Le contact entre femmes, quand elles sont ensemble, à partir d’un état de sensibilité, fait changer le monde. J’en fais l’expérience lorsque nous nous réunissons, parlons et commençons à agir dans le monde. Je commence alors à me demander : qu’est-ce que la sensibilité pour moi, et comment se construit-elle ou se nourrit-elle ? Exerçons-nous la sensibilité au-delà de ce que nous appelons « le sensible » ? Comment se transformer en quelque chose que nous ne pouvons pas encore imaginer ?
J’ai envie que la sensibilité nous guide pour révolutionner le monde. Un désir qui se sent fort, palpitant, à l’intérieur, il hurle. Peut-être que la sensibilité dont je parle est cachée, peut-être que nous n’osons pas l’exercer ; mais que se passe-t-il si le mandat patriarcal est si fort que nous pensons qu’il n’est pas bon de le rendre visible et de l’exercer ?
Cette civilisation patriarcale nous affecte : nous avons appris dans un monde de valeurs, de compétences et de hiérarchies. Ces pratiques que nous avons instituées chez les femmes, consistant à nous mettre en concurrence et à nous maltraiter, sont des pratiques de survie, car si nous ne respectons pas le monde patriarcal, nous sommes brutalement discriminées. Nous nous battons avec d’autres femmes parce que nous ne pouvons pas rivaliser avec les hommes ; mais dans l’intimité, toute cette compétition, toute cette action extérieure est liée à notre propre manque de confiance et d’estime de soi, qui nous amène à douter constamment de notre potentiel. Ces attitudes font que nous avons un regard biaisé sur les autres femmes, une difficulté à les apprécier, car le regard des autres et les apparences sont toujours au-dessus de nous. Nous vivons dans deux mondes, car nous devons aussi être des mères parfaites, des femmes au foyer, des wonder women (des femmes merveilleuses), entre autres rôles que le système nous enseigne pour cette vie. Ainsi, les expériences de vie deviennent superficielles.
Le manque de sensibilité est lié au monde patriarcal que nous avons également exercé avec les autres, y compris avec les enfants. Il y a toujours une attitude méprisante à l’égard des démarches des femmes. La peur et la crainte nous font perdre notre sensibilité. Nous faisons tout par peur, nous portons la peur en nous tout le temps.
Lorsqu’une amie a parlé en critiquant une autre femme, j’essayais de ressentir le manque de sensibilité dans les relations personnelles. Je pense que nous nous soucions peu de ce que l’autre femme ressent, ce qui peut conduire à une rupture dans la relation. Nous devons amener cela dans le dialogue pour que cela apparaisse parmi nous, pour qu’un nouveau type de sensibilité apparaisse parmi les femmes. Nous sommes toutes impliquées dans ces comportements patriarcaux occidentaux compétitifs et violents. Se mettre à la place de l’autre comme une pratique intentionnelle, c’est aussi se mettre à la place que nous devons nous donner.
Je veux comprendre et me mettre à la place de celles qui sont transgressives, anticonformistes, blasées, incomprises, mal à l’aise, insatisfaites, intempestives, irrévérencieuses, incorrigibles et incontrôlables, ainsi que de celles qui sont conservatrices, traditionnelles et conformistes, lorsqu’elles ne veulent rien changer.
« La sororité est puissante. » Nous pouvons tisser des sensibilités en ouvrant les espaces, l’esprit, le corps, le cœur, en expérimentant sans crainte cette sensibilité qui est liée à notre histoire, à notre registre perceptif, subjectif et singulier. Nous faisons partie d’une individualité qui crée une communauté, nous ne nous enregistrons plus séparément, et c’est un sentiment de sensibilité écologique du monde dont nous faisons partie.
Si je suis sensible, je suis plus ouverte à la compréhension des autres. La sensibilité est une forme d’intelligence, un nouvel état de conscience. Il est possible de valider et de permettre le sensible dans le quotidien comme un pouvoir et une force de combat, voire comme un outil.
On la ressent davantage lors de dialogues intenses, d’étreintes profondes, lorsqu’elle rayonne de joie, concocte des gentillesses, lorsqu’on a le courage de la montrer et qu’on résiste à l’offense. Il n’y a pas de raisons, il y a des sentiments.
Il est nécessaire d’aller au-delà des limites autorisées.
S’affranchir des limites imposées.
Il le faut, nous voilà parties, volant heureuses, croyant que c’est possible, que le monde nous écoutera, que nous pouvons regarder le soleil et sentir sa chaleur quand nous y croyons, que les étoiles brillent davantage, que les tournesols se retournent pour nous voir parce qu’il y a tant de lumière, que les oiseaux chantent et nous disent que nous sommes sur le bon chemin.
Nous y allons, nous transformant les unes les autres afin que la compassion pour chacune d’entre nous soit toujours présente. On y va, à la hâte, en se heurtant les unes aux autres, on veut que ce soit maintenant. Nous faisons irruption, nous nous convoquons, nous construisons des métaphores aimables avec la force de nos désirs. Nous nous tissons ensemble, quelle que soit la couleur, quel que soit l’âge. Nous ne voyons pas les différences, mais nous ne les ressentons pas non plus. L’espoir nous pousse à sortir de ce monde absurde et grisâtre. On y va, échevelées, en désordre, avec des chaussures usées, comme on peut, on y va, on se rencontre, on chante, on danse, on se déguise. Aujourd’hui, nous sommes prêtes à tout. Pas de détours, pas de virages, pas de craintes.
Un désir qui vient du plus profond de soi.
Traduit de l’espagnol par Evelyn Tischer