Communication présentée par Philippe Moal dans le cadre de la thématique de la Non-violence, lors du 8ème Symposium international du Centre Mondial d’Études Humanistes, qui s’est déroulé les 16, 17 et 18 avril.
Bonjour,
Merci d’assister à cette présentation intitulée : « Sortir de la violence, une nécessité sociale et personnelle ». Ce thème s’inscrit parfaitement dans le cadre de ce symposium : «Un Nouvel Humanisme pour un nouveau monde.»
Se libérer de la violence est l’une des conditions nécessaires pour avancer vers un monde véritablement nouveau.
Nous avons une heure : nous n’allons pas pouvoir décrypter le thème de manière exhaustive en une heure.
Je propose de présenter quelques thèmes de réflexion qui donneront lieu à un échange postérieur.
En guise d’introduction, je voulais dire que ce que je vais présenter est une synthèse de certains thèmes que j’ai développés ces derniers temps dans mes activités autour de la violence et de la non-violence. Je crois qu’aujourd’hui, la question fondamentale pour éradiquer la violence est en train de changer, il s’agit d’aider les gens à voir que la conscience est active. Il est certain que la psychanalyse et les développements sur l’inconscient ont été nécessaires depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui pour découvrir que notre monde intérieur est actif. Mais cette étape est terminée, aujourd’hui, les personnes savent très bien que leurs contenus intérieurs (peurs, angoisses, compulsions, etc.) existent et ont des implications dans leur vie, c’est-à-dire que les contenus de leur monde intérieur sont actifs. Aujourd’hui, il est nécessaire de monter d’un étage, de passer à un niveau supérieur, et d’apprendre à reconnaître la conscience, à l’écouter, à la développer et à l’orienter.
Si l’on sait que les contenus sont actifs, il faut aujourd’hui découvrir que la conscience aussi est active. Tout ce qui va vers cette découverte est une révolution. L’espace de représentation, le pouvoir des images, non seulement visuelles, auditives, mais aussi cénesthésiques, apprendre à donner une intention à l’intentionnalité de sa conscience. C’est dans cela que je suis maintenant.
Pour commencer, afin de surmonter la violence, examinons deux conditions préalables :
- La nécessité
- le choix
La nécessité est la base qui nous permet de modifier certaines conditions. La nécessité a toujours été un puissant moteur de changement dans l’histoire : l’abolition de l’esclavage, l’intégration des femmes dans la vie politique grâce au droit de vote, le rejet des dictatures, etc.
Sans nécessité, rien ne change, sauf de manière mécanique. Mais nous sommes plus que des mécaniques, nous sommes intentionnalité, un thème fondamental de l’humanisme que nous n’avons pas le temps de développer ici.
La nécessité est le moteur qui nous permet d’agir pour éradiquer la violence… sinon, comme le disait l’historien français René Girard dans son livre « La violence et le sacré » : « Quand on laisse la violence se déchainer, c’est finalement le hasard qui résout le conflit ».
Nous sommes confrontés à une nécessité que nous ne pouvons laisser entre les mains du hasard.
Il s’agit d’un premier sujet de réflexion : quelle est ma nécessité concernant la violence personnelle et sociale ? À partir de là, je me demande : Que puis-je faire ?
Deuxième point, le choix, qui va de pair avec la nécessité. Nous sommes toujours confrontés à des choix, même si nous ne les voyons pas.
Pour Jean-Paul Sartre, le choix est lié à la liberté. « Nous sommes condamnés à être libres » (dit-il dans « L’être et le néant »). Si vous ne pouvez pas choisir, vous n’êtes pas libre !
Ilya Prigogine (une référence humaniste) a parlé du choix comme d’une nécessité. Grâce à ses expériences en thermodynamique, il a démontré qu’aucun phénomène n’est prédéterminé, qu’il existe de multiples options dans toute situation et que, par conséquent, nous devons choisir si nous voulons donner une direction aux phénomènes.
Quelqu’un dira : alors si je choisis d’être violent, je suis libre. Peut-être, mais cette liberté élimine la liberté de l’autre, c’est un enchaînement à l’autre et par conséquent il n’y a pas de liberté.
Pour certaines personnes, la violence est une nécessité pour défendre des idées, des biens, pour imposer des croyances, des valeurs. Pour d’autres, la violence est une nécessité pour lutter contre la violence des premiers.
Pour eux, la violence est la solution et non un problème ; et ça c’est un problème. Ils sont le problème de ce vieux monde.
Pour nous, l’usage de la violence ne peut jamais être justifié. Même ceux qui l’utilisent pour des causes louables se retrouvent dans une cause perdue.
Pour le maître de l’imagination, Isaac Asimov, « la violence est le refuge de l’incompétence ».
Disons que la violence est une erreur de calcul : je fais le mal pour être bien , mais tôt ou tard, mon action a un retour, par l’effet boomerang.
« Celui qui utilise la violence subira à son tour la violence », disait le dramaturge grec Euripide il y a 2 500 ans.
Martin Luther King a mentionné l’importance du choix lorsqu’il a déclaré : « Il ne s’agit pas de choisir entre la violence et la non-violence ; mais de choisir entre la non-violence et la non-existence ».
Le choix est un autre sujet de réflexion préalable pour sortir de la violence : Dans quelles conditions est-ce que je veux vivre ? Quel type de vie personnelle et quel type de vie sociale est-ce que je choisis ?
Sur le plan social, puisque nous n’avons qu’une heure, allons à l’essentiel :
L’argent est le premier pouvoir sur la planète entière ; il est devenu le centre de gravité de toute l’humanité, et il génère beaucoup de douleur et de souffrance sur toute la planète.
1 % de personnes possèdent 50 % des richesses du monde, tandis que 50 % de la population survit avec seulement 1 % des ressources existantes.
Remarquez comment la violence économique est la source de toutes les autres formes de violence, qu’elle soit physique, raciale, religieuse, sexuelle et psychologique (toutes liées à l’argent) et aussi la violence institutionnelle par laquelle l’argent fait les lois.
En 2019, des neuro-économistes de l’Université de Zurich ont publié l’étude « Morale ou intérêt, comment prenons-nous nos décisions ? ». Leurs conclusions furent claires : « La moralité passe avant tout… tant qu’il n’y a pas d’argent en jeu. »
Le centre de gravité du monde actuel, l’argent, doit se déplacer pour que l’axe « l’être humain comme valeur centrale » prenne cette place. Comment cela peut-il se traduire ? Non pas comme un être humain arrogant qui peut conduire au fascisme, comme l’a précisé Sartre dans « L’existentialisme est un humanisme », dénonçant le culte de l’humanité du positivisme d’Auguste Comte ; mais comme un être humain humble, investigateur, rebelle face à l’injustice, altruiste, compatissant, un être humain qui regarde l’avenir avec confiance et optimisme.
Dans ce contexte où nous voulons un monde nouveau, je fais appel à trois références :
1) Le prix Nobel de chimie Ilya Prigogine. Dans une interview sur le thème de la mutation de la société, il déclara : « Les mutations sont toujours précédées de fluctuations qui indiquent la complexité des phénomènes ».
Plus de complexité (aujourd’hui) = plus de fluctuations (aujourd’hui).
Évidemment, nous sommes encore dans les fluctuations. Quand la mutation arrivera-t-elle ? S’il vous plaît, ne me demandez pas quand !
2) Le penseur français Edgar Morin, dans « La violence du monde » a commenté : « Nous sommes obligés de ne pas continuer sur le même chemin et d’imaginer un commencement, mais la question est de savoir comment.
Il a proposé deux principes d’espoir dans le désespoir :
- La métamorphose de la société, (chenille se transformant en papillon, s’autodétruisant tout en s’auto-construisant en un nouvel être : ce que nous pouvons interpréter comme une allégorie du changement de forme mentale pour l’espèce humaine).
- L’apparition de l’improbable, comme cela s’est déjà produit dans l’histoire ; des événements qui modifient le cours de l’histoire dans un sens favorable. Edgar Morin poursuit : « Essayons d’avoir un peu foi en l’improbable, mais essayons aussi d’agir en sa faveur ».
3) Et je me réfère à Silo qui, en 2006, dans une conversation avec l’humaniste colombien Enrique Nassar, signalait sa préoccupation pour les modifications psychosociales : « les comportements peuvent être modifiés individuellement, mais au niveau collectif, les systèmes de représentation sont trop variables… Seuls les mythes qui traduisent des signaux provenant des espaces profonds de l’être humain peuvent produire des changements profonds ».
À une autre occasion, il déclarait qu’un nouveau mythe était en train de se former actuellement.
Ne me demandez pas quel mythe, je crois simplement que chacun d’entre nous peut le chercher au plus profond de son être, dans sa conscience.
En 2006 à Moscou, lors d’un séminaire scientifique organisé par le Centre Mondial d’Études Humanistes, la Dr Olga Borisova déclara à la fin de sa conférence « Violence et tolérance » : « Si chacun d’entre nous s’efforce d’établir des relations plus tolérantes, tout d’abord avec son entourage immédiat, il est possible qu’au niveau de l’État également, des méthodes plus civilisées de résolution des conflits deviennent un phénomène fréquent ».
Chacun peut être acteur de ce monde nouveau auquel nous aspirons. C’est une bonne transition pour voir certaines difficultés importantes qui nous empêchent de sortir de la violence.
Première résistance :
Le préjugé le plus incorporé comme croyance est celui qui nous fait dire ou penser que la violence est naturelle chez l’être humain.
Malgré le fait que l’OMS ait déclaré en 2002 que la violence s’apprend et que nous ne sommes pas génétiquement violents, malgré le fait que l’UNESCO l’ait déjà déclaré en 1989 dans le Manifeste de Séville et que nous, les humanistes, le déclarons depuis 1981, cette croyance fondamentale est toujours présente. Il s’agit d’un préjudice de fond, mais chacun a ses propres préjudices.
Tous les préjugés produisent des réactions et des comportements. Il faut donc voir les « a priori » qui permettent de justifier, de légitimer et d’appliquer la violence en toute bonne conscience.
Deuxième résistance : la fuite
Le neurobiologiste Henri Laborit a développé, il y a 45 ans, l’idée que la fuite est l’échappatoire la plus fréquente que nous adoptons face à une réalité qui nous dépasse. Pour lui, « la fuite n’est pas une lâcheté, mais une réponse à ce qui est interdit, à ce qui est impossible, à ce qui est dangereux ».
Nous, nous parlons de « fuite de la conscience », qui conduit progressivement à une déconnexion des sentiments, des idées, de soi-même, et à une perte de compassion pour ceux qui souffrent.
Bien sûr, le système actuel offre de nombreuses formes de fuite pour se maintenir dans sa forme actuelle. Il existe une « violence au changement » et cela mérite de s’arrêter et de réfléchir à cette résistance à l’évolution.
La déconnexion se traduit par une sorte d’attitude d’indifférence, avec un rôle qui semble être une valeur dans la société actuelle. Faire comme si de rien n’était!
De plus, dans un état de déconnexion, on peut facilement obéir aveuglément aux lois et aux ordres violents, comme l’a montré la philosophe Hannah Arendt dans son rapport sur la banalité du mal : n’importe qui peut devenir le pire des violents, en rejetant la responsabilité sur les autres, par une fuite de la conscience.
« Quand tu vois que tu te trouves dans la fuite, reviens à toi-même », disait mon maitre. Quand tu es altéré dans ta fuite, reviens à ton centre… Cela fonctionne !
Troisième résistance, par rapport à la violence que l’on génère soi-même.
Nous devons admettre qu’il est difficile de reconnaître que nous avons été violents : « ma violence est compréhensible, elle est excusable, la violence des autres est inadmissible ». En fin de compte, comme le disait Sartre, « l’enfer, c’est les autres ».
Mais la violence que je condamne chez les autres existe en moi, bien que je ne la vois pas (je ne parle de dents que lorsque j’ai mal aux dents) : « Chaque monde auquel tu aspires, chaque justice que tu exiges, chaque amour que tu recherches, chaque être humain que tu veux suivre ou détruire, est aussi en toi », écrit Silo dans Humaniser la Terre.
En d’autres termes, la violence que je condamne chez une autre personne existe également en moi et c’est pourquoi je la vois et la condamne. Lorsque la violence de l’autre attire mon attention, c’est qu’elle se trouve quelque part en moi et résonne comme un écho. Sinon, pourquoi réagirais-je à cette violence et pas à cette autre violence ? On peut être antiraciste et néanmoins machiste ; cela existe.
Voyons maintenant quelques voies de réponse…à approfondir.
Je remarque que je ne peux pas contribuer à sortir de la violence lorsque je suis déconnecté, car je ne suis alors pas conscient de la violence ; elle n’existe pas, elle est normale.
Mais je ne peux pas non plus sortir de la violence lorsque j’y suis très connecté, car dans ce cas, je ne la vois pas non plus, parce que je suis pris par elle. Je me suis transformé en violence.
Cependant, que je sois déconnecté ou sur-connecté, la conscience m’envoie des signaux d’alerte, parfois très subtils, mais ils sont là. La philosophe Simone Weil disait « La contradiction est ce qui attire l’âme vers la lumière ». Lorsque je suis divisé entre ce que je pense, ce que je ressens et ce que je fais, je ressens une contradiction qui est effectivement un signal que je dois changer quelque chose pour aller vers plus d’unité intérieure.
Le neurologue Viktor Frankl a donné un indice très intéressant lorsqu’il a déclaré : « La liberté de l’homme consiste simplement, uniquement, à choisir entre deux possibilités : écouter sa conscience ou ignorer ses avertissements ».
Combien de fois ai-je entendu ma voix intérieure me dire : « Ne fais pas ça, ne va pas par-là, ne dis pas ça », et le faire quand même, pour constater à chaque fois que j’aurais dû m’écouter.
Une autre piste à méditer :
Nous rejetons de façon émotionnelle et intellectuelle la violence ; cela nous pousse à la condamner et à chercher des solutions pour la rejeter. Cependant, le rejet intellectuel et émotionnel peut être aléatoire, variable et dépendre de plusieurs facteurs qui me font relativiser, minimiser, etc. selon mes intérêts, mes croyances, mon état d’esprit du moment, etc.
Il existe un type de rejet plus efficace : le rejet viscéral.
Quand je ressens la violence dans mes tripes, pas seulement au niveau des idées ou des émotions, il n’y a pas d’échappatoire, je suis pris au corps, il est impossible de m’échapper, de fuir, la violence m’est physiquement insupportable.
Plus la violence pénètre profondément dans mon intra-corps, plus la réponse de la conscience pour la rejeter est forte. Dans un conflit, je sens que l’agresseur entre en moi ; c’est une véritable invasion. La sensation me pénètre de plus en plus profondément. Mon corps veut rejeter la violence comme un poison, comme un intrus. Avant qu’il y ait une notion morale, un mécanisme instinctif me fait rejeter cette violence, en cas de rejet viscéral.
Je ressens la violence que je donne comme si j’étais celui qui la reçoit, je prends conscience du registre de la douleur et de la souffrance de l’autre personne ; je me mets à sa place et continuer à être violent devient impossible, à moins de me déconnecter complètement de l’autre personne, comme nous l’avons vu.
Il est facile de comprendre l’intérêt que représente le rejet viscéral dans la société.
Certains diront que les sensations de l’intracorps sont involontaires, que nous ne pouvons pas les provoquer. Eh bien oui , mais il faudrait apprendre à prêter attention à nos sensations cénesthésiques, apprendre à détecter les registres internes… tout un programme.
Avançons, lorsque je laisse la violence me toucher, me pénétrer, je la sens à l’intérieur et je reconnais ses manifestations dans la société, dans mon entourage, en moi-même. Cela peut m’affecter, me paralyser, me faire souffrir, voire me faire réagir avec violence…
… a priori, c’est plus douloureux que d’y être indifférent, mais c’est le seul choix qui ne soit pas inhumain, le seul qui me fasse ressentir de la solidarité, de la compassion et réagir à la violence pour l’éradiquer.
La question est la suivante : comment puis-je me connecter à la violence sans souffrir, sans m’y identifier, afin que ma réponse soit plus efficace et non pas une compensation à ma douleur personnelle par identification ?
Les outils de développement attentionnel vont dans ce sens et me donnent la capacité de prendre conscience de ma déconnexion, ou à l’inverse de ma sur-connexion à la violence, lorsque je suis à fleur de peau, pris par la colère, etc. Dans ce cas, il ne s’agit pas de se connecter mais de se déconnecter, de se débrancher.
Le travail de réversibilité de la conscience connu comme « conscience de soi » consiste à aller vers le monde et non l’inverse comme cela nous arrive presque toujours : le monde s’impose à nous, les choses nous arrivent. Il s’agit ici d’aller vers…
C’est un regard qui me permet de prendre de la distance avec le monde, avec mes pensées, mes émotions, mes croyances, mes jugements de valeur, mes peurs, mes frustrations, mes ressentiments, mes désirs de vengeance, c’est-à-dire de prendre de la distance avec ce qui peut se terminer par la violence et la destruction.
Personne ne peut imposer ou interdire la « conscience de soi « , avec elle je suis face à moi-même, sans tromperie ni artifice, face à mes nécessités et à mes choix, je suis libre d’être libre ! C’est un acte de liberté absolue qui a la plus grande répercussion au niveau collectif.
Sans aucun doute, les êtres humains de ce monde nouveau auquel nous aspirons devront avoir ou bien développer ce regard ; un regard nouveau pour un monde nouveau !
Ce thème fondamental est expliqué dans le livre « Autolibération » de Luis Alberto Ammann, et je profite de l’occasion pour lui rendre hommage. Ce grand ami vient de partir pour un autre destin, ce grand humaniste était, est et sera sans nul doute une référence pour les générations futures.
Avec ces remerciements à Luis, je termine ma présentation.