Par Vijay Prashad pour Tricontinental

Image : réinterprétation de “El Guernica” par Raquel P.
(NdT. : Guernica, une œuvre de Pablo Picasso, dénonce le bombardement en 1937 de la ville basque de Guernica par l’Allemagne et l’Italie, et l’horreur de la guerre en général.)

Alors que les États-Unis lançaient leur guerre illégale contre l’Irak en 2003, le président cubain Fidel Castro s’est exprimé à Buenos Aires, en Argentine. « Notre pays ne largue pas de bombes sur d’autres peuples, et n’envoie pas des milliers d’avions pour bombarder des villes (…) Les dizaines de milliers de scientifiques et de médecins de notre pays ont été formés pour sauver des vies » a-t-il déclaré alors. Cuba avait une armée, oui, mais pas une armée pour faire la guerre ; Castro l’appelait « une armée de tabliers blancs ». Plus récemment, la Brigade Henry Reeve, composée de médecins cubains, a travaillé de manière désintéressée dans le monde entier pour aider à endiguer la pandémie de covid-19. (NdT. : Henry Reeve a été un général de brigade de l’Armée de libération de Cuba après avoir été tambour pendant la guerre civile américaine.)

Castro nous rappelle qu’il y a deux manières de vivre dans ce monde. Nous pouvons vivre dans un monde plein d’armes et submergé par l’intimidation, un monde qui se prépare continuellement au combat. Ou nous pouvons vivre dans un monde où tous peuvent se consacrer à l’éducation et à la médecine, à la science et au travail social, aux arts et à la culture. Un monde où nous pouvons faire confiance à des personnes qui nous aideront à créer un monde meilleur que le monde actuel, ce monde misérable de guerre et de profit, où les abus menacent de nous écraser.

Nous tremblons de peur à l’idée qu’un nouveau rideau de fer tombe et que des pressions soient exercées pour encercler la Chine et la Russie et pour diviser le monde en camps. Mais c’est impossible car – comme nous l’avons signalé dans le bulletin du Tricontinental de la semaine dernière – nous vivons dans un imbroglio de contradictions et non dans un monde de certitudes. Même les alliés les plus proches des États-Unis tels que l’Australie, l’Allemagne, le Japon et l’Inde, ne peuvent rompre leurs liens économiques et politiques avec la Russie et la Chine. Cela les plongerait dans une récession, entraînant le genre de chaos économique que la guerre et les sanctions ont déjà apporté au Honduras, au Pakistan, au Pérou, et au Sri Lanka. Dans ces pays – déjà malmenés par le Fonds monétaire international, par la cupidité des élites et par les ambassades étrangères – la hausse des prix des carburants a transformé une crise économique en une crise politique.

Les guerres se terminent soit par la destruction des institutions politiques et de la capacité sociale d’un pays, soit par des cessez-le-feu et des négociations. La guerre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) contre la Libye en 2011 s’est terminée avec un pays chancelant, une odeur de poudre dans l’air, et un ordre social fracturé. Le sort de la Libye ne devrait se répéter nulle part, et certainement pas en Ukraine. Néanmoins, c’est le destin organisé pour les peuples d’Afghanistan, de Somalie et du Yémen, qui ont été étouffés par des guerres incitées par l’Occident, des guerres armées par l’Occident et qui ont été rentables pour l’Occident.

Lorsque la Russie contemporaine a émergé après la chute de l’Union des républiques socialistes soviétiques URSS, Boris Eltsine a mené un coup d’État contre le parlement russe en utilisant des chars d’assaut. Les dirigeants actuels de la Russie agissent à la lumière de ces débuts violents et des expériences d’autres nations déchirées par la guerre. Ils ne permettront pas que la Russie subisse le sort de la Libye, du Yémen ou de l’Afghanistan. Des négociations entre la Russie et l’Ukraine sont en cours dans la région de Homyel Voblasts (ou Gomel), au Bélarus, (NdT. : anciennement Biélorussie) mais la confiance doit être renforcée avant qu’un cessez-le-feu ne devienne une réelle possibilité. Tout cessez-le-feu ne devrait pas seulement s’appliquer à la guerre à l’intérieur de l’Ukraine, ce qui est impératif, mais devrait également inclure l’arrêt de la campagne de pression plus étendue imposée par les États-Unis à travers toute l’Eurasie.

Quelle est cette campagne de pression et pourquoi en parler maintenant ? Ne devrions-nous pas dire simplement “la Russie hors de l’Ukraine” ? Ce slogan, bien que correct, n’aborde pas les problèmes plus profonds qui ont causé la guerre en premier lieu.

Quand l’URSS s’est effondrée, les pays occidentaux ont utilisé leurs ressources et leur pouvoir par l’intermédiaire d’abord de Boris Eltsine (président de 1991 à 1999) puis de Vladimir Poutine (président depuis 1999). Premièrement, l’Occident a appauvri le peuple russe en détruisant la structure sociale du pays et en permettant aux élites russes de dévorer la richesse sociale du pays. Ensuite, les pays occidentaux ont attiré les nouveaux milliardaires russes pour qu’ils investissent dans la mondialisation menée par l’Occident, (y compris dans les équipes de football anglaises). L’Occident a soutenu la guerre sanglante en Tchétchénie menée d’abord par Eltsine (de 1994 à 1996), puis par Poutine (de 1999 à 2000). L’ancien Premier ministre britannique Tony Blair (Premier ministre de 1997 à 2007 a signé des autorisations pour que la Russie achète des armes britanniques jusqu’à ce que son bras lui fasse mal et il a accueilli Poutine à Londres en 2000 en déclarant : « Je veux que la Russie et l’Occident travaillent ensemble pour promouvoir la stabilité et la paix ». En 2001, l’ancien président américain George W. Bush a déclaré que lorsqu’il regardait dans les yeux de Poutine, il voyait son âme, le qualifiant de « franc et digne de confiance ». La même année, Thomas Friedman, du New York Times, a encouragé ses lecteurs à « continuer à soutenir Poutine ». C’est l’Occident qui a aidé la classe des milliardaires russes à s’emparer de l’État et à chevaucher la société russe.

Une fois que le gouvernement russe a décidé que l’intégration avec l’Europe et les États-Unis n’était pas possible, l’Occident a commencé à dépeindre Poutine comme un être diabolique. Ce film se répète sans cesse : Saddam Hussein, en Irak, était un grand héros puis le vilain des États-Unis ; la même chose s’est produite avec l’ancien chef militaire du Panama, Manuel Antonio Noriega. Maintenant les enjeux sont impardonnables, les dangers sont plus grands.

Sous la surface de la situation actuelle se cache une dynamique que nous avons mise en évidence dans notre dixième bulletin d’information de cette année. Les États-Unis ont endommagé unilatéralement l’architecture internationale de contrôle des armements en se retirant du traité sur les missiles antibalistiques (en 2001) et du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) (en 2018), détruisant ainsi la politique de dissuasion. En décembre 2018, les États-Unis ont fait pression sur leurs alliés pour empêcher, de justesse, l’Assemblée générale des Nations unies d’adopter une résolution pour défendre le traité sur les FNI. Poutine a commencé à parler du besoin de garanties de sécurité, non pas de la part de de l’Ukraine ou même de l’OTAN, ce cheval de Troie gonflé des ambitions de Washington : la Russie a besoin de garanties de sécurité venant directement des États-Unis.

Pourquoi ? Parce qu’en 2018, le gouvernement américain a annoncé un changement de politique étrangère qui signalait que les États-Unis allaient intensifier leur compétition avec la Chine et la Russie. Les exercices navals menés par l’OTAN à proximité des deux pays ont également donné à la Russie des raisons de s’inquiéter pour sa sécurité. La bellicosité des États-Unis s’incarne dans leur stratégie de défense nationale de 2022, qui stipule que les États-Unis sont « prêts à l’emporter dans un conflit si nécessaire, en donnant la priorité au défi posé par la Chine (sic) dans la région indo-pacifique, puis au défi posé par la Russie en Europe ». La phrase clé est que les États-Unis sont prêts à l’emporter dans un conflit. Toute cette attitude de domination et de défaite est une attitude macho contre l’humanité. La campagne de pression imposée par les États-Unis autour de l’Eurasie doit prendre fin.

Nous ne voulons pas d’un monde divisé. Nous voulons un monde réaliste : un monde d’humanité qui traite de manière adéquate la catastrophe climatique. Un monde qui veut mettre fin à la faim et à l’analphabétisme. Un monde qui veut nous sortir du désespoir et nous donner de l’espoir. Un monde avec plus d’armées portant des tabliers blancs au lieu d’armées portant des fusils.

 

Traduit de l’espagnol par Evelyn Tischer

L’article original est accessible ici