Dans l’émission radio de Pressenza du jeudi 21/07/2022, Nelsy Lizarazo, co-directrice du programme de radio Continents et contenus, s’est jointe à Daniel Botero de la Rédaction de Colombie et à Javier Tolcachier de la Rédaction d’Argentine pour interviewer Carlos Martín Beristain, chargé de recueillir les témoignages des Colombiens en exil, en sa qualité de commissaire de la Commission pour la Vérité, pour l’élaboration et la remise du rapport final, qui a eu lieu le 28 juin dernier.

Vous pouvez écouter (en espagnol) et lire la transcription de l’interview ici :


Un bonjour très spécial à toute notre audience internationale. Ici Pressenza, l’agence de presse internationale pour la paix et la Non-violence. Une nouvelle attendue depuis longtemps, non seulement par la Colombie, mais aussi par l’Amérique latine et le monde entier, c’est la remise du rapport final de la Commission pour la Vérité en Colombie, qui fait partie du système de justice de Vérité, de Réparation et de Non-Répétition, et de l’Unité de Recherche des Personnes Disparues.

Avec la Juridiction Spéciale pour la Paix et l’Unité de Recherche des personnes disparues, le 28 juin dernier, a eu lieu la remise du rapport de la Commission pour la Vérité, qui est en phase de diffusion pédagogique, non seulement en Colombie, mais aussi au niveau international.

C’est pourquoi nous nous sommes réunis ici pour parler à l’un des protagonistes de cette histoire que vit la Colombie. Il s’agit de Carlos Martín Beristain, qui a fait partie de la Commission pour la Vérité, notamment en charge de la partie internationale, pour les Colombiens et Colombiennes exilés à l’étranger. Beaucoup d’entre eux appartiennent à des organisations qui sont actives à l’intérieur et à l’extérieur du territoire colombien. Ces organisations défendent les droits humains. C’est pourquoi leurs histoires commencent à être écrites aujourd’hui en Colombie.

Du coté de Pressenza, participons à ce programme : Nelsy Lizarazo, depuis Quito, en Équateur ; Javier Tolcachier depuis l’Argentine et Daniel Botero de la Rédaction Colombie.

Monsieur le Commissaire, merci beaucoup de vous joindre à nous et bienvenue.

Merci Daniel. C’est un plaisir.

Pour notre audience internationale, c’est très important, parce qu’il est certain que beaucoup en Colombie sont conscients de ce que signifie la remise du Rapport final de la Commission en ce moment et dans cette période de transition que nous vivons en Colombie, mais pour notre audience internationale : Quelle en est le sens ? Quelle est la signification de la remise du rapport ?

Regardez le rapport final de la Commission pour la Vérité. Nous avons travaillé pendant trois ans et demi. Nous avons suivi le mandat de dévoilement extrajudiciaire de la vérité.

En outre, la Commission fait partie d’un système avec la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) et l’Unité de recherche des personnes portées disparues. Ceci est le premier résultat tangible, disons du processus de paix lui-même dans le cinquième point sur les victimes, puisque ces institutions ont une durée de vie de 15 à 20 ans pour exécuter leurs peines et la recherche des disparus.

Le rapport rend compte de ce que la Commission a entendu au fil des années. Nous avons recueilli quelque 14 000 témoignages de victimes individuelles, mais nous avons également procédé à des écoutes collectives. Au total, environ 30 000 personnes, et nous avons déclenché une grande conversation nationale sur les différentes formes de victimisation et ceux qui en sont responsables.

Concernant ce qui se passe encore dans le pays, non pas dans un contexte de fin du conflit armé avec les FARC, il y a toujours le blocage d’un processus de négociation et d’une issue politique avec eux et avec les groupes paramilitaires qui contrôlent et gèrent le trafic de drogue dans certaines régions du pays.

C’est également dans ce contexte d’espoir et d’incertitude que la Commission a présenté son rapport, avec ce que nous appelons : les recommandations fondamentales. Elles font référence à une question que les gens nous ont posée dès le début de nos conversations, dans nos premiers voyages dans les territoires en exil, les gens nous ont aussi dit, nous voulons une vérité qui explique pourquoi la guerre a duré si longtemps, pourquoi la guerre s’est concentrée sur les attaques contre la population civile, parce que c’est la population civile qui a le plus souffert de la violence de tous les côtés de ce conflit, pourquoi les tentatives de paix n’ont pas abouti…

C’est pourquoi nous nous sommes concentrés sur cette étude, ce que nous appelons les facteurs de persistance de ce conflit armé, ce qui a fait de ce conflit le plus long d’Amérique latine et le niveau d’impact qu’il a eu sur la population.

Les recommandations du rapport, en tant que rapport d’une Commission pour la Vérité, ne se contentent pas d’un regard rétrospectif sur les résultats, mais jouent également sur l’avenir, ce qu’il faut faire pour que cela ne se reproduise pas. C’est pourquoi, disons, la dernière partie de ce rapport fait référence aux recommandations sur ces constatations fondamentales que la Commission a soulignées ; comme vous le disiez, c’est un volume dans cet ensemble de volumes que la Commission va présenter au cours de ce mois de juillet. Un deuxième volume qui a été présenté est celui sur l’exil, ce qui est arrivé à cette Colombie hors de la Colombie.

Monsieur le Commissaire, j’ai été frappé par votre dernière déclaration car je sais que l’un des pays dans lesquels la Commission a travaillé intensivement est précisément l’Équateur, en raison du grand nombre de personnes déplacées, réfugiées, et d’exilés colombiens dans ce pays.

Aussi, en pensant à ce grand nombre de personnes en exil hors de Colombie et en lisant le document auquel vous faites référence et les recommandations que vous formulez, j’aimerais beaucoup que vous nous parliez des exilés, et des réfugiés qui n’ont pas participé à la rédaction du rapport, mais qui vivent la même situation. Quel est l’avenir qui nous attend ? Comment voyez-vous cet avenir ?

Eh bien, ce que nous avons essayé de faire avec ce rapport a été de rendre visible quelque chose qui était invisible, pas l’exil colombien, le déplacement transfrontalier, le refuge, les gens qui ont dû quitter le pays en raison du conflit armé, parce qu’ils ont été invisibles pendant toutes ces décennies. Vous êtes en Equateur, là en 2000 il y avait 2500 colombiens hommes et femmes enregistrés auprès de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés ACNUR nous pouvons dire qu’entre 2005 et 2006 il y en avait environ 300 000.

Là il y a eu à une explosion massive de personnes quittant la Colombie en raison de l’aggravation du conflit armé et de la part de différents acteurs, qu’il s’agisse de persécutions politiques, de menaces, d’enlèvements ou de recrutement.

La première chose que nous avons essayé de faire a été de rendre tout cela visible pour que cette histoire soit prise en compte dans la construction de cette vérité que nous sommes en train d’établir, également à l’intérieur des frontières de la Colombie, et parce qu’il y a beaucoup de ressortissants colombiens qui ont dû quitter le pays.

Les données dont nous disposons en tant que Commission de base dans une étude que nous avons réalisée avec l’ACNUR concernant l’existence de réfugiés colombiens et de migrants forcés pour des raisons de conflit armé interne, sont qu’il est question de plus d’un million de personnes. Cela signifie qu’après le déplacement interne, il s’agit de la deuxième victimisation qui a eu lieu dans le pays, et pourtant il s’agit d’une victimisation invisible. Il semble que les gens soient partis parce qu’ils le voulaient ou parce que leur situation s’est améliorée grâce à l’exil, ce qui, disons-le, est une erreur.

Tous les exilés ont perdu leurs statuts, certains ont perdu leur terre, ils ont perdu leur identité paysanne. Des juges ont perdu leur emploi, des hommes d’affaires ont perdu leur entreprise et ont dû, comme beaucoup d’entre eux nous l’ont dit, recommencer leur vie à zéro, non pas à partir des morceaux, mais des cendres. Et la Commission tente de rendre compte de tout cela, également, pour montrer les impacts de l’exil et les conséquences sur la vie, comme les ruptures familiales.

Les conséquences émotionnelles et affectives de la perte de la patrie, du droit à la citoyenneté, de l’obligation de s’adapter à un nouveau pays, non pas un pays proche, comme dans le cas de l’Équateur, mais la recherche d’un nouveau statut, la recherche de nouveaux droits.

Et c’est la nouvelle que la Commission apporte, pas la visibilité des conséquences de cet exil massif, bien qu’il soit invisible, ou les propositions qui ont trait à la reconnaissance de l’exil dans la loi des victimes ou la loi 1448, car cela n’est pas prévu.

Rappelons que dans la loi sur les victimes (1448) le déplacement forcé est reconnu, de même que la torture et les violences sexuelles, mais pas l’exil. Il n’existe pas non plus de politique pour le retour de la population qui souhaite rentrer volontairement et en toute sécurité au pays. Ils n’ont pas produit plus que certains accords binationaux et une politique générale avec d’autres pays pour traiter de l’exil. Cependant, ce problème exige une réponse collective, pas seulement de la part d’un pays déterminé, mais de tous les pays. Pour eux il faut une conférence internationale sur le réfugié, sur l’exil colombien, qui rende compte des politiques de protection dans les pays, de la reconnaissance des droits tels que les droits au travail et à la retraite, le droit au retour, c’est-à-dire qu’il y a une série d’inconvénients liés à cette vie coupée en deux, qui implique de devoir quitter le pays.

Ces nouveaux impacts sur les individus et les populations, que la Commission inclut dans ses recommandations, sont le volet que les gens doivent connaître.

Eh bien, le nouveau gouvernement de la Colombie, le gouvernement élu lors de la cérémonie de présentation le 28 juin, a déclaré qu’il allait prendre les recommandations de la Commission comme guide pour son travail en ce qui concerne les victimes et la reconstruction du tissu social. C’ est pourquoi nous espérons que ces recommandations soient prises en compte et qu’un processus de dialogue plus large puisse s’ouvrir, un processus que la Commission a pu mener à bien avec de nombreuses limites ; mais nous avons recueilli plus de 2 000 témoignages de personnes qui ont dû partir pour des raisons liées au conflit armé, et je crois que nous pouvons faire état d’un grand travail d’écoute, y compris en Équateur, où nous avons pu atteindre de nombreuses victimes et de nombreux réfugiés et exilés.

Monsieur le Commissaire, l’accent mis dans ce rapport sur le lien entre la non-répétition et la réconciliation est très important, non pas que ce soit très marquant, au-delà bien sûr de l’affichage de l’énorme vérité du conflit. Dans les recommandations contenues dans ce décalogue pour la réconciliation disons, avec lequel le rapport s’adresse en quelque sorte aux autorités, au peuple, des déclarations très importantes font allusion à la nécessité de changements sociaux, de changements personnels profonds, de changements dans les comportements personnels et sociaux.

Il est évident qu’étant donné l’enracinement durable de la violence dans le pays depuis des décennies et peut-être historiquement depuis des siècles, que des programmes permettant un nouvel apprentissage du comportement individuel et interpersonnel seront nécessaires en plus des transformations politiques sur le papier.

Cela a-t-il été discuté dans le processus de, disons, de rédaction du rapport ? Pouvez-vous nous donner des indices quant à savoir si des mises en œuvre spécifiques ont été envisagées, ou simplement nous donner une opinion sur le processus qui devrait avoir lieu, dans ce sens de nouveaux apprentissages pour les Colombiens et les Colombiennes ?

Il s’agit de deux des conclusions du rapport de synthèse que nous avons présenté le 28 juin, car le rapport est plus étendu, et nous présenterons certains volumes tout au long de ce mois. Deux des principaux résultats ont trait à ce que vous soulignez, l’un que nous avons appelé la Colombie blessée. C’est dire l’impact de la guerre, de la violence. Quatre-vingt-dix pour cent des victimes ont été des  civils, et de nombreux mécanismes ont conduit à la naturalisation de cette violence, à sa justification, à l’invisibilité des conséquences, à des mémoires défensives ; non pas que tout le monde se concentre sur une partie de la douleur, de la souffrance des victimes, mais il n’y a pas de vision partagée par l’ensemble du pays sur cette victimisation intolérable que le peuple colombien a subie, en particulier la population paysanne indigène d’ascendance africaine. Les femmes des secteurs les plus populaires, l’enfance enrôlée.

Donc, la première chose que nous considérons qu’il doit y avoir est une secousse face à la tolérance, à la violence et à l’absence de réponse face aux impacts de tout ce qui s’est produit dans le pays, ou la justification de la violence ; la guerre par les violations subies par un certain secteur social déterminé contre un autre secteur, etcetera, on n’en a pas besoin.

Une vision commune du pays et une éthique des droits humains qui constituent la base et permettent la reconstruction. Cette base ne peut être construite sur une couche d’imposition ou une capacité de coercition d’un certain secteur social ou d’un groupe social sur un autre, et cela implique également des changements qui seront structurels, parmi lesquels :  des changements économiques, mais aussi des changements culturels.

Il y a une autre partie de ce que le rapport appelle la culture, comme un lieu où une grande partie de ce malaise s’exprime et se traduit par beaucoup de ces réactions, de ces comportements dynamiques qui ont soutenu la violence dans le temps. Souvent en Colombie, disons, l’adversaire politique ou le dissident devient facilement l’ennemi.

Il y a toute une doctrine de la sécurité nationale. C’est aussi une façon d’agir politiquement de la part de différents secteurs, y compris les guérillas, pour désigner l’autre comme un ennemi qui est un obstacle avec lequel on n’est pas d’accord ou qui appartient à une certaine classe sociale. Le paysan a souvent été considéré comme un ennemi, les mouvements sociaux ont été considérés comme la base sociale de la guérilla et non comme une légitimation de leurs propres revendications. Tout cela doit changer. La Commission a mis l’accent sur ce point, car un changement de culture politique est nécessaire, mais aussi un changement de culture et une action soutenue pour modifier ces comportements à partir de l’éducation, en termes d’histoire du conflit, ainsi que des attitudes vers une culture de la paix, où le respect de l’autre est manifeste.

Là apparaissent de nombreuses conséquences du conflit, mais aussi les facteurs qui ont contribué à le maintenir. Et la culture est un lieu où s’exprime le mal-être, mais elle peut aussi être un moteur de changement. Nous voulons l’envisager sous cet angle, en mettant également l’accent sur le travail éducatif, le travail culturel avec les communautés, même si nous savons que ces changements ne se produisent pas du jour au lendemain et que, bien souvent, il faudra du temps et une action soutenue.

Nous pensons également que, malgré la poursuite du conflit armé dans différentes parties du pays, le fait qu’un processus de négociation plus large et le respect total de l’Accord de Paix puissent avoir lieu, généreront un changement de contexte positif, nécessaire pour déconstruire certaines de ces attitudes souvent basées sur l’impunité ou la permanence de la violence, qui vous amènent toujours à croire que rien n’est possible, que tout restera pareil, que la corruption ou la violence prévaudront toujours sur l’éthique ou sur la sécurité humaine. De nombreuses personnes, par exemple celles avec qui j’ai travaillé en exil, m’ont dit : « nous avons commencé à ne pas naturaliser la violence lorsque nous étions à l’étranger, nous avons commencé à ne plus avoir peur d’une moto ou à avoir d’autres attitudes dans la gestion des conflits ».

Lorsque nous étions également dans un contexte qui nous permettait de nous voir de l’extérieur, de prendre conscience de beaucoup de ces choses, et lorsque l’on est impliqué dans des situations, on doit s’adapter à un contexte hostile, et on a également peu de capacité à prendre de la distance par rapport à ce que l’on doit vivre. Et nous pensons que cela fait partie du processus d’inclure des changements dans cette culture politique, dans les actions des partis, mais aussi des transformations dans les familles, des transformations dans le système éducatif ; un soutien également du secteur culturel pour ces changements qui sont nécessaires en Colombie, parce que s’il y a un impact, disons à moyen et long terme, sur la culture, il doit être reconnu comme tel afin d’en faire également un moteur de cette transformation.

Mr le Commissaire sur la question de la continuité, parce qu’au moins le changement de contexte politique dans le pays a donné un peu de sérénité aux légataires, parce que nous savons déjà que le gouvernement s’est engagé à respecter les recommandations, mais nous connaissons aussi l’existence d’un comité de suivi. Il est très important qu’au niveau international également, nous sachions qu’il y a des personnes qui ont à faire, disons, d’un point de vue ethnique, avec la population LGTBI+ et qui ont été choisies par tous les commissaires pour les surveiller. Quel impact politique cela aura-t-il sur ce qui est à venir ?

Ecoutez, c’est très important parce qu’une Commission pour la vérité finit toujours par présenter son rapport, à partir de là, la vie de la Commission se termine, et ce qui vient après dépend beaucoup de deux facteurs, d’un notamment : c’est la volonté politique du gouvernement et des différentes institutions de l’État à mettre en œuvre et à prendre en compte les recommandations faites par une Commission y compris le processus d’assimilation de cette vérité. La vérité n’est pas assimilée parce que le rapport est publié, c’est un premier pas pour une politique soutenue de diffusion, une pédagogie de l’action en cours de route. Cela dépend donc de la volonté politique, mais aussi de la mesure dans laquelle les gens s’approprient le processus.

Si les organisations des droits humains et les victimes, ainsi que les différents secteurs du culturel et du judiciaire, s’approprient le rapport, cela conduira à un suivi et à une force sociale qui fera pression pour ces recommandations, ainsi qu’à la mise en œuvre de ces recommandations. Dans ce cas, le décret qui a créé la Commission et dans le cadre de l’accord de paix avec les FARC, il y a eu beaucoup de discussions sur le fait qu’il devait y avoir une sorte de mécanisme de contrôle.

Bien que les recommandations d’une Commission ne soient pas obligatoires en soi, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas la force juridique d’être respectées par les institutions, elles ont une obligation éthique et doivent être considérées comme faisant partie de la solution politique au conflit, étant donné qu’elles répondent à un travail rigoureux, très large et soutenu de la Commission au fil du temps, qui a montré les voies de sortie du conflit.

Dans ce cas, ce que l’on nomme comité de suivi est mis en place, composé de sept personnes qui travailleront pendant sept ans. Nous avons choisi ces sept ans pour qu’il y ait deux périodes de gouvernement, qui sont de quatre ans dans le cas de la Colombie, afin que cette commission ait l’indépendance nécessaire, et que nous ayons les éléments pour suivre les recommandations de la Commission; afin que cela ne soit pas laissé à la seule volonté politique ou aux organisations sociales, mais qu’il y ait une institution qui ait pour fonction de contrôler, de défendre, de montrer publiquement le degré de respect de ces recommandations; nous pensons qu’il s’agit d’un mécanisme beaucoup plus efficace que de laisser le travail de la Commission en suspens.

Nous sommes dans une période de socialisation du rapport, nous avons passé deux semaines dans différentes sphères internationales et nationales. Nous allons nous rendre en Équateur et en Argentine, et dans d’autres pays pour présenter le rapport afin qu’il y ait un retour en arrière, qui est ce que nous sommes allés demander dans ces territoires et recueillir leurs témoignages. C’est pourquoi il est nécessaire d’en montrer les résultats, et de pouvoir dialoguer avec les victimes, et les institutions, entre autres. De plus, il importe que ce travail soit un pont pour que le comité de suivi – qui commencera à fonctionner après la fin de la commission, à la fin du mois d’août – puisse mener à bien son travail de contrôle et de suivi des recommandations.

Monsieur le commissaire, nous voulions clore ce court dialogue par la question suivante :

Nous pensons que le fait de participer à un processus comme celui auquel vous avez participé, c’est-à-dire être commissaire et passer trois ans et demi à exercer une tâche aussi sensible, délicate et pleine de rebondissements, produit également quelque chose chez les personnes qui le font ; c’est pourquoi la question par laquelle nous voulons conclure est très personnelle : Qu’est-ce que cela a signifié pour vous de participer à ce processus, de vous engager dans ce processus, d’écouter et de regarder les gens raconter ce qui s’est passé ?

Bien. Merci Nelsy. J’avais travaillé dans de nombreux pays, avec de nombreuses victimes, pendant 25 ans, en aidant beaucoup de victimes du conflit dans le cadre de cette prise en charge psychosociale et du soutien aux organisations de défense des droits humains.

L’expérience de la Commission, est une nouvelle étape. Je dirais que c’est une période fondatrice. C’est entre le passé et le présent, et cela rejoint à bien des égards un espoir en des choses de la part de personnes que j’ai moi-même écoutées pendant de nombreuses années : l’espoir qu’il y ait une reconnaissance de la vérité une transformation du pays, que le pays soit capable de regarder vers l’avenir, de sortir du conflit armé. Et cela a été l’occasion d’être dans la salle des machines d’un projet de transformation, où la première chose à faire est de se laisser toucher par la souffrance, parce que si on ne se laisse pas toucher par la souffrance on ne comprend rien.

J’ai commencé à recueillir les premiers témoignages de la Commission, avant de commencer le travail, précisément pour comprendre ce que signifiait l’exil, pour commencer à écouter de nombreuses personnes dans différents pays.

Bien sûr, les histoires sont dures ! Elles vont au-delà, évidemment de beaucoup de choses auxquelles on peut parfois penser ou imaginer à propos de ce que les gens ont vécu, et cela fait mal ; et bien, que cela fasse mal ça fait partie du processus, parce que nous n’écoutons pas comme si nous étions une de ces vieilles cassettes que l’on ne peut se sortir de la tête et que l’on garde.

On emporte une partie de cette douleur avec soi, j’ai emporté une partie de cette douleur et de la souffrance des gens. Mais j’emporte aussi beaucoup de choses positives, de ce que les gens ont fait pour résister, de la confiance qui s’est créée dans ce travail d’écoute, et disons que c’est un chemin de retour pour moi qui m’aide. Cela m’aide aussi à comprendre plus de choses sur l’humanité, à grandir personnellement, malgré la fatigue et la douleur.

En même temps, cela a signifié s’exposer à de nombreuses reprises à l’horreur, car nous avons entendu des histoires très dures, terribles, sur les atrocités commises dans le conflit armé, sur le niveau de déshumanisation qui a été atteint. Nous avons également vu ce qu’a signifié la résistance de nombreuses personnes, comme les paysans qui ont refusé d’oublier, qui ont refusé de laisser les corps remonter le long de la rivière, qui les ont ramassés et enterrés, désobéissant au commandement du silence.

Il y a des leçons qui sont très fortes, très profondes. C’est une expérience qui vous change, car elle a été très profonde, très émouvante, parfois dure aussi, parce qu’en étant à côté des gens et en les écoutant, on perçoit et on ressent leur souffrance.

Il y a des années, alors que je réalisais un rapport d’expertise pour la Cour interaméricaine, et alors que j’allais l’interroger sur son père disparu : quelles conséquences la disparition de votre père ont elles eues sur votre vie ? un paysan d’Urabá, à Antioquia m’a dit : écoutez, Carlos, ne vous inquiétez pas. J’en ai parlé de nombreuses fois, mais cette fois, ça a du sens. Et si les choses ont un sens, ça en a un pour la victime et ça en a un pour nous aussi.

Parler de toutes ces choses, recueillir des témoignages pour les victimes, c’est retourner sur les lieux du cauchemar, sur les lieux de l’horreur, sur les lieux où les choses se sont passées. C’est un chemin, aussi, de cette nation, c’est un chemin qui a un sens pour la transformation, pour enlever un poids de ses épaules, pour que cet épisode n’arrive à personne d’autre dans le pays, pour essayer de faire quelque chose de constructif avec une histoire de mépris aussi brutale que celle que le peuple a vécue.

Eh bien, cela ne vous touche pas humainement, cela touche votre cœur et vous transforme aussi. Eh bien, c’est une école très importante de l’humanité.

Nous remercions le commissaire Beristain, qui nous accorde quelques minutes supplémentaires pour que Javier, depuis l’Argentine, puisse poser une dernière question.

Merci beaucoup Monsieur le commissaire, merci Daniel, et ceux d’entre nous qui travaillent pour la paix, pour la Non-violence depuis de nombreuses années ; nous savons que l’un des principaux obstacles à son dépassement est la croyance que le recours de la nature humaine à la violence est un constituant permanent. Bien sûr, nous ne le croyons pas, nous ne l’affirmons pas, sinon nous ne ferions pas ce que nous faisons.

Pensez-vous, Monsieur le commissaire, qu’une période d’espoir s’est ouverte pour la Colombie avec le rapport et le mandat politique, que les gens sont plus ouverts à l’avenir ? La conviction que le peuple sera à jamais plongé dans une spirale de violence s’est-elle effondrée ou affaiblie ? Qu’en pensez-vous, vous qui avez été en contact si étroit avec la Commission et le peuple colombien ?

Ce que nous percevons, ce que nous entendons, ce que nous touchons, c’est aussi un temps d’espoir, pas un espoir naïf quant à la continuité du conflit dans de nombreux endroits, et que la persistance du conflit armé dans de nombreuses zones du pays fait que cet horizon semble encore lointain ; cependant, les mobilisations de l’année dernière ont montré, surtout, une population jeune issue des secteurs exclus qui demande à faire partie de l’avenir du pays, qui demande des droits économiques et sociaux, une participation sociale et politique, et qui a perdu sa peur de s’exprimer. Malgré la répression dont elle a souffert, et cela a aussi montré un facteur d’espoir. De plus, tout le processus électoral qui s’est déroulé dans le pays a montré que de nouveaux défis se posent à nous. Nous avons une vice-présidente qui, il y a deux ans et demi, a subi une attaque à la grenade alors qu’elle faisait partie d’un groupe de leaders afro-descendants dans le nord du Cauca, où je me suis moi-même rendu quelques semaines plus tard.

Aujourd’hui, elle est la vice-présidente du pays. C’est une femme qui vient des secteurs afro-descendants les plus populaires, ce qui est un signe d’espoir, un signe de transformation.

Le rapport de la Commission est lui-même assorti de vérités dérangeantes, de miroirs dans lesquels nous devons nous regarder pour que la transformation soit réellement possible, mais il est également assorti d’une issue, la reconnaissance de la violence pour affronter les facteurs structurels qui l’ont générée. La Colombie n’est pas définitivement condamnée à reproduire les conditions de la violence. Cela n’a rien à voir avec la nature humaine du peuple colombien, comme s’il était violent par nature, ou de tout autre pays, cela a à voir avec les systèmes, les mécanismes, les dispositifs qui rendent possible l’horreur à grande échelle et l’importance de la manière dont ces mécanismes sont démantelés.

Pour que la paix ne soit pas seulement un souhait bien intentionné, mais fasse aussi partie d’une politique ; c’est pour cela que le rapport fait référence aux facteurs liés au démantèlement de nombre de ces structures de violence sur les politiques de trafic de drogue, à ce qu’il faut faire dans le domaine de la culture, de la recherche et de la lutte contre l’impunité comme mécanismes clés d’un avenir possible pour la Colombie, qui a connu trop de tentatives pour mener à bien des processus de paix qui ont échoué ou ont été limités.

C’est pourquoi le cadre de l’Accord de Paix est ouvert à la transformation. Ce cadre doit être rempli et étendu à d’autres acteurs. Il est également essentiel de prendre en compte certains des aspects que la Commission a soulignés, il y a déjà une voie très importante pour la Colombie, et c’est aussi un exemple pour d’autres nations de ce que le pays est en train de faire.

Le désespoir est un prix trop élevé à payer pour les gens qui ont tellement envie de vivre, et le peuple colombien a fait un énorme effort de résistance et a une énorme volonté de vivre.

Mr le commissaire pour l’agence de presse internationale Pressenza pour la paix et la Non-violence, ce fut un plaisir de partager ces minutes avec vous. Merci non seulement pour eux, mais aussi pour le dur labeur de toutes ces années au sein de la Commission, et parce que nous savons combien ce rapport est important ; ce n’est pas seulement un livre, ce ne sont pas seulement des recommandations, mais comme Javier l’a dit, maintenant comme vous l’avez souligné, ce qui importe en termes de changement de pensée, c’est le tournant dans la façon dont ce pays doit regarder les choses.

Face à tout ce qui se passe dans cet accord que nous avons vécu en Colombie. Merci beaucoup.

Merci à vous, Daniel, Javier y Nelsy.

Carlos, une grande accolade, merci beaucoup, nous nous retrouverons une prochaine fois, et nous continuerons à vous informer et à réfléchir sur les questions de post-conflit en Colombie et, bien sûr, sur la pédagogie du Rapport dans la Commission pour la Vérité.

 

Traduction de l’espagnol, Ginette Baudelet