Natalie Depraz et Katia ROVIRA ont présenté une conférence sur le thème du viol le 21 octobre 2021 que vous pouvez écouter ci-dessous. Suite à cette présentation, un souvenir douloureux s’est réveillé. Aucune morale, aucune loi, ne pourra arrêter cette violence mais la force des témoignages pourra provoquer un rejet viscéral des violences et permettre enfin de sortir de l’enchaînement.
Témoignage
Il y a quelques jours, une amie dont j’apprécie les travaux dans le domaine de la philosophie, la phénoménologie, l’action politique mais aussi la spiritualité m’envoyait la conférence qu’elle avait donnée à l’Université de Rouen[1], où elle est professeure de Philosophie. Son thème : le viol. Sans même avoir écouté la conférence, je m’empressais de lui proposer de réaliser un article pour Pressenza.
Nous devions nous rencontrer pour en parler et discuter aussi de l’action politique qui nous avait réunis pendant plusieurs années. Avant cette rencontre, je me proposais d’écouter cette conférence. Le sujet me semblait pourtant éloigné de mes préoccupations, même s’il réveille en moi un profond dégoût.
Pour Natalie, ce sujet concerne tout le monde, pas seulement celles qui en sont victimes. Sa conférence a pour but de déconstruire tous les discours et la morale qui entoure le thème du viol. Elle évoque également la question, souvent cachée, du viol des hommes. Elle parle du « consentement », commentant que le viol pouvait avoir lieu dans une relation qu’on a choisie. Le viol n’est pas seulement sexuel, Il s’agit d’une violence contre l’intimité, contre notre être. Elle démonte les « mythes » et préjugés qui entourent le thème du viol. Selon elle, Il s’agit en réalité d’un viol de la conscience car l’agresseur ne voit chez l’autre que le corps, comme s’il s’agissait d’un objet, d’un bien matériel. Mais mon corps, c’est mon être, mon intimité, c’est bien plus que de la chair…
Elle soutient enfin que ce ne sont pas seulement une morale, une justice ou des lois qui pourront « contrer » cette violence. Les témoignages peuvent réveiller un profond dégoût pour ces violences…
En l’écoutant, j’ai senti ce profond dégoût m’envahir car, en effet, le viol est une torture dont la sexualité n’est qu’un aspect. Je retenais cet objectif : on doit développer une intolérance à la violence comme l’a expliqué Jay Bernstein[2], un professeur de Philosophie à la « New School for Social Research » de New-York. Je me rappelais des paroles de Silo qui m’ont tant impactées « L’être humain doit développer un rejet viscéral de la violence »[3].
Cela a fait remonter à ma mémoire un souvenir que ma conscience avait soigneusement écartée. Il y a 40 ans, je devais avoir 16 ou 17 ans, j’étais lycéen dans une petite ville de l’Ouest de la France. Déjà, j’avais conscience d’avoir cette différence en moi, que je ne pouvais m’expliquer, que je voyais souvent comme un fardeau et que je ne pouvais regarder en face. En effet, je vivais dans un milieu familial, social et dans une époque encore très conservatrice et discriminatoire. De fait, je n’arrivais pas encore à assumer la possibilité d’une rencontre, d’un amour et encore moins d’une première expérience sexuelle, de peur d’être rejeté. Souvent, je passais à un endroit où un homme beaucoup plus âgé que moi vendait des vérandas et des fenêtres, je sentais qu’il m’observait. Donc, je finis par accepter d’amener cet inconnu chez moi, un jour où mes parents étaient absents… J’étais donc consentant. Il me revient en mémoire que ce ne fut pas un moment « romantique » et je n’y ai trouvé aucun plaisir. C’est difficile de revenir sur ce passé et il me semble que ma conscience a « arrangé les choses » pour que ce souvenir ne me soit pas trop pénible. J’ai souvent pensé que ce n’était pas si grave, d’autant plus que j’avais choisi et j’ai continué de vivre mon identité et mes désirs de mon mieux, sans trop de traumatisme.
Ma mémoire a « arrangé » les souvenirs mais je me rends compte que cette expérience a peut-être considérablement changé ma relation aux autres. Je crois que j’ai vécu à l’image de l’homme qui n’a vu en moi qu’un objet utile à ses besoins. Toutes les années qui ont suivi, bien souvent je vivais sans attachement aux autres, seulement considérés comme des objets de désir. Je reconnais aussi que, dans ces moments de ma vie, j’ai ressenti un grand dégoût de moi-même. J’ai négligé et maltraité ma personne, mon corps et mes relations de différentes manières.
Heureusement, j’ai eu des cadeaux, comme la connaissance de Silo[4], la spiritualité, la recherche du sens, de la beauté et du sacré, les expériences d’action valables et toutes mes méditations et compréhensions qui m’ont permis de mettre de la lumière dans ma vie… Je croyais en avoir fini avec cette parenthèse. Pourtant aujourd’hui je me pose toujours des questions sur mon identité, sur ce que je peux vivre, quand, par exemple, je me demande avec qui… il y a un sentiment de mal-être, de vide… je crois.
Le viol, ou plutôt « l’expérience d’avoir été contraint et forcé à offrir mon intimité » me semble présent en tout. A l’origine de l’acte, il y a cette culture de puissance, de pouvoir, de compétition qui imprègne toute notre civilisation à travers ces mythes, sa culture, son modèle économique et son organisation sociale… Le viol, c’est la violence de l’occupation d’un territoire, de la négation d’une culture, d’une race ou d’une croyance. C’est l’obligation, la négation de la liberté de choix. Il s’agit d’accepter les règles et le contrôle sanitaire venant d’un personnel politique abject. C’est l’imposition d’un modèle économique, d’un dieu, d’un système ou d’une doctrine qui produit souffrance et chaos.
Depuis quelques années, on entend les voix des femmes qui s’élèvent face au silence. On entend les plaintes des 300.000 victimes (en France) de l’hypocrisie catholique. Les peuples témoignent de ce qu’est la guerre économique et militaire, la colonisation, la quête du pouvoir politique et médiatique, le business… Tous ces viols. On n’entend pas encore assez la voix des hommes, nombreux aussi à avoir été niés dans leur intimité… J’ajoute ma voix et ma rébellion.
Denis Dégé
Commentaire
Merci Denis pour ces réflexions et ce témoignage si authentiques. Tu as pointé ce qui a été ma préoccupation majeure dans cette conférence. Montrer combien le viol est un phénomène sociétal et civilisationnel qui structure tout notre être ensemble et combien la domination de la culture masculine a conforté cet état de fait, en refoulant d’autant, justement, ce qui le signe ultime de fragilité du masculin s’il acceptait de révéler que lui aussi peut être l’objet d’un viol.
Merci d’avoir ouvert ce sujet par ton témoignage, qui est pour moi « le tabou des tabous », et qui seul pourrait peut-être nous permettre d’inverser le processus toujours dominant du rapport de forces entre les êtres humains, et d’entrer dans une autre relation à autrui sans violence, sans viol. Alors que depuis 10 jours la guerre règne en Europe, on voit bien que la culture de la domination par la force règne plus que jamais.
Si nous n’avons que peu de possibilité d’action pour désamorcer ce conflit en Ukraine, nous pouvons par nos témoignages susciter des prises de conscience et œuvrer en profondeur à des rapports humains pacifiés. N’hésitez à envoyer vos témoignages à la rédaction de Pressenza, ou à nous-même, si vous le souhaitez, pour en parler et nous pourrions aussi les publier…
Natalie Depraz
Notes
[1] Web TV de l’université de Rouen – Normandie, Le viol : épreuve de soi, du corps, de l’autre, du collectif. Comment s’en sortir ? Par Natalie DEPRAZ et Katia ROVIRA
[2] https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/T/bo20437686.html
[3] Pistes pour la non-violence : Le rejet viscéral de la violence, Philippe Moal.