Par Guillaume Paris, Université de Lorraine et Laurette Piani, Université de Lorraine
Masqués ou non, respirons, fermons nos yeux. Imaginons la Terre, vue depuis l’espace, depuis la Lune. La Terre est bleue. Si le poète la voit bleue comme une orange, notre Terre est bleue depuis plus de 4 milliards d’années, car il y a de l’eau liquide à sa surface.
Nous ne connaissons qu’une seule planète avec de l’eau liquide à sa surface : la nôtre. Nous savons maintenant que c’est l’interaction du cycle de l’eau avec la tectonique des plaques et l’effet de serre, ainsi que la géométrie du système solaire, qui assurent la présence pérenne d’eau à la surface de la Terre. Les géosciences nous permettent de reconstituer cette histoire au cours de laquelle la Terre est devenue, et est restée, bleue : il n’y a jamais fait ni trop froid, ni trop chaud, à de très rares exceptions près.
Au niveau de la mer, l’eau gèle en deçà de 0 °C et bout au-delà de 100 °C. La température de surface sur Terre est aujourd’hui d’environ 15 °C. Par comparaison, la température moyenne sur Vénus est supérieure à 450 °C tandis qu’elle est d’environ -65 °C sur Mars.
La surface de la Terre se maintient donc dans une fenêtre de températures qui peut nous apparaître large (entre 0 et 100 °C), mais qui est en réalité extrêmement étroite, et ce depuis plus de 4 milliards d’années.
L’effet de serre est indispensable à la présence d’eau liquide sur Terre
Cette fenêtre est étroite, car la température moyenne à la surface d’une planète résulte de trois paramètres qui peuvent grandement varier d’une planète à l’autre. D’abord, l’énergie reçue du Soleil – qui dépend de sa luminosité et de la distance entre celui-ci et la planète ; ensuite l’albédo – c’est-à-dire la fraction de l’énergie reçue qui est en fait réfléchie par la surface de la planète ; et enfin, l’effet de serre – certains gaz présents dans l’atmosphère renvoient de la chaleur vers la surface. Sans effet de serre, la température moyenne de la Terre serait de – 15 °C : il n’y aurait donc sans doute pas d’océans
Ainsi, depuis que les océans se sont formés, les interactions entre ces trois paramètres ont maintenu un bilan énergétique relativement constant. Or, l’énergie reçue du Soleil a changé depuis la formation de la Terre. Le Soleil jeune était moins brillant et l’énergie reçue par la Terre était donc moindre. Cependant, les teneurs en gaz à effet de serre dans l’atmosphère, notamment en CO2, étaient plus élevées qu’aujourd’hui et permettaient de maintenir des températures suffisamment élevées pour que l’eau soit liquide.
L’effet de serre lié au CO2 a pu diminuer, car ce dernier est pompé en permanence hors de l’atmosphère par deux processus. D’une part, les roches de surface sont « dissoutes » par l’action acidifiante du CO2, ce qui en libère le calcium. Le CO2 est ainsi extrait de l’atmosphère vers l’océan, sous forme d’ion carbonate, où il s’associe au calcium pour former des roches calcaires. Il s’agit d’un puits de carbone.
D’autre part, une fois la vie apparue, les organismes capables de photosynthèse ont commencé à prélever du CO2 dans de l’atmosphère. Il est alors exporté vers les sédiments sous forme de matière organique – c’est un autre puits de carbone.
Alors que ces puits de carbone soustraient le CO2 de l’atmosphère, d’autres mécanismes apportent du CO2 dans l’atmosphère : ce sont les volcans et les dorsales océaniques, maintenus en activité par la tectonique des plaques. En participant au cycle du carbone et donc à l’effet de serre, la tectonique des plaques contribue, sur de très grandes échelles de temps, à maintenir la température dans une fourchette assez étroite. Elle est donc indispensable à la présence d’eau liquide sur Terre, la seule planète connue avec une vraie tectonique active.
Sans tectonique, pas d’océans. Sans océans, pas de tectonique
Eau liquide et tectonique des plaques sont donc intimement liées. Les plaques océaniques bougent, entraînées par la subduction qui les fait plonger vers le manteau terrestre.
Ce plongeon est lui-même permis par l’hydratation des roches et minéraux de la plaque, car la présence d’eau liquide modifie leurs propriétés mécaniques. En plongeant, la plaque se déshydrate, ce qui permet au passage la formation des granites qui constituent le socle des continents : sans eau, il n’y aurait donc ni tectonique ni continents tels que nous les connaissons.
Puisqu’une fois vieille, la plaque plonge vers le manteau terrestre lors de la subduction, il faut bien remonter de quoi la remplacer. Cette remontée se fait au niveau des dorsales océaniques, ces chaînes de volcans sous-marins qui sillonnent notre planète. En remontant, ce matériel mantellique, chaud, se refroidit et dégaze du CO2, ce qui permet de conserver l’effet de serre. L’eau liquide peut donc se maintenir, notre planète reste bleue, et la boucle est bouclée, depuis plusieurs milliards d’années.
Depuis quand la Terre est-elle bleue ?
La boucle est bouclée, mais il a bien fallu qu’elle commence : l’eau liquide n’était pas présente à la surface de la Terre quand elle s’est formée, il y faisait sûrement trop chaud.
Les premières preuves incontestables attestant de la présence d’océans remontent à 3,8 milliards d’années. On trouve à Isua et Akilia au Groenland et à Nuvvuagittuq au Canada les plus vieux sédiments marins, mais aussi des basaltes « en coussin », de spectaculaires boules de roches qui résultent de la solidification de la lave au contact de l’eau.
On a longtemps pensé que l’eau avait été apportée sur Terre après sa formation, par des corps riches en eau provenant du système solaire externe. Une étude de notre laboratoire parue en août 2020 remet en question cette hypothèse et suggère que les éléments constitutifs de l’eau – oxygène et hydrogène – auraient pu être apportés par les roches qui s’accrétèrent pour former la jeune Terre. En ce cas, de l’« eau » aurait donc pu être présente dans les roches constitutives de la Terre dès le départ, mais on ne sait pas s’il y avait des océans pour autant.
De plus, s’il y avait des océans, ils ont été instantanément vaporisés lors de l’impact géant entre la jeune Terre et un corps planétaire (sans doute gros comme Mars) qui a fait fondre la surface de notre planète et donné naissance à la Lune il y a 4,4 milliards d’années.
Peu à peu, le magma formé lors de l’impact refroidit et se solidifie. La Terre n’est alors probablement qu’une surface stérile de roches basaltiques sombres, où règnent des températures plus élevées qu’aujourd’hui. Tandis que ces roches se forment, les éléments comme l’hydrogène, l’oxygène et le carbone s’échappent sous forme de différentes molécules, dont H20, l’eau, mais aussi des gaz comme le méthane ou le dioxyde de carbone. Les premiers océans pourraient suivre de peu l’impact géant. En effet, les plus anciens minéraux terrestres connus contiennent des « signatures », c’est-à-dire des traces indirectes, de la présence d’eau liquide lors de leur formation. La Terre serait bleue depuis presque 4,4 milliards d’années.
Qu’ils aient 3,8 ou 4,4 milliards d’années, l’histoire des océans est indissociable de celle de la Terre et de la vie. Aujourd’hui, les océans s’acidifient et se réchauffent sous l’impact des émissions de CO2 humaines qui perturbent les cycles naturels. Les océans ne vont pas disparaître, mais la vie qu’ils abritent actuellement, elle, est sérieusement menacée. Nos sociétés dépendent d’équilibres subtils de mécanismes à la surface et à l’intérieur de la Terre. Il semblerait que ce qui s’est mis en place sur des milliers, des millions, voire des milliards d’années, puisse être drastiquement bouleversé en quelques décennies par les activités humaines.
Guillaume Paris, Géochimiste, chargé de recherche CNRS au Centre de recherches pétrographiques et géochimiques de Nancy, Université de Lorraine et Laurette Piani, Cosmochimiste, chargée de recherche CNRS au Centre de Recherches Pétrographiques et Géochimiques (CRPG) de Nancy, CNRS, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.