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« Les médias, à la main des milliardaires ? » (« C politique la suite », France 5, 23/01/22) ; « Concentration des médias : un danger pour la démocratie ? » (Arte, 9/02/22) ; « La concentration des médias dans le viseur du Sénat » (France Inter, 10/01/22) ; « 250 professionnels de la presse, de la télévision et de la radio alertent : « L’hyperconcentration des médias est un fléau médiatique, social et démocratique » » (Le Monde, 15/12/21). Au cours des derniers mois, la question des médias est revenue sur le devant de la scène, propulsée par une commission d’enquête du Sénat sur la concentration. « Tous les regards se tournent bien sûr vers Vincent Bolloré » écrit France Inter, le milliardaire polarisant de fait l’essentiel des commentaires. L’occasion de rappeler le danger structurel que constitue l’emprise des capitalistes sur l’information : retour sur trente années de concentration dans les médias et trente années d’accointances politiques, médiatiques et économiques.

La mainmise que déploie actuellement Vincent Bolloré sur les médias pose un problème démocratique majeur, qui plus est lorsque cette domination se fait au service d’une idéologie ultraréactionnaire et en faveur d’un candidat d’extrême droite [1]. Loin d’en être les seuls instigateurs, les médias de Bolloré ont concouru à cette droitisation extrême des débats en laissant la place à ceux qui caquetaient à longueur d’antenne qu’ils ne pouvaient « plus rien dire ». Mais rappelons que bien avant l’idylle Bolloré-Zemmour, d’autres histoires d’amour économico-politico-médiatiques se sont bâties avec des audiences autrement plus élevées [2], pesant de tout leur poids sur la vie démocratique et en particulier durant les élections.

De Hersant à Dassault

La séquestration de médias par des grands groupes privés relève de la routine capitaliste, et la pression qu’exerce « le pouvoir de l’argent » sur les journalistes est loin d’être une trouvaille du patron de Vivendi. En 1989 déjà, Franz-Olivier Giesbert, alors directeur de la rédaction du Figaro (propriété de Robert Hersant) expliquait : « Tout propriétaire a des droits sur son journal. D’une certaine manière, il a les pouvoirs. Vous me parlez de mon pouvoir, c’est une vaste rigolade. Il y a des vrais pouvoirs. Le vrai pouvoir stable, c’est celui du capital. Il est tout à fait normal que le pouvoir s’exerce. Ça se passe dans tous les journaux. Il n’y a pas un journal où cela ne se passe pas. » [3]

À la tête d’un empire médiatique sans équivalent à l’époque (Le Figaro, France Soir, la presse quotidienne régionale comme La Voix du Nord, L’Est républicain, Midi Libre…, des hebdomadaires régionaux, ou encore TV Magazine), Robert Hersant, que l’on surnomme « Papivore » – en référence à son appétit vorace de rachat des journaux – est un authentique militant. S’adressant aux candidats de droite en 1986, il clarifie les missions de ses employés : « Mes journalistes sont à votre disposition. Pendant la campagne, demandez ce que vous voulez, ils le feront. Vous pourrez les appeler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. » [4] Les gros sabots interventionnistes du patron du Figaro – collaborateur notoire durant la seconde guerre mondiale – ne s’arrêtent pas là : habité par cette mission de faire gagner la droite coûte que coûte, il témoigne que « certains mènent le bon combat à la tête de partis politiques, [et lui] à la direction d’importants moyens d’information » (L’Expansion, 6 avril 1984). Dans les années qui suivent, qui voient la droite remporter les élections législatives en 1986, l’empire se désagrège et le groupe Dassault (dont le propriétaire Serge Dassault est élu RPR – puis UMP) en récupère une partie (Le Figaro, la presse régionale…).

1995 : Le couple Balladur/Bouygues

Si l’ingérence des Hersant ou Dassault se cantonne à la presse écrite, l’affaire se corse dès que les programmes audiovisuels généralistes se muent en bulletin de campagne en service commandé pour un candidat.

L’un des exemples les plus saillants remonte à la campagne présidentielle de 1995 : ce n’est pas une chaîne d’information en continu à l’audience quasi-confidentielle qui soutient un candidat, mais bien la première des chaînes européennes, TF1, propriété du groupe Bouygues, qui fait campagne pour le Premier ministre Édouard Balladur (en 1994, la part d’audience de TF1 était de 40% et 10 à 12 millions de téléspectateurs regardaient le JT chaque soir). En à peine trois mois, Nicolas Sarkozy, porte-parole du candidat et qui choisira Martin Bouygues comme témoin de mariage et parrain de son fils, est invité quatre fois dans le JT de TF1 et une fois dans l’émission politique phare de la chaîne « 7 sur 7 ».

Durant cette période, c’est Édouard Balladur qui tranche en faveur de Bouygues – contre l’avis des experts – pour l’attribution du marché public du Stade de France [5]. Bouygues se voit accorder le troisième réseau de téléphonie mobile et son capital dans TF1 passe tranquillement de 25 à 34% [6]. C’est aussi Claire Chazal, animatrice du JT de TF1, qui rédige une biographie attentionnée du Premier ministre [7]. Dans cet engagement derrière Balladur, le groupe Bouygues est loin d’être isolé, puisque Le Monde – alors quotidien de référence – dirigé par le triumvirat Colombani-Plenel-Minc soutient aussi le candidat RPR [8] et révèle des affaires (fausses) sur son adversaire de droite Jacques Chirac [9].

Adulé par presque tous les journalistes, le 10 janvier 1995, Balladur se déclare « satisfait du « soutien » que lui apporte la presse : « Globalement, je crois que je ne vais pas me plaindre de vous » » [10]. Les sondages donnant Balladur gagnant haut la main trois mois avant le premier tour dévient, et, à la fin, Lionel Jospin (PS) et Jacques Chirac (RPR) accèdent au second tour. Cet exemple exemplaire démontre alors qu’en dernière instance, les médias – aussi puissants soient-ils – ne font pas forcément l’élection.

2007 : Sarkozy murmure à l’oreille des journalistes

Mais en 2007, le rouleau compresseur est encore plus spectaculaire puisque ce sont deux amis de Nicolas Sarkozy qui sont aux commandes des deux plus gros empires médiatiques français : Arnaud Lagardère et Martin Bouygues. D’Europe 1 à TF1 en passant par Paris Match, LCI ou le JDD, les médias des deux groupes vont être au service de Nicolas Sarkozy. Cerises sur le gâteau, des clients remarqués de son cabinet d’avocats sont aussi aux commandes de médias : Bernard Arnault (La Tribune, Radio Classique…) et Serge Dassault (Le Figaro, Valeurs Actuelles, TV Magazine…). Il faudrait avoir la mémoire courte pour oublier qu’une fois élu, l’ancien vassal de Balladur est allé se prélasser sur le yacht de Vincent Bolloré, alors propriétaire discret d’une poignée de médias seulement (Direct 8, Direct Matin…).

Les séquences de connivence se multiplient durant les années et les mois qui précèdent l’élection. Le patron d’Europe 1 (groupe Lagardère à l’époque) Jean-Pierre Elkabbach a par exemple consulté Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, pour l’aider à recruter le journaliste politique en charge de l’UMP [11]. Et quand Sarkozy – également patron de l’UMP – est invité sur Europe 1, il sait saluer son hôte comme il se doit : « Quand on vient chez vous et à votre micro on est forcément décontracté. » [12] Dans un article publié dans Le Monde Diplomatique huit mois avant le premier tour, Marie Bénilde note d’ailleurs que « jamais dirigeant politique [n’a] bénéficié autant que lui de l’appui des patrons de presse » (octobre 2006).

Et cet engouement pour Sarkozy a touché presque tous les médias durant les années qui précèdent son élection : « Envoyé Spécial » sur France 2 lui consacre une émission laudative (19 décembre 2002), il multiplie les « unes » de Paris Match ou du Point, on censure les articles qui touchent à sa vie privée dans le JDD dès lors qu’il n’est plus dépeint à son avantage, il reçoit le 1er mars 2003 Jean-Marie Colombani et Edwy Plenel (Le Monde) quand ceux-ci craignent que le livre La face cachée du Monde [13] soit une attaque des chiraquiens, il fait du karting avec Karl Zéro (Canal Plus), du vélo avec Michel Drucker (France 2), appelle Éric Zemmour (Le Figaro) pour son anniversaire, coécrit un livre avec Michel Denisot (Canal Plus) et convie Michel Field pour animer des meetings [14].

En somme : de 2002 à 2007 tous les journalistes parlaient de Sarkozy et Sarkozy parlait à tous les journalistes.

2017 : Macron, le chouchou des médias

Dix ans plus tard, c’est Emmanuel Macron, candidat chéri du CAC 40, qui va bénéficier d’une couverture médiatique insolite. Cette fois, c’est plutôt du côté de Patrick Drahi (BFM-TV, RMC, L’Express, Libération…) et de ses médias qu’il faut chercher des accointances. En effet, en quatre mois, BFM-TV a retransmis 426 minutes de discours de l’ancien ministre de l’Économie au cours de ses meetings, contre 440 minutes pour… ses quatre principaux adversaires réunis. « Faut-il y voir un lien avec la présence de M. Bernard Mourad, ancien dirigeant d’Altice Media Group, l’actionnaire de BFM-TV, dans l’équipe de campagne du candidat d’En marche ! ? » s’interroge Marie Bénilde dans Le Monde Diplomatique en mai 2017. D’ailleurs, comme le rappelle l’article : « En 2014, lorsqu’il était ministre de l’Économie, M. Arnaud Montebourg avait déclenché une enquête fiscale sur cet industriel qui avait domicilié sa résidence en Suisse et ses participations personnelles dans un paradis fiscal (Guernesey). À son arrivée à Bercy, M. Macron s’est montré plus conciliant. M. Drahi a ainsi pu racheter SFR à Vivendi sans avoir à rapatrier ses avoirs en France, comme l’avait exigé M. Montebourg. »

Durant cette période, Bernard Arnault (Les Échos, Le Parisien…) apporte également son soutien à l’ancien banquier de chez Rothschild, tout comme Pierre Bergé, co-propriétaire du Monde ou Claude Perdriel (L’Obs, Challenges) qui « retrouve chez Emmanuel Macron quelque chose de Mendès-France » (France Inter, 17 octobre 2016) [15]. Les « unes » tapageuses se multiplient et le candidat Macron occupe un espace inouï quand il annonce sa candidature à l’élection présidentielle [16].

Déjà adoubé lorsqu’il est ministre de l’Économie sous la présidence de François Hollande, sa démission à la fin du mois d’août 2016, est commentée jusqu’à la nausée. La presse – toute la presse – titre sur son départ et entre comme par enchantement dans la danse présidentielle. « La démission surprise du ministre de l’Économie, qui ne dissimule plus son ambition présidentielle, est un nouveau coup dur pour le chef de l’État, dans la perspective de 2017 », annonce Le Figaro. « L’ex-ministre de l’Économie met fin à des mois de suspense, tout en entretenant le flou sur ses ambitions présidentielles » s’agite Libération. « Le leadeur du mouvement En marche ! n’exclut pas d’être candidat à l’élection présidentielle » prévient Le Parisien. « Ce départ pose les jalons d’une possible candidature en 2017 » pronostique La Croix… Huit mois avant le premier tour, la campagne est enfin lancée.

En direct sur France 2, on s’interroge : « Sera-t-il candidat à la présidentielle, à quelles conditions, quelles conséquences pour François Hollande ? » Plus de vingt minutes du JT sont dédiées à la démission d’Emmanuel Macron, mais aussi à son parcours, et surtout à ses ambitions. Avec pas moins de onze sujets, le portrait – en long, en large et toujours flatteur – qu’en font David Pujadas, François Lenglet et Nathalie Saint-Cricq ressemble à s’y méprendre à ceux que nous pouvons voir régulièrement sur la KCTV, la télévision centrale nord-coréenne, dès lors qu’il est question des promenades du dirigeant suprême Kim Jong-un. Sur TF1, en revanche, on choisit la sobriété : on invite le démissionnaire dix-huit minutes seulement…

Et lorsqu’un historien se penchera sur les jours qui ont précédé le 16 novembre 2016 – date de l’annonce de la candidature d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle – il aura du mal à en croire ses yeux et ses oreilles. Comment un tel secret de polichinelle a pu occuper autant d’espace dans les médias et autant l’esprit du microcosme des journalistes politiques ? Une semaine auparavant, Le Monde annonçait : « Emmanuel Macron n’est toujours pas candidat », cette non-information signifiait surtout l’impatience du quotidien vespéral – et des autres médias – qui le jour J titre cinq colonnes à la une : « Présidentielle : Emmanuel Macron veut entraîner « le camp des progressistes » ».

Comme avec Balladur ou Sarkozy avant lui, ou Éric Zemmour après lui, les médias ont coproduit chacun des « évènements » mis en scène par l’ex-ministre de l’Économie : ses réformes, sa démission, le suspense de son annonce de candidature, sa candidature, ses premiers meetings, etc. C’est ainsi que les journalistes politiques sont devenus au fil des élections des commentateurs commentant la dramaturgie d’une campagne à la manière de celle d’une pièce de théâtre.

***

Ces exemples, non exhaustifs, montrent que la lutte contre l’appropriation capitalistique structurelle des moyens d’information relève de l’urgence, bien au-delà du seul cas de l’empire Bolloré. Depuis sa création en 1996, Acrimed ne cesse d’alerter sur les dangers de la concentration des médias et il a fallu attendre 2007 et la campagne présidentielle de François Bayrou [17] pour que ce thème émerge dans le champ politique.

Nous avons informé sur les dangers démocratiques de l’appropriation des médias par des groupes industriels qui vivent de commandes publiques. Nous avons prévenu des risques que cela pouvait avoir sur les rédactions et les contenus journalistiques. Et nous avons alerté sur la disparition du pluralisme dès lors qu’il n’y aurait plus que quelques grands groupes médiatiques. Ces sonnettes d’alarme répétées nous permettent d’être auditionnés par la Commission d’enquête sur la concentration des médias du Sénat. Inquiétés, comme beaucoup aujourd’hui, par la prolifération de Bolloré dans les médias, les sénateurs mettent sur la place publique ce débat que nous appelons de nos vœux depuis 25 ans.

Un débat qui permet d’insister sur le fait que, bien au-delà de Bolloré, des capitalistes, propriétaires de médias, ont exercé, exercent et exerceront leur « vrai pouvoir ». Celui du capital.

 

Notes

[1] À ce sujet, voir notre dernier Médiacritiques ; mais également les travaux de la chercheuse Claire Sécail.

[2] Avec seulement 2% de part d’audience en 2021, CNews est la 11ème chaîne de télévision la plus regardée et arrive au même niveau que RMC Découverte et juste derrière C8 (2,6%) et W9 (2,5%).

[3] « Radioscopie », France Inter, cité sur France Culture, 22 janvier 2005.

[4] Philippe Huet et Élizabeth Coquart, Le monde selon Hersant, Ramsay, 1997, cité dans Almanach critique des médias, Les Arènes, 2005, p.228.

[5] Lire François Camé, « Comment le Stade de France a financé la campagne de Balladur », Charlie Hebdo, Hors-Série « L’horreur footballistique », 13 mai 1998. Dans cette enquête, le journaliste note que selon la Cour des comptes, ce projet a été sélectionné le 5 octobre 1994 par Balladur lui-même en modifiant le cahier des charges en cours de route !

[6] Lire La face karchée de Sarkozy, Philippe Cohen, Richard Malka et Riss, Editions Glénat, 2007.

[7] Balladur, Flammarion, 1993.

[8] Parmi les nombreux exemples que nous avons stockés, l’un des plus fameux est un article – en « une » – de Jérôme Jaffré (patron de la Sofres) paru en janvier 1995 et titré « Pour l’opinion, l’élection présidentielle est jouée », en faveur de Balladur.

[9] Quand Le Monde établit que les Chirac ont réalisé une plus-value de 1,4 million de francs en vendant un terrain au Port de Paris, Laurent Mauduit (alors coauteur de l’article) ne précise pas que cette information provient du ministre du Budget qui n’est autre que… Nicolas Sarkozy. Dans les faits, Philippe Cohen, Richard Malka et Riss (op. cit.) rappellent que le prix a été sous-évalué, et que Mme Chirac n’a perçu que 1/27ème de la vente.

[10] Lire « Un journalisme de révérence », Serge Halimi, Le Monde Diplomatique, février 1995.

[11] Le Canard Enchaîné, 22 février 2006.

[12] Europe 1, 30 octobre 2006. Lire notre article.

[13] Philippe Cohen et Pierre Péan, Fayard, 2003.

[14] Lire Marie Bénilde, 2006, et Philippe Cohen et al. 2007, op. cit.

[15] Une fois élu, il peut aussi compter sur l‘appui de l’autre co-propriétaire du Monde, Xavier Niel, voyant en lui « un super président » qui est « en train de faire des lois fantastiques » (Europe 1, 6 décembre 2018).

[16] Les trois paragraphes suivants sont extraits de « Au nom de la démocratie, votez bien ! », Agone-Acrimed, pp. 33-38, 2019.

[17] Relire notre article sur les multiples interventions de François Bayrou (candidat UDF) lors de la campagne de 2007.

 

Mathias Reymond

L’article original est accessible ici