’Occident, avec ses politiques et ses interventions militaires de ces dernières années, qui a échoué et a tout aggravé – par exemple, en Irak ou en Afghanistan. Et lorsque le partenariat franco-britannique et l’OTAN ont décidé d’attaquer Moammar Kadhafi et de détruire la Libye, la Russie n’a joué aucun rôle non plus. L’Occident devrait cesser d’induire le public en erreur.
jW : Pouvez-vous expliquer quelles sont les conséquences des sanctions occidentales contre la Russie pour votre continent ?
ADT : La Russie et l’Ukraine jouent un rôle important dans l’approvisionnement en blé, qui, entre autres choses, fait aujourd’hui défaut à cause des sanctions. Cela entraîne la faim, et cela nous ramène à ma réponse précédente : Si nous pouvions structurer nos économies pour produire afin de répondre à nos propres besoins, nous ne serions pas dans cette situation aujourd’hui. L’Ukraine est donc un autre problème pour nous, mais pas le problème fondamental.
jW : La Russie et le Mali ont signé la semaine dernière un accord pour lutter contre le terrorisme. De quoi s’agit-il ?
ADT : Il ne s’agit pas pour l’instant de défier systématiquement l’Occident. Il s’agit de vouloir avoir le droit de diversifier notre partenariat militaire. Car en matière de lutte contre le terrorisme, l’Occident est inefficace.
L’opération militaire française « Barkhane » n’a pas réussi à contenir et à combattre efficacement le djihadisme pendant une bonne dizaine d’années. Au contraire, le nombre de djihadistes était d’environ 400 au Mali en 2013, et ils sont maintenant des milliers dans plusieurs pays du Sahel.
Cette situation s’est produite parce que les djihadistes peuvent recruter localement. Des centaines de milliers de jeunes hommes et femmes arrivent chaque année sur le marché du travail dans ces pays, et pourtant il n’y a pas d’emplois. Le modèle économique dominant n’a pas de réponse à la pauvreté.
jW : Maintenant, les troupes françaises ont été retirées du Mali. Vous l’aviez déjà demandé il y a 10 ans. Pourquoi ?
ADT : La véritable raison de l’intervention militaire n’a jamais été de combattre le terrorisme. C’est, au contraire, une conséquence des politiques expansionnistes du système capitaliste. Les gouvernements de pays comme le Mali ne prennent pas de décisions en matière de politique économique ; le Fonds monétaire international et la Banque mondiale ont depuis longtemps pris le relais.
Le cœur du débat est donc que rien n’a été fait pour répondre aux besoins fondamentaux des Africains, tout en respectant leurs droits humains et un environnement intact, y compris le climat. Encore une fois, la France et ses alliés, y compris l’Allemagne, ne sont même pas capables de lutter avec succès contre le djihadisme. Ces pays sont là parce qu’ils veulent nous faire la guerre, pour pouvoir défendre leurs intérêts [économiques et stratégiques].
jW : Cette situation va-t-elle changer, maintenant que la France tourne le dos au Mali ?
ADT : En réalité, la France ne veut pas quitter le pays, elle fait juste semblant de le faire. Et ce n’est pas seulement vrai pour la France. La ministre allemande des Affaires étrangères, par exemple, dit qu’il est hors de question de laisser la Russie aux commandes du pays maintenant.
Je trouve incroyable cet argument de la Russie, que l’on nous sert en permanence pour tout et sous toutes les formes. L’Occident était là avant la Russie – c’est l’Occident qui n’a pas réussi à résoudre le problème. Et maintenant, tout est censé tourner autour de la Russie ?
La grande majorité des Maliens souhaitent depuis longtemps des négociations avec les djihadistes maliens. Mais la France et l’Allemagne affirment que le dialogue entre Maliens, c’est-à-dire entre les djihadistes, les autorités et la société civile, est hors de question. Ils ont empêché à plusieurs reprises de telles négociations ces dernières années.
jW : Pourquoi ont-ils refusé que ces négociations aient lieu ?
ADT : Parce que l’Occident ne veut pas partir. Parce que si les Africains peuvent résoudre le problème eux-mêmes, ils seront obligés de partir. Les opérations militaires, le franc CFA [monnaie des anciennes colonies françaises] lié à l’euro, les accords commerciaux entre l’Occident et l’Afrique, tout cela n’est là que pour défendre les intérêts de l’oligarchie internationale.
jW : En plus des problèmes existants en Afrique, il y en a maintenant de plus en plus un autre : la crise climatique.
ADT : Oui, c’est un gros problème. L’Afrique, qui ne produit que 4% des gaz à effet de serre mondiaux, est la région du monde qui ressent déjà le plus les conséquences de la crise climatique. Quand on voit le peu de progrès réalisés depuis la conférence sur le climat de Paris en 2015, les petits paiements de réparations qui font l’objet de querelles et les milliards qui sont maintenant consacrés à la guerre, nous, dans le Sud global, nous nous sentons vraiment bafoués.
Les fonds sont là, qui pourraient être utilisés pour faire en sorte que ni l’Afrique ni les autres régions du monde n’aient à souffrir autant des conséquences de la crise climatique. Mais peu de choses sont faites pour lutter contre celle-ci, car ce n’est pas non plus dans l’intérêt du capitalisme.
jW : La question climatique renforce-t-elle la résistance à la domination occidentale ?
ADT : Je crois que oui. Il y a aujourd’hui une nouvelle génération d’Africains qui comprend ces liens. Dans ce contexte, [le président français Emmanuel] Macron parle du sentiment anti-français, qui selon lui est en hausse, mais ce n’est pas la question. Les gens ont simplement pris conscience du mépris culturel et racial et veulent s’émanciper. C’est cette résistance qui est au cœur du conflit au Mali – pas la Russie ou le djihadisme.
jW : Quelle est votre vision de l’avenir ?
ADT : Les temps sont durs, et tout le monde sait ce qui est en jeu. C’est donc à nous de changer les circonstances. Mais nous ne devons pas oublier que tous les dirigeants africains qui ont essayé de représenter les intérêts de leurs peuples dans le passé ont été tués, leurs gouvernements déstabilisés ou marginalisés d’une manière ou d’une autre.
Il n’y aura pas de démocratie en Afrique tant que la démocratie sera en crise dans les pays ostensiblement développés, qui connaissent aujourd’hui les mêmes difficultés que le soi-disant tiers-monde. En effet, on observe actuellement de grandes régressions démocratiques en Occident. On pourrait dire que ces pays sont maintenant eux-mêmes en route vers le « tiers monde ». Peut-être qu’alors nous pourrons nous parler d’égal à égal.
Note du traducteur : En janvier 2006, Mme Traoré a accueilli la section de Bamako du Forum social mondial et a facilité les réunions spéciales des anti-impérialistes organisées par feu Samir Amin, auxquelles j’ai eu l’honneur d’assister.
Source : defenddemocracy.press
Traduction : Robin Delobel