Evgenia Iliadou a étudié la sociologie à l’Université de Crète et l’anthropologie sociale à l’Université de l’Égée; elle a récemment, en 2019, terminé sa thèse de doctorat, avec l’aide d’une bourse d’étude, en politique sociale et criminologie à l’Open University au Royaume-Uni. Le sujet de sa thèse est : « Border Harms and everyday Violence : The Lived Experience of Border Crossers in Lesvos Island, Greece » [Harcèlement aux frontières et violence quotidienne : Expérience vécues des migrants sur l’île de Lesbos, en Grèce]. Depuis 2020 elle est chercheuse postdoctorale à l’université du Surrey au Royaume-Uni, et enseigne sur les politiques frontalières et la violence quotidienne. Cet entretien a été réalisé exactement après le nouvel afflux de réfugiés en provenance d’Asie centrale après le retour des Talibans en Afghanistan en août 2021.

Interview réalisée pour Aftoleksi par Georgia Tsatsani

L’île de Lesbos se trouve être au carrefour central entre l’Est et l’Ouest et entre la Grèce et la Turquie, surtout après le traité de Lausanne et la déclaration UE-Turquie en 2016. Comment, vous ethnographe, vivez-vous les déplacements violents et les politiques publiques qui concernent les réfugiés ?

En effet, Lesbos a une longue histoire de passages de frontières. Le déplacement forcé a été une expérience vécue par les populations de Grèce et de Lesbos depuis le début du 20ème siècle. En raison de la guerre gréco-turque et de l’échange de populations, environ 1,2 million de réfugiés d’Asie mineure ont été déplacés de Turquie vers la Grèce et les pays voisins. Dans l’île de Lesbos, un total de 60 % des résidents actuels sont des descendants des réfugiés d’Asie mineure de 1922. Depuis les années 1990, la Grèce et Lesbos ont été des portes frontalières importantes pour des milliers de personnes déplacées de force, et en provenance d’Albanie et de pays déchirés par la guerre, comme l’Irak, l’Afghanistan, l’Iran, la Syrie, la Palestine, et la Somalie. J’ai travaillé en tant que praticienne d’une ONG dans des centres de détention et des camps de réfugiés à Lesbos et sur le continent grec où mon travail consistait à apporter du soutien aux personnes déplacées de force. En plus, je suis moi-même une descendante de réfugiés pontiques. Durant le génocide, ma famille a été forcée de fuir sa patrie et de chercher refuge en Russie.

Inévitablement, les généalogies des déplacés de force à Lesbos ainsi que mes expériences directes en tant que chercheuse, praticienne d’ONG et activiste sont utilisées et explorées dans mon ethnographie. Elles sont examinées en relation avec la “ crise “ des réfugiés de 2015 et les développements actuels et en cours au sujet des réfugiés. Dans mon travail ethnographique, la violence aux frontières, les contrôles frontaliers et les déplacements sont perçus comme un continuum plutôt qu’une “ crise “.

Le grand afflux de migrants vers l’Europe, la soi-disant “ crise “ de 2015 est en première ligne après les récents développements observés lorsque les Talibans ont repris le pouvoir en Afghanistan. Selon vous, qu’est-ce qui nous attend dans les années à venir ?

Tout d’abord, pour moi, le terme “crise“, systématiquement utilisé dans les discours officiels pour décrire les déplacements forcés à grande échelle en 2015, est superficiel et manque de perspective historique. Ces discours donnent systématiquement une représentation fallacieuse de la souffrance humaine, des déplacements, de la violence, et des décès – aux frontières ainsi qu’à l’intérieur et au-delà des frontières, comme étant des “événements  nouveaux“, “ dus au hasard“, “imprévus“, impossibles à prévenir, et des “accidents“ tragiques. Cependant, comme je l’ai mentionné auparavant, la Grèce et Lesbos ont une longue histoire de déplacements forcés, de violence ( frontalière ), et de décès liés aux frontières. Ces phénomènes sont les résultats de décisions politiques meurtrières, imposées depuis l’accord de Schengen de 1985, et qui ont considérablement proliféré à la suite de la “crise“ des réfugiés de 2015. Ce que j’essaye de dire ici, c’est que la souffrance dont nous avons été témoins aux frontières sud de l’UE doit être vue comme un continuum – un continuum de violence – dans le temps et l’espace – plutôt qu’une “crise”. En outre, le terme “crise“ est contestable car il masque le fait que la crise réelle est principalement une crise dans les pays d’origine – les pays que les réfugiés fuient en premier lieu.

Par conséquent, une crise est avant tout une crise pour les réfugiés eux-mêmes, puisqu’ils sont déplacés de force de leurs foyers et fuient les guerres, les conflits, la violence et la persécution. L’Afghanistan est un exemple révélateur. L’Afghanistan fait peut-être la une des médias maintenant que les Talibans ont pris le pouvoir, mais au cours des quatre dernières décennies, les réfugiés afghans ont connu la violence, l’insécurité et les déplacements forcés.

Si l’on prend en considération la situation décrite ci-dessus, les conflits persistants auxquels s’ajoutent des politiques frontalières meurtrières ont produit un environnement étouffant pour les personnes contraintes de traverser les frontières. Il semble que la situation va continuer ainsi pour longtemps. Elle pourrait même s’intensifier dans les années à venir si l’on tient compte du changement climatique qui forcera progressivement les gens à migrer.

La souffrance dans les camps de réfugiés est-elle la fin ou seulement le début sans fin des odyssées humaines en Europe ?

La souffrance et la violence que les réfugiés connaissent ne commencent ni ne finissent à l’intérieur des camps de réfugiés et des centres de détention en Grèce et à Lesbos. La souffrance et la violence font au contraire partie d’un continuum. J’ai parlé précédemment du continuum de la violence – un concept qui trouve ses racines dans l’anthropologie sociale de la violence. C’est un concept très intéressant qui non seulement met l’accent sur les racines historiques profondes de la violence ( frontalière ), mais aussi souligne le fait que la violence et la souffrance que les réfugiés endurent commencent dans leurs pays d’origine en raison des guerres, des conflits, de la violence, de la pauvreté, et des graves violations des droits humains. La violence et la souffrance continuent pendant que les réfugiés sont en route et traversent les multiples frontières terrestres et maritimes qui mènent à l’Europe. En plus, la violence et la souffrance continuent après le passage de la frontière et même quand les réfugiés parviennent à atteindre l’Europe en vie, en raison des conditions de vie inhumaines, effroyables, dégradantes et déshumanisantes qu’ils doivent subir dans les  camps de réfugiés et les centres de détention. En même temps, les réfugiés ressentent la violence bureaucratique car les multiples procédures auxquelles ils doivent se soumettre (c’est-à-dire enregistrement, identification, demande d’asile, etc) sont incohérentes, cauchemardesques et interminables à cause de l’attente et la souffrance sans fin qu’elles causent. Cependant la violence et la souffrance ne s’arrêtent pas là mais continuent dans les états du nord de l’UE. Alors que les états de l’UE, devenant de plus en plus riches, mettent en place des politiques de dissuasion  hostiles, violentes, et contre les migrations, les réfugiés sont exposés à la violence et à des détentions supplémentaires, et finalement à la déportation.

Pour les réfugiés avec lesquels vous avez travaillé, comment le déplacement est-il devenu un problème de moindre importance, étant donné que les problèmes quotidiens dépassent l’imagination ?

Comme je l’ai déjà mentionné, les réfugiés subissent de multiples formes de violence et de préjudices dans leur pays d’origine et pendant qu’ils sont en route et traversent les frontières, mais seulement pour être à nouveau confrontés à la violence et à la détresse en Europe. Je ne suis pas sûre que le déplacement devienne réellement un problème mineur comparé aux problèmes quotidiens auxquels ils sont confrontés dans les camps de réfugiés dans les pays d’accueil. La vie quotidienne des réfugiés à Lesbos n’est pas toujours facile étant donné l’intensification du racisme et de la violence venant en partie de la communauté locale. La situation des réfugiés à Lesbos est connue et a été abondamment documentée et présentée dans les médias ces dernières années. Le déracinement violent est une expérience douloureuse mais cette douleur est exacerbée par les conditions de vie effroyables, inhumaines, dégradantes et dangereuses à l’intérieur des camps de réfugiés. Ce que je trouve très frappant, c’est la bureaucratisation écrasante, le chaos procédural, l’incohérence et l’incertitude, l’attente interminable et les files d’attente, les procédures labyrinthiques et mentalement épuisantes auxquelles les réfugiés doivent se soumettre tout en vivant dans les endroits dangereux mentionnés plus tôt. À mon avis, cette incohérence, ce chaos, et cette dégradation sont intentionnels, une politique de dissuasion bien conçue qui est faite pour rendre la vie des réfugiés invivable en leur infligeant constamment de la douleur. De cette manière, les réfugiés sont forcés de retirer leur demande d’asile et de soit suivre d’autres voies de migration, dangereuses et périlleuses, vers d’autres pays européens, soit  retourner “de plein gré“ dans leur pays d’origine.

La violence sexiste est fréquemment infligée par les réseaux de traite. La Grèce en est certainement un bon exemple. Pourriez-vous nous en dire plus sur la traite des êtres humains en Grèce.

La violence sexiste est une violation grave des droits humains qui fait souffrir de manière disproportionnée les LGBTQ+, les femmes et les filles. Cependant, dans les situations de déplacement forcé, le danger de violence sexiste est nettement plus élevé. Comme je l’ai mentionné plus tôt, les réfugiés LGBTQ+, les femmes et les filles subissent de multiples formes de violence dans leurs pays d’origine, tout au long de leur voyage vers l’Europe ainsi que dans les camps de réfugiés. Ce qui est très frappant, c’est l’escalade de la violence sexuelle qui est infligée aux frontières ainsi qu’à l’intérieur et au-delà des frontières. Je m’explique. Ce que j’ai documenté au cours des années, c’est une escalade importante des viols aux frontières. Alors que les contrôles frontaliers, la sécurisation et la militarisation des frontières prolifèrent graduellement et s’étendent même au-delà du territoire de l’EU, les voyages périlleux deviennent plus risqués et plus chers en même temps que les réfugiés dépendent encore plus des passeurs et des trafiquants qui facilitent leur passage vers l’Europe. En raison de ces voyages excessivement chers, les réfugiés s’endettent auprès des passeurs et des trafiquants afin de financer leur voyage et d’obtenir une place dans une voiture, un camion, ou un bateau qui va en Europe. Cette situation crée une relation de pouvoir asymétrique et une dépendance des réfugiés vis-à-vis de leurs facilitateurs sous la forme d’une dette qui crée une obligation : elle doit être remboursée. J’ai documenté diverses formes de dettes de ce genre. L’une d’entre elles est la dette sexuelle ou le viol.

Les réfugiés LGBTQ+, les femmes et les filles qui ne peuvent pas payer le facilitateur sont régulièrement extorqués pour “négocier“ des rapports sexuels, ou violés de poste frontière en poste frontière, avant et  après le voyage, en cours de route, et même dans le bateau, par leurs facilitateurs, les gardes-frontières et autres intermédiaires afin d’être autorisés à franchir la frontière.

Toutefois, cette forme de violence ne s’arrête pas là – c’est-à-dire lorsque la frontière est franchie. La violence sexuelle est endémique dans les camps de réfugiés et les centres de détention en Grèce, car les populations de réfugiés sont systématiquement abandonnées dans des environnements structurellement dangereux qui non seulement permettent, mais aussi créent les conditions pour que de tels actes de violence atroces aient lieu. De nombreux rapports documentent des viols dans les camps de réfugiés.

Les personnes traversant les frontières ont en fait suscité un conflit parmi les pays européens, prouvant à quel point l’Union Européenne n’était pas préparée à aider les personnes venant d’Asie et des autres pays musulmans. Quel a été l’effet de la religion pour leur vie quotidienne dans la Grèce réputée orthodoxe chrétienne et dans l’Europe catholique ?

Bien qu’il soit très difficile de répondre à cette question en quelques mots, je dois dire que pendant toutes ces années où j’ai soutenu et interviewé des réfugiés, la religion n’a jamais été un problème pour eux. C’est plutôt le contraire qui se produit. Je veux dire que ce sont les pays d’accueil et une partie des communautés locales qui perçoivent fréquemment les réfugiés et leur religion comme une menace et/ou un problème et s’en débarrassent systématiquement. Par exemple, les réfugiés sont obligés de pratiquer leurs coutumes, rituels et rites religieux et culturels dans des endroits très sales, dégradants et surpeuplés, car aucun lieu de culte n’est prévu dans les camps de réfugiés et dans les centres de détention dans les îles et sur la Grèce continentale. Un autre exemple de l’oppression religieuse que les réfugiés subissent est celui des décès car l’exécution de certaines procédures culturellement appropriées d’enterrement et de rituels ne peut pas être garantie et la dignité et le souvenir du défunt ne peuvent pas être respectés. L’anthropologue Mary Douglas a montré dans ses travaux que l’absence des rituels mortuaires signifie la perturbation de l’ordre social –  une pollution, une impureté et un danger qui sont transmis en contaminant les vivants et des communautés entières. Par conséquent, ce sont les communautés et les pays d’accueil, ainsi que la négligence, qui infligent fréquemment de la violence culturelle et oppriment les populations de réfugiés.

En outre, avec l’escalade des conflits, de la violence, et des déplacements forcés, certains pays de l’UE accueillent un nombre de réfugiés disproportionné. Ces dernières années, nous assistons à la montée de l’islamophobie, de l’hostilité, du racisme, et de la xénophobie. Lesbos est un exemple révélateur où une partie de la communauté locale prend fréquemment pour cible et harcèle les réfugiés ainsi que les travailleurs humanitaires, les bénévoles et les activistes. Ainsi, les réfugiés sont exposés à la violence de l’état, à des conditions d’accueil déshumanisantes ainsi qu’à l’hostilité et à la violence quotidienne des citoyens ordinaires des communautés d’accueil. La raison est  que les réfugiés deviennent souvent des boucs émissaires qui sont blâmés pour les problèmes divers auxquels la communauté est confrontée (par exemple le chômage, la criminalité). Pour moi, il est important que nous sensibilisions les communautés locales afin qu’elles comprennent que les problèmes liés à la migration sont le résultat de politiques frontalières exceptionnelles. Ces politiques engendrent la pauvreté et le dénuement des populations de réfugiés qui peuvent parfois avoir recours à des délits mineurs.

En tout cas, la violence est toujours là. Il y a les crimes des immigrants eux-mêmes, ainsi que des crimes de solidarité importants. Comment un ethnographe leur fait-il face ? Un chercheur est-il vraiment jamais capable de transcender les obstacles ?

Comme je l’ai mentionné précédemment, les politiques frontalières extrêmes qui ont été mises en œuvre à la suite de la crise des réfugiés de 2015 en Grèce et à Lesbos ont produit des conditions néfastes pour les réfugiés. D’une part, les réfugiés sont bloqués et attendent dans des camps de réfugiés ou d’autres sites d’hébergement sur l’île, dans l’incertitude, sans pouvoir s’intégrer complètement dans la société d’accueil. Ils ne peuvent pas travailler officiellement, aller à l’école ou à l’université et dépendent des programmes d’aide monétaire et des diverses ONG opérant sur l’île. D’autre part, les conditions dans les camps de réfugiés sont dangereuses, humiliantes, dégradantes, et terribles. Cette situation force les réfugiés au dénuement et à la précarité en les forçant à faire des choses inacceptables, qu’ils ne feraient pas dans d’autres circonstances, afin de survivre. Par exemple, au cours de mes recherches, j’ai documenté des cas de femmes violées ayant des grossesses non désirées, mais qui ne pouvaient pas avorter car elles devaient être évaluées comme vulnérables afin d’être autorisées à quitter le camp et à se rendre sur le continent grec. J’ai aussi documenté des cas de réfugiés se livrant à des activités sexuelles pour survivre, à l’intérieur et à l’extérieur du camp, consommant de l’alcool et des drogues ou commettant des délits mineurs. En dépit de la représentation dominante des réfugiés comme étant des criminels, il faudrait considérer comment la gestion de la migration, les politiques frontalières elles-mêmes, produisent de la détresse et de la pauvreté en poussant les réfugiés au dénuement et au désespoir. Dans cette optique, les récents incendies criminels qui ont détruit le centre de Moria (connu sous le nom de camp de Moria) devraient aussi être vus comme des actes de désespoir et de réaction contre les souffrances extrêmes infligées aux réfugiés par l’état. Ils ne devraient pas être considérés ou traités comme des actes criminels. Cependant, ce que nous voyons est exactement le contraire c’est-à-dire la criminalisation systématique de la migration par les états.

De la même manière que les migrants sont criminalisés, les personnes qui aident et soutiennent les réfugiés, (c’est-à-dire les bénévoles, les praticiens des ONG, les activistes) sont ciblées par l’état et sont également criminalisées. Ce mécanisme est souvent appelé la criminalisation de la solidarité. Par ce mécanisme, les praticiens des ONG qui participent aux opérations de sauvetage en mer sont souvent accusés par l’état d’avoir encouragé la migration et sont accusés comme passeurs.

J’ai moi-même fait l’expérience de cette criminalisation, car lorsque je travaillais comme membre d’une ONG, j’ai également été intimidée et prise pour cible par l’état. J’ai parlé publiquement de ces expériences et je les ai intégrées dans mon analyse. Selon moi, une ethnographe devrait explorer, analyser et contester activement ces pratiques systématiques des états quand elle les documente au cours du processus  de recherche, quand elle est témoin de leur déroulement sur le terrain. Je pense également qu’en tant qu’ethnographes et spécialistes des sciences sociales, nous avons l’obligation morale et la responsabilité de contester ces pratiques étant donné qu’elles causent du tort, notamment aux personnes déplacées de force.

La militarisation des camps sur l’île de Lesbos, non seulement à Moria mais aussi à Pagani et Kara Tepe, a déjà transformé l’utopie de l’Europe en une dystopie proche d’un labyrinthe kafkaïen, comme vous le maintenez. Existe-t-il une issue ?

En effet, la situation que vivent actuellement les réfugiés en Europe est dystopique. Les réfugiés fuient la violence et la souffrance dans leur pays d’origine mais seulement pour connaître la violence et la souffrance dans les camps de réfugiés et les centres de détention en Grèce et même dans certains pays occidentaux très riches. À mon avis, il y a deux façons de sortir de la situation actuelle : l’approche du “Passage de frontières protégé” / ”frontières ouvertes“ et l’approche “aucunes frontières“.

D’une part, la notion de passage protégé est couramment utilisée par les personnes qui soutiennent les réfugiés ainsi que par les organisations humanitaires qui plaident pour la mise en place, par les décideurs politiques de l’UE, d’itinéraires légaux qui peuvent conduire les réfugiés en toute sécurité en Europe. Un passage protégé comprend l’aide au transport des réfugiés vers et à l’intérieur de l’UE. En plus, il comprend l’offre d’aide humanitaire et un accès facile aux procédures d’asile aux points d’entrée et le long des parcours frontaliers, ainsi que des conditions d’accueil dignes. Les passages protégés veulent dire, principalement, une approche alternative et plus humaine de la politique frontalière actuelle.

D’autre part, la méthode “aucunes frontières“ plaide pour l’abolition des frontières et des sites de détention. L’argument principal est que toutes les interventions répressives, extrêmes, militaires et renforcées aux frontières, à l’intérieur et à l’extérieur de celles-ci, qui ont été mises en œuvre au nom de la “crise“, de la sécurité et de l’ordre public, à travers le temps et l’espace, ont justifié, légitimé et normalisé les violations des droits humains, la souffrance et même les meurtres, en rendant possible la dystopie des frontières. Dans l’ensemble, ces politiques et pratiques frontalières exceptionnelles – le régime frontalier – ont produit un “paysage frontalier dystopique“ qui est conçu pour infliger intentionnellement de la douleur en rendant la vie des réfugiés intenable.

Le continuum de ces interventions a exacerbé les préjudices soufferts par ceux qui traversent les frontières dans les zones frontalières, ceux qui sont dans les camps de réfugiés et dans les centres de détention en mettant leur vie en danger au lieu de les protéger. Par conséquent, le problème réel est la frontière. La solution “aucunes frontières” s’oppose donc à ce paysage frontalier dystopique. Elle plaide en faveur de la liberté de mouvement et l’abolition des frontières, des contrôles, des détentions, et des camps.

Un facteur de la psychologie des foules est l’isolement de l’île qui conduit au modèle de “l’île – prison“. Lesbos est-elle vraiment une prison postmoderne ?

Je n’utilise pas la théorie de la psychologie des foules dans mon travail, et je ne considère pas les personnes déplacées de force, qui sont gardées dans des camps de réfugiés et des centres de détention dans des conditions dégradantes, comme une “foule“ ou une “horde“.

Les réfugiés sont systématiquement (mal) représentés dans les discours officiels comme des “foules“ ou “hordes“ , des “nombres“ et des “flux“, mais ce sont des termes blessants et déshumanisants.

En outre, à l’intérieur des camps de réfugiés, les réfugiés sont encore plus dépersonnalisés et déshumanisés, ceci jusqu’à ce qu’ils deviennent une masse sans visage. En opposition à cette représentation déshumanisante, dans mon travail, je mets l’accent sur les observations de  l’agence des réfugiés, les expériences vécues par les réfugiés, leur autonomie, et surtout  leurs nombreuses formes de résilience.

En plus, l’utilisation des îles comme prisons, lieux de détention et mécanismes de sélection ou de contrôle du mouvement des réfugiés au nom de l’ordre public et du contrôle social a une très longue histoire. La géographe féministe Alison Mountz a largement démontré comment les îles, littéralement, métaphoriquement, et régulièrement, ont été organisées en “édifices ou archipels d’exclusion“, où les gens sont systématiquement privés de, exclus de, ou n’ayant accès qu’à un minimum de droits, de soins, et de protection internationale.

En Grèce, les îles ont une longue histoire de confinement spatial et temporel puisque certaines d’entre elles ont été utilisées par le passé comme des îles-prisons, c’est-à-dire des zones de quarantaine et d’isolement, de déplacement et de confinement des indésirables; les lépreux (l’île de Spinalonga en Crète), les malades mentaux (l’île de Leros) et les gauchistes exilés de la dictature du colonel Ioannis Metaxas de 1936 à 1941 (les îles de Gavdos, Anafi, Karpathos, Leros et Lesbos). Certaines de ces îles ont continué à fonctionner comme prisons durant la dictature, entre 1967 et 1974. Autrefois, les îles étaient utilisées pour isoler et contenir ceux qui étaient considérés dangereux parce qu’ils “polluaient“  ou “intoxiquaient“ la population avec leur maladie ou leurs convictions politiques. Cependant, depuis les accords de Schengen de 1985 – moment où le projet “Europe forteresse“ s’est progressivement matérialisé, intensifié, et étendu – les île de Grèce ont été systématiquement transformées en espaces extracôtiers pour le contrôle des frontières, l’organisation, l’isolement, la dispersion, le confinement, et la déportation des “indésirables“.  C’est pourquoi, à mon avis, Lesbos n’est pas une prison postmoderne. Ainsi, dans une certaine mesure, quand j’ai utilisé la métaphore de Lesbos comme étant une île-prison, je pensais à l’utilisation mentionnée plus tôt des îles à travers l’histoire.

Votre thèse de doctorat est théorique et certainement un excellent travail de terrain. Vous étiez la bonne personne pour ceci, ayant une solide formation en sociologie et étant aussi une spécialiste des sciences sociales formée en tant qu’anthropologue dans des institutions grecques importantes avant de venir au Royaume-Uni pour vos recherches de doctorat. Quels sont vos projets de recherche en politique sociale ?

Je mène actuellement une recherche ethnographique postdoctorale sur la violence, la vulnérabilité et les expériences vécues par les réfugiés dans les camps de réfugiés grecs. Je suis aussi membre de Border Criminologies (Criminologies des Frontières) à l’Université d’Oxford. C’est un réseau international de chercheurs, de praticiens, et de personnes ayant fait l’expérience du contrôle aux frontières. Je prépare actuellement une courte vidéo avec Border Criminologies, dans laquelle je raconte des expériences vécues dans des centres de détention; je joins des photos et des dessins réalisés par les réfugiés. Dans les années à venir, mon objectif est de réaliser davantage de travaux de terrain axés sur les expériences des réfugiés, la migration et la violence aux frontières. En plus, mon but est de diffuser davantage de résultats venant de ma recherche auprès de publics universitaires et non universitaires, et certainement d’en enseigner davantage aux étudiants au sujet de la migration forcée et de la violence aux frontières.

 

Vous pouvez obtenir des informations supplémentaires sur Border Criminologies à l’Université d’Oxford ICI.

Traduit de l’anglais par Evelyn Tischer

 

 

Voir version en grecque ici :

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