La guerre, ce n’est pas uniquement ce qui se passe sur le « champ de bataille ». Une guerre développe toujours des métastases dans tous les domaines de la société. Un pays qui mène une guerre connaît tôt ou tard des dommages intérieurs. Et puis surtout, une guerre n’est jamais terminée, même quand les combats ont cessé. Une guerre laisse toujours derrière elle d’énormes dommages dans tous les domaines existentiels. Et parfois certains survivants envient ceux qui sont tombés au combat. Parce qu’ils n’arrivent plus à reprendre leur vie quotidienne en raison de leurs blessures physiques et mentales. On voit à nouveau le phénomène après le retrait des troupes nord-américaines et de l’OTAN d’Afghanistan.
D’énormes frais pour les anciens combattants
A eux seuls, les chiffres démontrent le malheur généré par les guerres entre 2001 et 2021 aux Etats-Unis. L’Institut Watson de l’Université Brown, qui compte parmi les universités les plus anciennes et les plus renommées des Etats-Unis, estime que 2.5 milliards de dollars seront nécessaires d’ici à 2050 pour traiter médicalement les vétérans de guerre. Cela ressort d’un grand projet de recherches de l’Université Brown sur les coûts liés à la guerre. Près de 40% des vétérans des guerres ayant eu lieu après le 11 septembre 2001 peuvent prétendre à une pension d’invalidité à vie. Les chercheurs s’attendent à ce que ce pourcentage se monte à 54% au cours des 30 prochaines années. À titre de comparaison, moins de 25% des vétérans de la Seconde Guerre Mondiale, de la guerre de Korée, du Vietnam ou de la première Guerre du Golfe ont été reconnus comme invalides de guerre.
Des taux de suicide élevés
Depuis 2001, le nombre de suicides est terriblement élevé parmi les militaires et les vétérans : près de 30 200. Ainsi ceux qui se sont suicidés sont quatre fois plus nombreux que ceux qui ont été tués au combat. Les causes de ces taux de suicide élevés sont les évènements traumatisants vécus, le stress, la culture et la formation militaire, l’accès constant aux armes et la difficile réinsertion dans la vie civile.
Un sujet de recherche encore récent
Dans l’opinion publique, on ignore souvent la question de savoir comment les expériences de violence façonnent la vie personnelle des soldats, hommes et femmes. Le sujet a à peine été davantage approfondi dans la recherche historique. Ce n’est qu’à la fin du 20e siècle que cela a commencé à évoluer, à la suite de la guerre du Vietnam. C’est à cette période que la psychiatrie américaine a émis le diagnostic du syndrome de stress post-traumatique (SSPT), une maladie mentale faisant suite à des événements stressants, d’une ampleur extraordinaire ou catastrophique. D’ailleurs, ce ne sont pas seulement les soldats en mission de combat direct qui sont concernés, mais aussi, par exemple, les pilotes de drones dont le « lieu de travail » se trouve très loin du théâtre de guerre. Selon le ministère américain de la défense, le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) se manifesterait tout aussi souvent chez les pilotes de drone que chez les autres membres des forces armées.
La nouvelle dimension de la Première Guerre Mondiale
Les premiers traumatismes de guerre de grande ampleur ont été observés lors de la Première Guerre mondiale. La première guerre industrialisée et technologique a entraîné un surmenage psychologique chez de nombreux soldats. Les victimes pouvaient à peine se tenir debout, ne pouvaient plus utiliser d’armes, avaient une peur panique d’objets banals comme les chaussures, souffraient de secousses musculaires incontrôlables, de tremblements et de crises de larmes. Au début de la guerre, on les prenait souvent pour des tire-au-flan ou des déserteurs. Plus de 300 « déserteurs » ont été exécutés par des cours martiales britanniques pour cause de lâcheté.
Profondément blessé mais en bonne santé physique
Ce n’est bien plus tard que les dirigeants de l’armée et le corps médical ont commencé à reconsidérer la question. Tout particulièrement après la bataille de la Somme en 1916, l’une des plus importantes et des plus tragiques de la Première Guerre mondiale. Lors du premier jour de ce massacre, le 1er juillet 1916, l’armée britannique a perdu 58 000 hommes, dont 12 000 sont morts. De nombreux survivants ont souffert du syndrome de stress post-traumatique, appelé à l’époque en Grande-Bretagne « shell shock ». En Allemagne, on le nommait tremblements de guerre. « Trente mille Britanniques ont présenté les étranges symptômes de cette nouvelle maladie, qui les rendaient inutiles en tant que soldats et représentaient un fardeau pour leurs unités. Les dirigeants de l’armée ont été contraints de reconnaître qu’un soldat pouvait être gravement blessé sans aucune blessure physique, et bientôt des dizaines de milliers de victimes ont été envoyées dans des hôpitaux militaires en Grande-Bretagne », écrit Philipp Blom dans son livre « Die zerrissenen Jahre : 1918-1938 » (Édition Carl Hanser, Munich 2014).
« Des épaves humaines tremblantes »
L’inhumanité qu’ils ont vécue a transformé les soldats en « épaves humaines tremblantes ». Leurs visages étaient « terriblement déformés et la peur nue est incrustée dans leurs visages, leurs membres tremblent ou se contractent de manière incontrôlable. Un soldat français recule devant chaque uniforme, les yeux écarquillés de peur. Dans l’esprit de ces hommes, le feu des tambours n’a jamais cessé. (…) Sauvés de cet enfer, mais se tordant toujours, impuissants, les corps muets et décharnés des tremblements de guerre sont devenus les accusateurs sans paroles d’une guerre dans laquelle les machines ont finalement écrasé l’homme », écrit Blom.
Les cris des personnes qui meurent
Comme un écho de l’horreur de la guerre à l’époque, l’officier américain Jeff Montrose, cité plus haut, écrit dans la NZZ : « chaque soldat qui fait la guerre est hanté encore et encore par cette question sans équivoque: Est-ce que je survivrai ? Puis, une fois de retour, ce même soldat se pose inévitablement la question suivante: pourquoi ai-je survécu ? Jour et nuit, il est hanté par les cris des blessés et des mourants, jusqu’à ce qu’il soit confronté à l’épuisante question de savoir si tout cela en valait la peine. En grandissant aux États-Unis dans les années 1980, j’ai vu de nombreux vétérans du Vietnam – enseignants, entraîneurs de football, voisins et même mon propre père – se débattre avec cette question. »
Ils ne sont plus les bienvenus chez eux
Ce qui est grave pour beaucoup de soldats de retour dans leur pays, c’est qu’on les ignore et qu’on montre une certaine hostilité envers eux. Philipp Blom dit : « Les corps désespérés que l’on voyait rapidement mendier dans les rues des grandes villes n’étaient plus les héros de la propagande patriotique que les intervenants et éditorialistes avaient toujours présenté comme des corps masculins bâtis pour un grand avenir. » Après la Première Guerre Mondiale, il en émane dans tous les pays qui ont fait la guerre « une profonde défiance mutuelle entre les vétérans et les populations civiles qu’ils ont défendues. »
Les vétérans n’intéressent pas
C’est peu différent aujourd’hui. Jeff Montrose mentionne quelques unes des séries les plus populaires dans le passé qui montrent comment on sollicitait les vétérans du Vietnam en raison de leur expérience de guerre : Miami Vice, Magnum, Rambo, Platoon. Même une des chansons les plus connues des années 80, « Born in the USA » de Bruce Springsteen, parle des vétérans du Vietnam. « À première vue, ces séries, films et chansons semblent être patriotiques, mais leur message est tout à fait différent. Le personnage principal de Rambo par exemple est un vétéran traumatisé qui revient dans une Amérique qui ne porte aucun intérêt ni à lui ni aux sacrifices personnels qu’il a pu faire pour son pays. »
Traduction de l’allemand, Frédérique Drouet