Ce 15/12 j’ai assisté à un débat sur l’économie à Paris, organisé par La France Insoumise (LFI), le principal parti politique de la gauche française. Curieusement, l’un des intervenants était Michel-Édouard Leclerc, le patron de l’une des plus grandes chaînes de supermarchés françaises, dont le chiffre d’affaires dépasse les 50 milliards d’euros par an. Un grand patron est venu débattre avec l’extrême gauche.

Par Luis Casado

Parmi les participants : Agnès Bénassy-Quéré, chef économiste à la Direction du Trésor (Finances) ; Cédric Durand, professeur et chercheur à l’Université de Genève ; François Gerolf, économiste à la Direction du commerce extérieur ; Éric Berr, économiste à l’Université de Bordeaux et la députée LFI Aurélie Trouvé. Jean-Luc Mélenchon, président de LFI, a clôturé cet événement de trois heures.

L’objectif de LFI est de lancer une réflexion qui permette de comprendre les causes du phénomène inflationniste qui secoue la planète entière, après quatre décennies de relative stabilité des prix, ou d’inflation très modérée si vous préférez.

Premier constat – et ce n’est pas nouveau pour moi – la science économique est incapable d’expliquer quoi que ce soit, de prévoir quoi que ce soit, ou de remédier à quoi que ce soit. Contrairement à la théorie monétariste, selon laquelle l’inflation est un effet de l’émission monétaire excessive, pendant des décennies, la FED – la banque centrale américaine – et la BCE – la banque centrale européenne – ont émis des milliers de milliards de dollars et d’euros sans qu’il y ait le moindre effet sur les prix.

Le fameux QE – quantitative easing (assouplissement quantitatif) – dont le but était d’inonder les marchés de liquidités à zéro pour cent d’intérêt pour sauver les spéculateurs financiers, n’a pas apporté ce que les monétaristes annonçaient : dépréciation de la monnaie et inflation. Cependant, l’émission monétaire non soutenue a atteint des niveaux colossaux.

Au cours de la même période de quatre décennies, les salaires réels ont diminué, ce n’est pas moi qui le dis, mais le Fonds monétaire international : personne ne peut reprocher aux salaires l’inflation qui ronge le pouvoir d’achat de millions et de millions de ménages.

Hormis quelques soubresauts, les prix des matières premières n’ont pas non plus flambé. Certains économistes inspirés ont affirmé que les causes de l’inflation sont « externes », c’est-à-dire qu’elles résultent d’une augmentation du prix des importations. Après des décennies de « mondialisation » accélérée dont le but n’était autre que d’établir un marché unique planétaire… un génie ose penser à l’économie comme à une mosaïque sortie du Salammbô de Flaubert.

C’est là que l’intervention de Michel-Édouard Leclerc devient intéressante : il propose à LFI d’encourager la création d’associations de consommateurs, ainsi que les contrôles de l’Etat. Il a dit : « Je ne comprends pas comment il est possible que des produits de base me soient proposés avec des augmentations injustifiées dans un marché dominé par des monopoles, ou des duopoles, qui contrôlent tout. »

Pour illustrer son affirmation, il a donné quelques faits. Les produits de première nécessité sont contrôlés par une paire de commerçants dont la part de marché dépasse 80 %… Si le distributeur – la chaîne de supermarchés – ne veut pas payer plus, il se contente de manquer de produits. Autre chantage : pour obtenir certains produits à un meilleur prix, les supermarchés sont contraints de fournir gratuitement des « services » au fournisseur, ou d’utiliser de force leurs marques. Et personne ne dit rien…

Michel-Édouard Leclerc va plus loin : « Cela a commencé bien avant la guerre en Ukraine, et j’avais prévenu, mais personne ne m’a écouté. Comment appelez-vous ces acteurs du marché qui ne produisent rien mais contrôlent tout depuis la finance ? Des parasites de guerre ? » (sic).

Il est surprenant d’entendre un gigantesque acteur du marché, dont le chiffre d’affaires lui donne un grand pouvoir de négociation, venir demander à la gauche radicale d’imposer la libre concurrence… Michel-Édouard Leclerc l’a dit sans ambages : la libre concurrence n’existe pas.

Sa fonction, dit Leclerc, est d’écarter du marché tous ceux qui exagèrent, qui abusent, qui cherchent à faire un profit injustifié : la libre concurrence les élimine. Mais cette concurrence libre, sans entraves et sans limites a disparu dans le combat contre le néolibéralisme. Le marché, comme l’affirme LFI, c’est le chaos.

Quelques interventions ont permis de constater que, curieusement, il semble désormais que tout, TOUT, vienne d’Ukraine : l’augmentation des prix, dit la presse, est due à la guerre. Un producteur d’huile français a brutalement augmenté ses prix en prétendant que les grains viennent d’Ukraine, le même producteur qui jusqu’à l’année dernière basait toute sa publicité sur la provenance française de ses matières premières.

Jean-Luc Mélenchon s’interroge : « Comment est-il possible que, bien avant une récolte, le produit de cette récolte soit acheté et revendu 20 ou 30 fois sur les marchés financiers internationaux ? »

Michel-Édouard Leclerc avait déjà déclaré que la plupart des négociants alimentaires planétaires n’ont rien à voir avec l’agriculture, le transport, la distribution ou la vente au détail de produits alimentaires. Leur activité est la spéculation…

Une grande partie de la richesse créée dans l’économie réelle doit rémunérer l’activité de la finance spéculative, qui n’apporte rien. Une douzaine de sociétés impliquées dans l’achat et la vente de produits alimentaires, et dont vous n’avez jamais entendu parler, contrôlent la scène : Vitol Group, Glencore International, Trafigura, Mercuria Energy Group, Cargill, Koch Industries, Archer Daniels Midland, Gunvor Group, Bunge et Louis Dreyfus Company.

C’est un indice pour comprendre l’origine du phénomène inflationniste. Un autre : ne jamais oublier que l’économie ne peut être conçue que comme l’arène dans laquelle des intérêts contradictoires et divergents sont engagés dans une lutte acharnée : la répartition de la richesse créée entre le capital et le travail en est le meilleur exemple. Mauvaise nouvelle pour les bien-pensants : la lutte des classes existe.

D’autres phénomènes présagent que l’inflation est là pour rester, même si le ministre des finances dit ce qu’il dit.

Le pire remède consiste à augmenter les taux d’intérêt des banques centrales, dont le but avoué est de générer une récession et davantage de chômage afin de contrôler l’inflation.

Une fois de plus, la théorie va à l’envers : personne n’a prouvé qu’un niveau élevé d’emploi et de demande génère de l’inflation. La cause, en fait, est ailleurs. L’unanimité des banques centrales pour augmenter les taux d’intérêt montre seulement qu’elles ne comprennent rien à l’économie ou à l’effet de l’émission monétaire sur l’économie réelle.

Le débat commence. Les néolibéraux les plus têtus ont déjà compris – et ils le disent – que le néolibéralisme est mort, mais pas avant d’avoir entraîné la planète dans une crise qui, cette fois, va durer.

Michel-Édouard Leclerc, une fois de plus, a lancé un sinistre avertissement :

« Je crains, sur le plan capitaliste et entrepreneurial, une récession… »

Nous en sommes là, Messieurs les grands économistes distingués.

Jean-Luc Mélenchon clôt le premier débat…

 

Traduit de l’espagnol par Evelyn Tischer