Conférence « Sortir de la violence, une nécessité sociale et personnelle »
Philippe Moal
Observatoire de la non-violence
Centre d’Études Humanistes Noesis
Université de Zaragoza, Espagne
Université de l’expérience
Siège de Calatayud : 24 novembre 2020
Siège de ÉPILA : 2 février 2021
Bonjour, Tout d’abord, j’espère que vous allez bien ainsi que vos proches. Je remercie l’Université de l’expérience de Zaragoza, qui me donne cette opportunité de présenter cette conférence qui a pour titre “sortir de la violence, une nécessité sociale et personnelle” et qui est divisée en quatre parties que vous pourrez ainsi visualiser en quatre fois si vous le souhaitez, étant donné que sa durée est de soixante minutes.
Tout d’abord je ferai une rapide analyse de la situation sociale et personnelle actuelle qui montre la nécessité de sortir de la violence, ce qui est sûrement évident pour beaucoup. Dans la seconde partie, je présenterai mes sources de travail. Dans la troisième partie, nous verrons certaines difficultés significatives qui empêchent de se libérer de la violence. Et enfin je proposerai quelques pistes d’investigation ou de solutions pour résister à la violence.
Analyse de la situation actuelle
Le mot nécessité dans le titre est clé. C’est à partir de la nécessité que changent des conditions que l’on veut modifier. La nécessité a toujours été un puissant moteur de changements dans l’histoire : pour abolir l’esclavage, instaurer le droit de vote des femmes, installer la sécurité sociale pour tous, rejeter les dictatures… les exemples sont très nombreux. Sans la nécessité les choses continuent telles quelles. Concernant la violence elle ne va pas s’arrêter toute seule. L’expérience nous montre au contraire que la violence entraîne toujours plus de violence.
Nous savons que pour certains la violence est une nécessité pour arriver à leurs fins : pour défendre des idées, protéger ou acquérir des biens, mais aussi pour imposer des croyances ou encore pour revendiquer des valeurs individualistes. Pour eux la violence c’est la solution et non pas un problème, et ça c’est un problème !
La nécessité est le moteur qui permet d’agir pour éradiquer la violence, sinon comme le disait l’historien français René Girard dans son ouvrage « La violence et le sacré » : « Quand on laisse la violence se déchaîner, c’est le hasard, en fin de compte, qui règle le conflit ».
Nous sommes devant une nécessité que nous ne pouvons laisser entre les mains du hasard. La planète se trouve dans un état d’altération aiguë où la violence peut exploser n’importe où, n’importe quand et n’importe comment.
Sans même avoir besoin d’analyser pourquoi nous en sommes à ce stade de violence, il est facile de constater que la société actuelle est dépassée par la violence qu’elle-même a générée.
Il y a quelques années, en 1997, j’ai eu le privilège d’interviewer Ilya Prigogine qui fut Prix Nobel de Chimie. On parlait déjà d’une nécessité de mutation de la société, ce à quoi il répondit : « Les mutations sont toujours précédées par des fluctuations qui indiquent la complexité des phénomènes ». Plus de complexité (aujourd’hui) = plus de fluctuations (aujourd’hui).
Nous vivons actuellement ces fluctuations, avec des secousses… Dans notre propre maison, avec l’arrivée de la robotique dans le monde du travail, avec la vision à court terme des dirigeants politiques, avec le fanatisme religieux récurrent, avec la violence sexuelle qui se manifeste enfin au grand jour, avec la discrimination raciale qui se répète inlassablement, et pour faciliter les choses la crise sanitaire et écologique qui nous tombe dessus.
Pour sortir de la violence, il y a beaucoup à faire, voyons quelques nécessités :
- Nous ne pouvons laisser la violence se normaliser au point de ne plus la voir, si ce n’est la voir comme normale.
- Nous devons désamorcer les préjugés, très répandus aujourd’hui dans la société, qui s’appuient sur des valeurs qui perpétuent la violence sous prétexte que c’est la tradition ou que ça a toujours été comme cela ou encore que c’est notre nature.
- Nous devons ramener à la raison ceux qui utilisent la violence pour répondre à la violence. Même les meilleures causes si elles prennent ce chemin sont des causes perdues.
Rien ne peut justifier le recours à la violence. Pour Isaac Asimov, le maître de l’imagination : « La violence est le refuge de l’incompétence ». Je recommande dans cet esprit la lecture du « Discours de la servitude volontaire », du jeune Étienne De La Boétie dont le pamphlet écrit il y a quasiment 500 ans est toujours d’actualité : « On ne peut obéir docilement à la tyrannie des pouvoirs, quels qu’ils soient ».
Le pouvoir de l’argent s’est imposé au fil du temps et a renforcé la légitimité de la violence en faisant le principal, voire l’unique vrai pouvoir sur toute la planète, bien au-dessus de toutes les autres valeurs. L’argent est devenu le mythe et le centre de gravité de l’humanité.
Nous sommes dans une situation paradoxale dans laquelle tout le monde court après l’argent et tout le monde souffre à cause de l’argent ; les pauvres bien sûr, mais aussi les riches.
De sorte que la violence économique est à la source de toutes les autres formes de violence, qu’elle soit physique, raciale, religieuse, sexuelle et psychologique (toutes liées à l’argent) et aussi la violence institutionnelle – ou structurelle – avec laquelle l’argent fait la loi.
En 2019, des neuro-économistes de l’Université de Zurich publiaient l’étude intitulée « Morale ou intérêt ? Comment prenons-nous nos décisions ? »
Leurs conclusions furent sans appel : « La morale prime… tant qu’il n’y a pas d’argent en jeu ».
Sources de travail
Voyons maintenant dans la seconde partie sur quelle base j’avance mes propos.
Face à la violence que l’on reçoit, nous pouvons y répondre par la violence, mais nous pouvons aussi y résister. Même si cela n’est pas évident, cette option existe toujours, car la violence et la non-violence sont les deux faces d’une même pièce.
Quand il y a violence, il existe toujours la possibilité de la non-violence, mais nous n’avons pas acquis cette gymnastique mentale, ce réflexe qui consiste à prendre en compte les deux aspects d’un conflit. On peut même dire que la plupart du temps la non-violence n’existe pas, sans aucun doute parce que les fondements de la société reposent précisément sur la violence.
Bien sûr, personne n’est d’accord avec la violence, enfin la majorité des gens, mais quand on est en situation limite, on y a recours facilement. On la voit comme la solution qui va régler le problème définitivement… En principe, parce qu’en fait si on rentre dans le jeu de la violence, ça ne s’arrête jamais.
Pour sortir des automatismes violents, des préjugés et des a priori, il est nécessaire de faire connaître dès l’enfance, les fondements de la non-violence, ses méthodologies d’action, ses principes, ses outils, les valeurs qu’elle défend et celles qu’elle rejette, et cela dans les collèges et les universités, mais aussi dans les familles.
Nous sommes toujours face à des choix, même si nous ne les voyons pas. Pour Martin Luther King : « Il ne s’agit pas de choisir entre la violence et la non-violence ; il s’agit de choisir entre la non-violence et la non-existence ».
Pour Jean-Paul Sartre, sans le choix il n’y a pas de liberté. « Nous sommes condamnés à être libres », écrivait-il en 1946 dans L’être et le néant. Si tu ne peux choisir, tu n’es pas libre !
Pour revenir à Ilya Prigogine, il démontra à travers ses expériences en thermodynamique qu’aucun phénomène n’est prédéterminé, que rien n’est certitude, que les options sont multiples en toute situation.
Rien n’est tracé d’avance et rien n’est condamné à se répéter inexorablement, d’ailleurs rien ne se répète 2 fois de la même façon même si quelquefois on le souhaite. « L’unique chose permanente qui existe c’est le changement permanent ».
La violence n’est pas une fatalité, même si notre histoire en est chargée. Cependant, de la même façon que la violence n’est pas naturelle chez l’être humain, comme nous le verrons dans la troisième partie, la non-violence ne l’est pas non plus. Elle repose sur le choix, sur une intention et plus précisément sur l’intervention de la conscience. C’est par le contact avec la conscience qu’existe le choix de la non-violence.
Le règne de l’inconscient, omniprésent dans la société actuelle, à tendance à disqualifier le rôle de la conscience et à confiner chaque personne dans une problématique personnelle, chacun face à sa propre violence et à celle du monde. Or, chacun peut vérifier que sa violence personnelle dépend de la violence sociale et peut constater que l’inverse est vrai aussi.
Est-il nécessaire de rappeler que les racines de la violence se trouvent dans la société avant d’être personnelles. Cependant, il y a nécessité de travailler simultanément entre faire le ménage dans sa propre maison, c’est-à-dire en soi-même dans sa vie intérieure, et agir, chacun selon ses possibilités, pour rejeter la violence installée dans la société.
Je m’appuie sur les travaux liés à la conscience active dont le précurseur du concept fut Franz Brentano. L’un de ses étudiants de l’université de Vienne, Edmond Husserl fut le fondateur de la phénoménologie basée sur l’intentionnalité de la conscience. Un autre de ses étudiants développa au même moment le courant de l’inconscient : Sigmund Freud.
Synthétiquement, le grand apport que fit Freud à l’humanité fut de montrer que les contenus du psychisme (nos problèmes, nos peurs, nos angoisses, nos pulsions) sont actifs. L’apport de Husserl fut de dévoiler que la conscience aussi est active.
Évidemment, les deux Écoles de pensée entraînent des méthodologies d’investigation différentes face à la violence. Essentiellement je dirais que pour résoudre le problème, l’une se tourne vers le passé et l’autre s’oriente davantage vers le futur à partir du présent.
Le grand pari des investigations sur la conscience est d’élaborer de nouvelles images, de nouveaux paradigmes, de nouvelles configurations, d’aider à élaborer des projets qui transforment, de chercher à accomplir ses aspirations. Le regard tourné vers l’avenir conditionne le comportement d’aujourd’hui et contrebalance progressivement les traumatismes passés. La réconciliation avec le passé, par exemple, vise la réhabilitation pour demain.
La véritable intégration d’expériences difficiles du passé se vérifie dans la capacité d’élaborer des projets futurs concernant ces mêmes expériences douloureuses.
Comme vous l’avez compris, je suis proche de l’École de la phénoménologie, mais plus précisément de celle qui s’appuie sur le concept « conscience-monde » pour lequel il y a interaction permanente entre les deux.
Le fondateur de ce concept, le penseur argentin Mario Rodriguez Cobos, dénommé Silo, donna un pas de plus à la phénoménologie pour laquelle le monde est « donné » à la conscience. Il avance qu’elle vise de plus et essentiellement à transformer le monde, y compris soi-même puisque l’on fait partie de ce monde.
Tous les changements partent de nous, de notre conscience. Nos inventions, nos créations, notre progrès, mais aussi nos croyances, nos valeurs et nos présupposés partent de là.
Certes le milieu nous change sans même que nous nous en rendions compte, mais nous pouvons aussi y intentionnaliser des changements, sans oublier de commencer par soi-même.
La question de l’intentionnalité humaine pose la question du « Que faire dans la société et dans sa vie personnelle ».
La non-violence est une intentionnalité, une direction, un choix, et c’est agir pour une nouvelle culture humaine, car celle dans laquelle nous vivons n’est pas achevée, contrairement à ce que disent certains économistes pour qui la loi du marché est la panacée.
Comme le déclarait le philosophe Paul Ricoeur en 1949 : « La première condition à laquelle doit satisfaire une doctrine authentique de la non-violence est d’avoir traversé dans toute son épaisseur le monde de la violence ». Ce sera l’objet de la troisième partie de la conférence. Nous verrons quelques difficultés majeures qui nous empêchent de sortir de la violence.
Quelques difficultés significatives
Pour commencer, écartons tout de suite le préjugé si courant aujourd’hui qui dit que la violence est naturelle chez les êtres humains.
Nous savons maintenant qu’il n’existe en nous aucun gène de la violence. Celle-ci ne fait donc pas partie de notre nature, mais elle s’apprend comme le déclara l’OMS en 2002, faisant suite à la position de l’UNESCO de 1989 dans le Manifeste de Séville et de celle du courant humaniste de 1981. Et cela validé par les nombreuses investigations d’éminents chercheurs tels le généticien français Axel Kahn ou le neurobiologiste allemand Joachim Bauer.
Il ne faut cependant pas confondre agressivité et violence. L’une est instinctive, l’autre est le fruit d’un conditionnement. L’une est naturelle, l’autre ne l’est pas ; ce sont deux manifestations différentes.
Certes, on a découvert chez l’être humain, ainsi que chez les animaux d’ailleurs, un gène appelé « Monoamine oxydase A » qui peut rendre agressif lorsqu’il y a danger, lorsqu’il y a atteinte à notre intégrité physique ou mentale. L’agressivité est liée à l’instinct de survie ou de conservation de l’espèce.
Ce premier préjugé qui circule amplement qui dit que nous sommes violents par nature est lié à l’ignorance ou à la mauvaise foi et permet d’entériner la violence, de la normaliser, de la légitimer et de l’appliquer avec la conscience tranquille. Il en résulte :
- Qu’elle est si fréquente qu’elle est devenue normale,
- Que face aux situations violentes qui se répètent, on s’endurcit, on s’anesthésie,
- Que lorsque l’on ne regarde pas les conséquences violentes de ses actes on en devient complice,
- Que lorsque l’on se sent impuissants devant la violence, il est fréquent de regarder ailleurs.
Ces situations et bien d’autres conduisent à une déconnexion de la violence comme une tentative d’y échapper, mais cela ne la résout pas évidemment.
Le neurobiologiste Henri Laborit développait en 1976 dans son célèbre ouvrage « L’éloge de la fuite » cette question de la déconnexion comme l’issue la plus fréquente que nous adoptons face à la réalité qui nous dépasse. Pour Laborit « la fuite n’est pas une lâcheté, mais une réponse face à ce qui est interdit, à ce qui impossible, à ce qui est dangereux ». Il faisait allusion au marin qui fuyait la tempête, non par crainte, mais par instinct de survie. On pourrait ajouter aujourd’hui que c’est le cas aussi face à ce qui va trop vite et face à ce qui devenu trop complexe.
Cependant la fuite conduit graduellement à une déconnexion de ses sentiments et de ses idées, de soi-même, et à ne plus éprouver de compassion pour celui qui souffre.
Une façon de compenser le malaise est de s’oublier dans des activités sensorielles (les plaisirs) et imaginaires (les rêveries, les projets), ou de sombrer dans la nostalgie du temps passé, mais aussi de s’engouffrer dans la surconsommation pathologique, ou encore plonger frénétiquement dans une activité pour oublier et s’oublier… et ne parlons pas de l’addiction à l’alcool ou aux amphétamines.
La déconnexion, qui semble être devenue une valeur dans la société actuelle :
- empêche de voir la violence,
- empêche d’agir pour l’éradiquer,
- mais si permet aussi de tuer froidement, sans état d’âme.
Par ailleurs, dans un état déconnecté, on peut facilement obéir aveuglément à des ordres et devenir très violent, sans pour cela être d’accord avec elle. Déconnecté de soi, on ne me réfère plus à ce que l’on sent ni à ce que l’on pense ; on est totalement dépendant de l’extérieur, soumis à une autorité, ou influencé par un groupe.
La philosophe Hannah Arendt démontra dans son « Rapport sur la banalité du mal » concernant le procès du nazi Eichmann que n’importe quelle personne peut sombrer dans la pire des violences en faisant reposer la responsabilité sur les autres.
Ceux qui en subissent les conséquences (par exemple par le viol, l’assassinat ou la guerre), de façon compréhensible, se déconnectent du monde, et sont comme obsessionnés par les scènes traumatisantes qu’ils ont vécues. Parmi ceux qui arrivent à en sortir, on a observé que généralement ils ont développé une puissante démarche intérieure de réconciliation et/ou une implication personnelle dans la société qui transcende le moi.
Nombreuses sont les raisons valables pour fuir, pour se déconnecter de la réalité. Précisons tout de même que la fuite de la conscience est impossible, à moins de s’autodétruire.
Parlons plutôt de « conscience en fuite » où tout devient imaginaire parce que tout se passe dans la tête, car en réalité on ne fera rien pour changer la situation opprimante parce que la priorité c’est d’en fuir.
Tout devient alors illusoire et se traduit en actes rituels pour donner un sens à ce que l’on fait. La communication et l’intersubjectivité évidemment n’existent plus. En définitive, la déconnexion à la violence est une sorte d’adaptation décroissante au monde tel qu’il est, une sorte de soumission aux conditions violentes du système dans lequel on vit.
Dans cet état de conscience en fuite l’unique solution est le retour à soi-même, ce qui se comprend puisque l’on était alors hors de soi. Il s’agit de se rendre compte de soi-même, de se reconnaître. Or, même dans un état déconnecté, la conscience envoie des signes d’alerte.
La philosophe Simone Weil exprimait cette expérience ainsi : « La contradiction est ce qui arrache, tire l’âme vers la lumière ». La contradiction est l’indicateur qu’il y a une discordance entre ce que je pense, ce que je sens et ce que je fais.
Pour ne pas y rester enfermé comme dans le cercle vicieux de la contradiction, il est recommandable de la voir comme un signal qu’il faut modifier quelque chose en soi-même ; autrement dit, la voir comme une aide.
Même si ce n’est pas simple parce que l’on est absorbé par le problème, la conscience nous envoie des signaux qu’il est intéressant d’écouter comme le disait le neurologue Viktor Frankl : « La liberté de l’homme consiste simplement, uniquement à choisir entre deux possibilités : écouter sa conscience ou ne pas tenir compte de ses avertissements ».
Combien de fois, alors que l’on sent intérieurement ou que l’on entend sa voix intérieure dire « Ne fait pas cela, ne va pas par-là, ne fais pas cela » et le faire tout de même, pour constater qu’à chaque fois nous aurions dû nous écouter.
Il y a encore beaucoup à dire sur les difficultés qui nous empêchent de résister à la violence. Terminons cette partie par la violence que l’on génère autour de soi.
Avant tout, on doit admettre qu’il est souvent difficile de reconnaître que l’on a été violent : « ma violence est compréhensible, elle est excusable, celle des autres est inadmissible ». En définitive comme le disait Sartre « L’enfer c’est les autres ».
On pense se libérer de sa propre violence en la projetant sur les autres alors que l’on produit le contraire ; plus on la nie plus elle est présente, plus elle pèse, plus elle alourdit sa façon de voir, de penser, de sentir et d’agir. Ne dit-on pas quand on reconnaît ses torts : « je me sens plus léger ».
Reconnaître ses torts n’est pas toujours facile, car les croyances, les idées, les coutumes et les habitudes inculquées culturellement ne facilitent pas la tâche : on peut croire que l’on a bien fait par exemple ; … auquel cas on revient à la question de l’importance de l’éducation.
Il est peut-être utile de préciser que toute violence que je condamne chez l’autre existe aussi en moi ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je la remarque et la condamne. Lorsqu’une violence me touche, c’est parce qu’elle se trouve aussi quelque part en moi-même et résonne comme un écho, sinon, pourquoi réagirais-je à telle violence et non pas à telle autre ?
« L’ennemi est en nous, pas en dehors » disait l’un des précurseurs de la non-violence dans le monde occidental, Henry David Thoreau.
Silo approfondit cette vérité en disant « Tout monde auquel tu aspires, toute justice que tu réclames, tout amour que tu recherches, tout être humain que tu veux suivre ou détruire est aussi en toi ».
Lorsque j’observe sans crainte la violence, à commencer par celle qui est en moi, je m’humanise. Le fait de me rendre compte de ma propre violence permet de la voir d’un autre point de vue, de la démystifier et donc de pouvoir agir pour la contrecarrer.
Quelques pistes d’investigation
Nous sommes entrés dans la dernière partie de la conférence avec ses pistes d’investigation et de solution. Évidemment on ne peut sortir de la violence lorsque l’on y est déconnecté parce que dans ce cas on ne la voit pas. Mais on ne peut en sortir non plus lorsque l’on y est connecté parce que dans ce cas on ne la voit pas non plus sinon que l’on est pris par elle.
L’acte de prendre conscience de la violence est incontournable si nous voulons la rejeter, mais il y a plusieurs niveaux de profondeur dans le rejet de la violence. La commotion émotive et la réflexion amènent à condamner la violence, à s’informer, à réfléchir et à chercher des solutions pour la rejeter.
Cependant le rejet intellectuel et émotionnel de la violence peut être aléatoire, variable, selon plusieurs facteurs et me faire relativiser, nuancer, minimiser, remettre à plus tard, etc. selon mes intérêts, mes croyances, mes valeurs, mes humeurs du moment, etc.
Mais lorsque le rejet est viscéral, lorsque je ressens la violence jusque dans mes entrailles, pas seulement au niveau des idées ou des émotions, il n’y a pas d’échappatoire possible, je suis pris au corps ; il est impossible de m’y soustraire, la violence m’est insupportable physiquement.
Plus la violence entre profondément dans l’intracorps, plus forte est la réponse de la conscience pour la rejeter. Plus un conflit s’intensifie, plus je sens que l’agresseur entre en moi. Il y a invasion. La sensation pénètre en moi de plus en plus profondément. Mon corps rejette la violence comme un poison, comme un intrus. Avant même qu’il y ait une notion morale, une mécanique instinctive me fait rejeter cette violence.
Le phénoménologue hongrois Aurel Kolnaï qui fut élève de Husserl, décris comment le dégoût est associé à un phénomène de rejet, produisant une expulsion viscérale d’une sensation qui s’est introduite dans le corps, dans son ouvrage : « Les sentiments hostiles ».
Il y a à la fois un phénomène de dégoût viscéral et de plus de rétrécissement de l’espace entre l’objet de dégoût et soi. La distance entre moi et l’objet perçu se rétrécit.
La sensation de rejet viscéral fait que je ressens la violence que je donne comme si c’était moi qui la recevais, je me rends compte du registre de la douleur et de la souffrance de l’autre.
L’image de ce qu’il vit agit sur mon propre corps ; je me mets à sa place et continuer à être violent devient impossible, à moins de me déconnecter complètement de l’autre comme nous l’avons vu.
On comprend facilement l’intérêt que représente le rejet viscéral dans la société et chacun peut observer ses propres réactions à la violence. Sont-elles émotionnelles, intellectuelles, viscérales ? C’est un terrain d’investigation et d’expérience qu’il est intéressant de sonder.
Dans son ouvrage « Contributions à la pensée » Silo parle de configurations de conscience dans lesquelles tout type de violence provoquerait de la répugnance avec les corrélats somatiques correspondants, qu’une telle structuration non-violente de la conscience pourrait parvenir à s’installer dans les sociétés et serait une conquête culturelle profonde, qu’elle irait au-delà des idées et des émotions pour commencer à faire partie de la trame psychosomatique et psychosociale de l’être humain.
Revenons à notre cas…
… Si je ne permets pas que la violence me touche, me pénètre, si je ne la laisse pas m’atteindre, la fuyant comme la peste, je risque de finir par ne plus la voir. Je ne vais plus reconnaître ses manifestations, ni dans la société ni dans mon entourage, ni celle qui m’est propre.
La question est donc comment me connecter à la violence sans m’y identifier, sans souffrir et sans me faire envahir par la violence ? Si je vois un enfant pleurer et que je me mets à pleurer avec lui, cela ne va pas vraiment l’aider.
L’option de laisser la violence m’atteindre et me toucher au plus profond de mon corps, risque de m’affecter, de me faire souffrir à mon tour, voire même de me faire réagir violemment à mon tour. A priori, ce choix est plus douloureux que d’y être indifférent, cependant c’est le seul choix qui soit non inhumain, le seul qui me rende solidaire de l’humanité de l’autre – qui est aussi la mienne –, le seul choix qui me permet de faire preuve de compassion, de solidarité et de capter au plus tôt la violence lorsqu’elle se manifeste et donc d’agir au plus tôt pour l’enrayer.
Mais fais attention à ne pas sombrer toi-même dans la violence, avertissait Nietzsche : « Quand on lutte contre des monstres, il faut prendre garde de ne pas devenir monstre soi-même ».
Seul, un travail avec la conscience permet de se désidentifier d’un conflit tout en y étant connecté.
On parle beaucoup aujourd’hui de « pleine conscience », mais je préfère celui de « conscience de soi » pour la simple raison que la pleine consciente invite à observer les objets de conscience et non pas la conscience elle-même, et que celle-ci peut aussi être pleine de mauvaises intentions.
La « conscience de soi » est un regard sur sa propre conscience. « Je suis conscient que ma conscience est altérée, ou en fuite, ou violente, ou mieux… inspirée, ou chargée de compassion… ».
Les pratiques attentionnelles donnent la capacité de se rendre de compte de sa déconnexion, mais aussi de prendre conscience de l’état inverse, c’est-à-dire la surconnexion à la violence, lorsque je suis à fleur de peau, pris par la colère, etc. Dans ce cas il s’agit non pas de se connecter sinon de se déconnecter, de débrancher.
Il y a un peu plus de 200 ans, le philosophe Kant écrivait : « Le principe de l’aperception est le plus élevé de toutes les connaissances humaines ».
L’aperception est un acte de la conscience qui va vers la perception. Habituellement l’information entre de l’extérieur vers la conscience. Avec l’aperception c’est l’inverse, c’est un acte de réversibilité. Avec l’aperception, le point de référence est à l’intérieur de soi et non à l’extérieur. Cela permet de mettre une distance entre soi-même et le monde, entre soi-même et ses pensées et ses émotions, entre soi-même et ses croyances, ses jugements de valeur, ses a priori, entre soi-même et ses peurs, ses frustrations, ses ressentiments, ses désirs de vengeance, c’est-à-dire entre soi-même et ce qui risque de se terminer par la violence et la destruction.
Les travaux de réversibilité de la conscience sont amplement expliqués dans l’ouvrage « Autolibération » de Luis Ammann.
Conclusions
Dans la tempête qui se déchaîne partout sur la planète nous ressentons peut-être que la traversée du désert est longue, cependant tâchons de rester dans l’œil du cyclone et cherchons à ne pas perdre la foi. Foi dans le sens confiance en soi, dans les autres et dans la vie en général.
Nous savons tous par expérience que lorsque nous avons la foi, nous avons une grande force. Nous avons également l’expérience qu’elle est variable et qu’il est nécessaire de la nourrir de pensées et de projets positifs. La particularité de la foi est que nous pouvons décider d’avoir la foi. Elle peut être réactivée. C’est nécessaire lorsqu’elle ne se manifeste plus.
Je reviens au titre de cette conférence : « Sortir de la violence, une nécessité sociale et personnelle ». Je ne peux décemment pas proposer des recettes miracles, d’une part parce que la non-violence, fondamentalement n’est pas un outil pour réparer, même si elle a recours à des procédés. Lanza Del Vasto, une autre figure de la non-violence, proche de Gandhi écrivait : « Est non-violent ce qui vise à la conscience. La non-violence ne saurait se réduire à une technique. Elle est avant toute chose une manière d’être. Elle est finalement un acte de foi en la force de l’esprit ».
En second lieu parce que le phénomène de la déstructuration de la société nous dépasse. Ses fondements et piliers traditionnels sont largement réfutés, en grande partie à cause de la violence de ses procédures.
Bien sûr, les êtres humains – nous – en subissons les conséquences de manière dramatique… mais nous pouvons également constater que quelque chose de positif se passe. Parallèlement à un « monde qui s’effondre », un autre prend forme.
Quelque chose s’insinue à l’intérieur des gens, sous forme d’intuition, de sensibilité, de réflexion, de vision de la vie, de comportement avec les autres.
Plus que jamais, il est nécessaire d’apprendre à se détendre, à faire naître de nouvelles expériences, parce que nous savons que les tensions prennent beaucoup d’énergie. C’est aussi un moment opportun pour méditer afin de se réconcilier avec les erreurs d’hier, mais surtout pour laisser venir à nous de nouvelles images d’un avenir meilleur. C’est un bon moment pour donner le meilleur de soi-même, pour traiter les autres comme on aimerait être traité, pour faire preuve de compassion, de générosité, d’amour… et de patience, en ce moment où la tendance est précisément l’impatience. C’est probablement le meilleur que l’on puisse souhaiter et conseiller à l’heure actuelle.
Ce n’est pas la première fois que l’humanité traverse un moment sombre… mais c’est peut-être la première fois que nous le vivons tous simultanément sur la planète, alors au lieu de s’entre-déchirer, il est plus sage de s’entraider les uns les autres, sans laisser de côté les plus faibles et nécessiteux.
Je conclus en citant le poète et philosophe chinois François Cheng par un extrait de son livre « Cinq méditations sur la mort » :
« Pour nous la vie n’est nullement un épiphénomène au sein de l’extraordinaire aventure de l’univers. Nous ne nous accommodons pas de la vision selon laquelle l’univers, n’étant que matière, se serait fait sans le savoir, ignorant de bout en bout, durant ces milliards d’années, sa propre existence. Tout en s’ignorant lui-même, il aurait été capable d’engendrer des êtres conscients et agissants, lesquels, l’espace d’un laps de temps infime, l’aurait vu, et su, et aimé, avant de bientôt disparaître. Comme si tout cela n’avait servi à rien… Non décidément, nous nous inscrivons en faux contre ce nihilisme devenu aujourd’hui lieu commun ».
Je vous remercie pour votre écoute. Si vous souhaitez m’envoyer des commentaires sur la conférence, des avis, des questions… n’hésitez pas à m’écrire à l’adresse suivante : pmoal2012@gmail.com