Dimanche 21 novembre, des élections nationales ont eu lieu au Chili. Marianella Kloka s’est entretenue avec Pía Figueroa, membre de notre bureau chilien, pour connaître ses premières impressions sur le processus et les résultats, avant le second tour des élections prévu le dimanche 19 décembre.
Comment fut la rédaction de la Constitution « par le bas », l’Assemblée constituante, était-elle une demande du peuple qui s’est soulevé en 2019 ?
Tout d’abord, soyons clairs : le réveil social chilien est né de la confluence de nombreuses luttes partielles et thématiques qui ont soudainement été comprises comme étant causées par un même système. Ainsi, ceux qui se battent depuis des années pour un enseignement gratuit et de qualité, ceux qui affirment dans la rue que nous ne pouvons pas continuer avec le système de retraites que nous avons, ceux qui se sont mobilisés pour le droit à l’eau, ceux qui ont lutté contre les méga-centrales hydroélectriques dans le sud du pays, ceux qui se trouvent dans les zones de destruction de l’environnement, les femmes qui ont mené le long combat pour l’avortement pour au moins trois motifs, ainsi que toutes les variantes du vaste mouvement féministe et dissident qui a dénoncé le patriarcat, de même, ceux qui proposaient une Assemblée constituante pour réformer la Constitution, en bref, toutes les différentes causes qui manifestaient pour leurs propres revendications depuis des années, ont compris – avec la manifestation menée par les lycéens qui ont sauté les tourniquets pour éviter de payer les tarifs du métro qui avaient augmenté de 30 pesos – qu’il ne s’agissait pas d’un abus en particulier, mais de 30 ans de pratiques de ce système, ils compris que le néolibéralisme était le problème, que nous avions 30 ans d’individualisme, de compétition, de distance sociale et économique qui ségréguent et discriminent. C’est pourquoi cet éveil social a été si inclusif, égalitaire, solidaire, les uns défendant les autres, nous nous sommes tous entraidés face aux agressions policières, nous avons été solidaires de la lutte des uns et des autres, et nous nous sommes vus comme un seul peuple, unis, fraternels, inséparables, reprenant en partie les idéaux qui avaient été bafoués par notre histoire, tout en suscitant l’espoir de construire un nouveau type de société.
Dans cet environnement, la possibilité de changer la Constitution était également très importante, mais les mobilisations soutenues pendant trois mois sans interruption ne concernaient pas vraiment cela. Il s’agissait de transformer radicalement le néolibéralisme patriarcal et prédateur dans toutes ses manifestations.
Alors qu’est-ce qui s’est passé ?
Ensuite, la classe politique s’est installée comme protagoniste, sans avoir été appelée à y participer, en proposant le Plébiscite pour décider si oui ou non une nouvelle Constitution était souhaitée et comment s’y prendre. Cette initiative a suscité une forte résistance, et plusieurs partis se sont même retirés et n’ont plus voulu faire partie des propositions creuses. Mais l’écho donné par les médias et la manipulation politique ont fini par canaliser la protestation de la rue vers les urnes et elle a été rejetée, une grande majorité votant en faveur d’une Convention Constituante qui rédige actuellement une nouvelle charte pour le Chili.
Quel est l’intérêt politique en jeu dans ces élections au Chili ?
La Convention a évidemment fait l’objet d’une forte résistance de la part des forces conservatrices, et pas seulement de leur part, elle a connu des difficultés et subi diverses attaques. Mais bien qu’elle continue d’avancer et qu’elle publiera probablement un document fondateur plus qu’intéressant, ouvert à de nouvelles formes de coexistence politique et aussi à un nouveau modèle économique qui permettra de progresser vers une société écologique et égalitaire, tout cela devra être ratifié par un nouveau Plébiscite, que la droite se prépare déjà à rejeter.
Donc, dans ces élections d’avant-hier, il y a une discussion fondamentale sur le modèle de pays que l’on veut. Et ce n’est plus simplement la droite qui s’oppose à la gauche, mais le masque du Pinochetisme de la droite ultra-conservatrice est tombé, gagnant dans ces élections. Son adversaire au second tour sera l’un des leaders étudiants qui est entré au Parlement et qui représente les aspirations des nouvelles générations ainsi que celles de la gauche. Il est certain que Gabriel Boric fera tout son possible – s’il parvient à gouverner – pour que nous ayons une nouvelle Constitution, validée par une large victoire dans les urnes.
Que montrent les résultats des élections actuelles ?
Mais les résultats actuels nous montrent un pays fracturé, avec une droite inspirée par Trump ou Bolsonaro, beaucoup plus extrême que Piñera, qui sauve l’héritage de la dictature pour arrêter le processus de progrès historique aux mains des nouvelles générations, des femmes et du peuple. Il ne s’agit pas d’une fracture mineure, ce sont des forces très rivales qui se disputent sans y ait un centre politique, mais une lutte pour le pouvoir politique dans un monde où les institutions se désintègrent de plus en plus et où la perte de crédibilité prend rapidement le dessus.
De plus, les élections de dimanche ont laissé les bancs parlementaires qui seront opposés à l’un ou l’autre président, sans qu’aucun des deux ne puisse gouverner, mais être confrontés à une opposition très dure. Cette fracture tendue en deux grands camps est également évidente dans la composition du Parlement.
L’avenir ne s’annonce donc pas très rose ?
Je crois que – malgré tout – les grands processus historiques se frayent un chemin et que l’humanité, malgré ses crises, avance dans une direction évolutive et transformatrice. Je m’accroche à cette conviction pour pouvoir espérer que c’est bien le moment où les jeunes, en tant que génération qui doit prendre le pouvoir et être capable de guider cette société en la transformant, peuvent prendre en charge le nouveau gouvernement du Chili, soutenir les travaux de la Convention constitutionnelle, façonner une nouvelle Constitution et avancer vers une nouvelle forme de société qui décentralise le pouvoir politique, modifie le système économique par des changements structurels qui favorisent les plus pauvres, assure la durabilité des ressources naturelles et garantit la continuité de l’environnement dans les meilleures conditions possibles. Je crois aux jeunes, je les considère comme très bien préparés, seulement il faut beaucoup d’ingéniosité pour vaincre l’inertie des tendances les plus régressives et conservatrices.
Comment interprètes-tu le taux d’abstention de 52% lors des élections de dimanche dernier ?
Il me semble que depuis que la classe politique s’est résolue à canaliser la contestation vers les urnes, beaucoup de gens se sont retirés du processus de mobilisation. Ce processus a progressé et le discrédit des élites est un facteur d’immobilisation. Mais au Chili, il y a aussi beaucoup d’apathie, d’ignorance et de désintérêt qui font que tant de gens se retirent du processus électoral. L’abstention est peut-être en partie un rejet intentionnel de la classe politique, mais il me semble qu’elle n’est pas tant une répulsion que l’atonie d’un peuple peu engagé dans son avenir et peu conséquent. De nombreuses personnes se plaignent de la mauvaise situation dans laquelle nous sommes, mais ne font rien pour en sortir Je ne pense pas que ceux qui se sont mobilisés dans les rues soient précisément ceux qui se sont abstenus de voter. La vérité est qu’il est très difficile de savoir à quoi est due autant d’abstention. Espérons qu’elle pourra être réduite lors du prochain scrutin et que les gens comprendront la nécessité d’opter pour le nouveau qui émerge, en surmontant l’ancien qui résiste tant aux forces de l’évolution.
Traduction de l’espagnol, Ginette Baudelet