Par Riccardo Petrella, professeur émérite de l’Université catholique de Louvain, Agora des habitants de la Terre.
L’empereur américain consentira-t-il à la suspension des brevets ou le principe de la propriété privée et la défense de la suprématie américaine prévaudront-ils ?
Y a-t-il un espoir ?
On peut se demander quelle influence aura sur les discussions des 5 et 6 mai au niveau du Conseil général de l’OMC la récente décision du Canada, d’Israël et du Sénat brésilien (ce dernier même contre la volonté de Bolsonaro) d’approuver le recours aux « licences obligatoires », c’est-à-dire le pouvoir exceptionnel de l’État, selon l’article 31 des traités Trips de l’OMC, de permettre la production locale de vaccins en circulation contre le Covids-19 sans l’autorisation des détenteurs de brevets (1).
En particulier, cela incitera-t-il le président américain Biden à prendre position en faveur de la suspension des brevets ? Et quel sera le poids de l’aggravation dramatique de la pandémie en Inde ? Le fait « arithmétique » que le nombre de morts indiens reste (selon une vision insupportable) « insignifiant » (!?) sur une population de 1,4 milliard de personnes, conduira-t-il les puissances économiques et financières de l’État le plus puissant du monde à maintenir leur opposition arrogante à la suspension provisoire ?
De forts doutes
Il est très probable que Biden tentera d’adopter une position qui évitera surtout de modifier le « sacro-saint » (!?) principe du droit de propriété privée sur le vivant sans porter atteinte à la suprématie mondiale de l’industrie pharmaceutique américaine et sans se mettre à dos l’ensemble du monde des affaires et de la finance américaine (et aussi européenne) (2).
A cette fin, il pourra jouer une double stratégie. La première est d’augmenter considérablement les allocations financières de l’instrument COVAX afin d’accélérer et d’augmenter la quantité de doses transférées vers les 92 pays à faible revenu (bien sûr, avec l’argent public des pays riches et l' »aide » de quelques grandes fondations « philanthropiques » suivant le modèle Gates).
La seconde est d’accélérer et d’augmenter l’efficacité de toute la logistique de production locale et de distribution/commercialisation des vaccins par une plus grande coopération industrielle entre les multinationales et leurs filiales et sous-traitants, les sociétés de transport maritime, aérien et routier, le renforcement de la digitalisation des systèmes de santé et des équipements publics locaux (centres de vaccination, mobilisation des institutions publiques et des associations de la société civile impliquées dans « l’aide au développement » et la lutte contre la pauvreté…). Des investissements massifs dans la logistique et la digitalisation, même dans les pays pauvres, intéresseraient certainement les marchés financiers des pays développés et perpétueraient la domination technologique et économique des pays du « Nord », tout en favorisant l’enrichissement des oligarchies locales du « Sud ».
Il s’agirait de deux champs d’intervention qui montreraient que le président des USA aurait entendu « le cri des désespérés du monde », aurait repris le leadership mondial de la lutte pour le développement, le bien-être des peuples, l’aide contre la pauvreté selon l’équité et aussi la sauvegarde du principe, cher aux pays riches dominants, de l’accès abordable aux biens « économiques » essentiels à la vie.
Ces choix seront présentés comme inspirés par des objectifs « humanitaires » et « solidaires » (le monde chrétien et catholique ainsi que le monde laïque progressiste seront, pour la plupart, facilement attirés) et salués par les partisans du « bon » capitalisme, de la responsabilité sociale des entreprises, de l’intervention publique en faveur de l’économie sociale de marché. Ce faisant, le président Biden resterait cohérent avec ce qui a été déclaré dans un document public du gouvernement américain le 31 mars 2021 : « L’administration Biden s’est également engagée à faire progresser la sécurité sanitaire mondiale pour sauver des vies, promouvoir la reprise économique et développer la résilience face à de futures pandémies ou crises mondiales. Elle se réjouit de travailler avec ses partenaires commerciaux pour collaborer à des initiatives visant à donner une réponse à la santé mondiale, une réponse humanitaire. » (3)
Ce faisant, Biden ne créerait pas de nouvelles divisions au sein de la société américaine. Il aurait également le soutien total de l’UE, qui s’est toujours farouchement opposée à la suspension temporaire des brevets.
Ces choix ne changeront rien au niveau systémique et laisserait intacts les facteurs et les processus structurels qui sont à l’origine des grandes crises environnementales, sociales, humaines et économiques actuelles.
Un dernier espoir ? J’espère avec plaisir me tromper.
(1) Dans le passé, le Brésil et la Thaïlande ont adopté la licence obligatoire dans six cas. Il en va de même pour certains pays à faible revenu.
(2) Parmi les 15 premières entreprises pharmaceutiques mondiales, 8 sont américaines, 2 suisses, 2 britanniques, 2 européennes UE, 1 japonaise. www-fiercepharma-com.translate.goog/special-report/top-20-pharma-companies-by-2019-revenue
(3) Voir 2021. Trade Policy Agenda and 2020 Annual Report.pdf, p.15