Nous ouvrons la série Femmes constructrices de futur : vers une culture de la non-violence, avec l’interview de Sabine Rubin par Pía Figueroa.

C’est la première d’une série d’interviews avec des femmes de tous les continents qui s’engagent pour la vie. Un projet qui nous a conduit à un processus collectif qui nous permet de grandir en tant que personnes et en tant qu’ensemble.

Dans cet interview pour Femmes constructrices de futur, Sabine Rubin nous dit comment s’est formée sa sensibilité pour l’être humain, ce qui a orienté sa vie et l’a amenée à s’engager auprès des gens au travers de la vie associative et politique. Concernant la construction d’un futur non-violent elle propose d’être ensemble, de créer des ponts entre les différentes initiatives, de les avoir en coprésence, de sentir l’intangible, de méditer et enfin d’être certaines et certains que nous sommes les constructrices et les constructeurs de ce nouveau monde.

 

TRANSCRIPTION

Pressenza : Bonjour Sabine, bienvenue à Pressenza, bienvenue dans cet espace de FEMMES CONSTRUCTRICES DE FUTUR.

Pour ceux qui ne la connaissent pas, Sabine Rubin est humaniste siloïste, engagée dans le champ social et politique. C’est par cette voie qu’elle est devenue députée à l’Assemblée Nationale française, dans le groupe de la France Insoumise. 

C’est tout un processus qui l’a menée à cette fonction et qui l’inspire dans son action à l’Assemblée et dans sa circonscription.

Raconte-nous, Sabine, si tu veux bien, ta trajectoire, toujours en résonance avec les êtres humains. Comment cette sensibilité a été éveillée en toi, de quelle manière et dans quelles circonstances elle s’est développée.

Sabine Rubin : Merci Pía, merci d’abord de m’inviter à faire ce travail qui n’est pas facile, parce que ce n’est pas facile de raconter de façon synthétique ce que l’on croit être sa trajectoire de vie et d’expliquer les moteurs de cette trajectoire.  Pourquoi j’ai fait ce que j’ai fait, pourquoi je me retrouve députée ? Quelle cohérence a tout cela ? Ce n’est pas facile finalement.

En tout cas j’ai fait un effort et je me suis souvenu que très tôt, ma mère m’appelait Pygmalion. Pygmalion, c’est celui qui veut changer, transformer le monde ; certes, il veut le transformer à son image, ce qui est assez totalitaire en effet.  Mais depuis, j’ai quand même approfondi un peu le sujet.

Pour en revenir à ce jeune âge, je ne saurais dire exactement ce que je voulais changer ni pourquoi.

Mais je sais avoir été très tôt sensible et révoltée par tout ce qui produisait ce que je peux appeler la négation de l’autre : la négation par la dévalorisation, la négation par la soumission, la négation par l’indifférence.

Et cela s’est traduit donc très vite par la révolte contre toutes les normes, les jugements, les valorisations, les classements, les comparaisons, les hiérarchies et aussi une remise en cause des organisations qui instituent que des êtres humains valent plus que d’autres, sont supérieurs à d’autres, dictent aux autres ce qu’ils doivent faire.

Autrement dit, ni je ne comprenais, ni je ne supportais qu’un être humain soit mis – ou se mette au-dessus d’un autre :  ou tout simplement qu’il se considère ou soit considéré comme supérieur aux autres.

Et ce qui est vrai pour un être humain c’est devenu vrai pour un peuple, pour une civilisation… pour quoi mettre l’un au-dessus d’un autre ?

Très vite, à mon tour (évidemment de façon très cathartique et très violente) j’ai rejeté tout ce qui ressemblait de près ou de loin à de l’autorité, et j’ai rejeté les chefs, les dirigeants, bref j’ai rejeté tout ceux qui paraissaient les puissants du moment.

J’ai également remis en cause tous les systèmes de valorisation, par exemple pourquoi un tel gagne tant et l’autre gagne autrement… Je m’interrogeais, comme un enfant s’interroge sur pourquoi les choses sont comme elles sont, lorsqu’elles sont injustes. Et j’ai aussi remis en cause toutes les organisations qui instituent le fait qu’un être humain a du pouvoir sur les autres.

Je résume. Plus tard, je me suis donc rapprochée des communistes (avec cet idéal d’égalité, de mise en commun de tout) et puis je me suis aussi rapproché des anarchistes (en ce qu’ils interrogent toute forme d’autorité et de pouvoir).  Mais, comme souvent, on connait cette histoire – dans l’un et l’autre cas – j’ai vu le fameux hiatus entre les idéaux en termes de société et les comportements, le traitement humain interpersonnel de ces personnes qui étaient porteuses d’idéaux. C’était vrai aussi, je suppose, pour toutes les églises qui se sont constitués sur la base des religions, etc.

 

Je me questionnais sur ce hiatus, et la veille du jour où j’ai rencontré le Mouvement humaniste, d’ailleurs sur ce sujet de la démocratie formelle, j’avais justement demandé à un ami : Que faut-il d’abord changer dans ce monde, ce monde qui ne va pas, qui est injuste ?

Est-ce qu’il faut d’abord changer la société, qui rend l’homme mauvais ? Pour reprendre un peu le mythe du bon sauvage de Jean-Jacques Rousseau, qui dit que l’homme est né bon et que la société le corrompt. Ou alors il fallait changer d’abord l’être humain… Mais comment serait-ce possible, c’est l’œuf et la poule, on ne peut pas savoir comment faire puisque justement l’être humain est déjà social, d’ores et déjà social à peine est-il né.  Et d’ailleurs, comment savoir s’il est vraiment bon ?

Ces questions que je me posais, finalement, la pensée humaniste siloïste y répondait, proposant de changer les deux de façon simultanée : une transformation sociale et personnelle en même temps.

Et en toute cohérence, la proposition humaniste – dans le champ à proprement politique du Parti humaniste – apportait aussi des réponses. Le parti énonçait clairement la remise en cause des deux piliers de ce système intrinsèquement injustes (et donc violents), qui étaient les piliers de nos sociétés. Je parle de la soi-disant belle démocratie représentative, qui finalement s’est transformée et qui a été défigurée devenant le lieu de tant d’abus de pouvoir de la part de toutes les traditions commises par les représentants que nous avions nous-mêmes « élus ». Et l’autre pilier c’était le capitalisme, en ce qu’il instaure comme un fait inéluctable – bien que sans fondement – le fait que le fruit du travail doit aller au capital et non aux travailleurs.

Sur la base de ces constats, le Parti humaniste avait aussi des propositions concrètes pour une réorganisation politique et économique qui correspondait à ce début de changement social. 30 ans plus tard, ces propositions politiques ont été – plus ou moins – reprises et portées avec force et avec brio, il faut le dire, par un leader politique connu en France, qui est Jean Luc Mélenchon, au moment des élections présidentielles. En toute cohérence, j’ai mis mon expérience de 30 ans de militance pour promouvoir ce programme auprès des gens.

C’est ainsi que je me suis retrouvée députée, un peu malgré moi, parce que mon projet n’était pas devenir députée, mais plutôt de soutenir un programme et de constituer des équipes autour de ce programme, comme j’avais l’habitude de le faire.  Un peu malgré moi je me suis retrouvée non seulement députée, mais très paradoxalement députée, puisque c’est une fonction de représentation que je dénonçais.

Alors je rassure tout de suite, et j’en termine : je ne me sens représenter personne, sinon porter un programme, qui était bien balisé, et donc je suis mandatée pour le faire.

 

Pressenza : C’est vraiment très intéressant ton processus et ta recherche pour construire un monde plus juste. Je voudrais maintenant t’inviter à nous raconter quelles sont les choses peut-être les plus intéressantes que tu as pu faire depuis que tu es députée en France.

Sabine Rubin : Comme je viens un peu de l’expliquer, ce n’est pas tant comme députée que j’ai le sentiment de pouvoir faire des choses intéressantes, je veux dire des choses qui aident, qui construisent le futur. Depuis cette fonction je tente de le faire, mais ce n’est pas en tant que députée.

Plusieurs raisons à cela :

La plus évidente : dans le cadre de notre 5ème République française et du mode d’élections des députés – juste après l’élection présidentielle –, l’assemblée nationale est surtout une caisse d’enregistrement des décisions d’un gouvernement.

Ainsi, la majorité parlementaire, – qui est dans le prolongement donc du vote des présidentielles –, est toujours du même bord que le gouvernement, donc elle vote en cadence les lois du gouvernement, tout le monde vote sans réfléchir, par une espèce d’union de corps.

Notre seule action en tant que député.e.s d’opposition est de nous opposer à ces lois… En général ce n’est pas une opposition par principe, mais vraiment, on ne partage pas la même vision de la société. On l’argumente, on fait des contre-propositions, on trace un autre chemin, mais nos votes sont toujours minoritaires, donc cela ne change rien.

Je dois ajouter par ailleurs, et c’est quand même intéressant dans ce contexte, que les débats parlementaires tournent très vite au très court : l’hémicycle est loin d’être le lieu pour confronter des idées, des points de vue, pour tenter de trouver des aménagements, des consensus. Non, pas du tout, c’est à l’image du monde ! L’hémicycle est le lieu, soit des soliloques, pour dire que je suis… je parle bien, sans écouter, sans répondre aux arguments opposés. C’est aussi le lieu des invectives, des polémiques qui amusent tout le monde dans le petit cercle de l’hémicycle, mais qui sont vraiment très loin de ce qui se passe, de ce qui préoccupe les gens. Une vraie comédie… en vérité, ce n’est même pas là que se prennent les décisions.

Pour tout dire, moi à l’assemblée je me sens un peu comme un ovni. Ceci dit, l’assemblée quand-même et la fonction de députée offrent une Tribune, une visibilité à des propositions alternatives dans lesquelles les citoyens peuvent se reconnaitre, se retrouver, et pour ma part, j’aime surtout porter des revendications de syndicalistes ou de collectifs de citoyens que j’ai rencontrés – revendications dans lesquelles bien sûr je me reconnais ; je ne vais pas porter ce en quoi je ne me reconnais pas.

Ainsi, ce n’est pas mon opinion que je porte, sinon que je me sens le prolongement, le porte-parole sans filtre de causes qui sont portées par d’autres. Et je pense que ce devrait être le rôle de ceux qui sont dans des fonctions politiques : non pas de penser, de parler à la place des gens, mais bien de porter leur cause si on la partage. Ainsi – et dans le prolongement de ce que je viens de dire – ce que je trouve intéressant, pour répondre à la question de ce que je peux faire comme députée, ce n’est pas ce que je fais mais ce que font les gens qui s’engagent dans des actions, des initiatives ou des luttes concrètes que je viens appuyer.

Donc, la seule chose que je trouve intéressante dans une fonction politique c’est de donner cette autre image de l’élu et de rappeler aux gens que la politique n’est pas l‘affaire des hommes ou des femmes qui occupent une fonction politique (encore moins l’affaire de ceux qui en font un métier) mais bien l’affaire des citoyens auto-organisés dans tous les lieux de leur vie. Dans la cité, dans l’entreprise, dans les services publics, à l’école, à l’hôpital… C’est à nous, comme citoyens, et non à je ne sais pas qui de penser la façon dont on doit s’organiser ses actions et les concrétiser. Si je pouvais faire cela en tant qu’élue, je déconstruirais le modèle que nous avons d’une démocratie, aujourd’hui  bien morte et qu’on laisse aux mains de truands.

 

Pressenza : Vraiment très intéressant Sabine ce que tu dis et ta perception des gens aujourd’hui. Comment essaies-tu de te connecter à eux, en particulier dans le contexte actuel de la pandémie ? Comment tu fais pour prendre contact avec les gens ?

Sabine Rubin : Alors peut-être préciser deux choses : la première est que, bizarrement, depuis que je suis députée, depuis qu’il y a la pandémie, c’est-à-dire quand tout le monde est un peu renfermé, avec le confinement, j’ai moins le temps de rencontrer les gens, et notamment de les voir, pour reprendre tes mots, de les voir « connectés ».

Parce que, justement le second point est qu’avant de me connecter aux gens, j’ai besoin de me connecter à moi-même. Ce qui n’est pas toujours facile car je suis comme les gens – et peut-être plus qu‘eux – dans un tumulte perpétuel de la vie quotidienne, avec les médias, avec le bruit incessant des informations, d’une actualité continue, à laquelle il faut donner des réponses rapides n’importe comment, sans penser ; une actualité bruyante, malveillante… Alors je dois reprendre un peu ma respiration. Me reconnecter à moi-même, au meilleur de moi-même, pour me connecter au meilleur des gens.

Par ailleurs, je dirais aussi que ma fonction de politique, finalement, dénature un peu les contacts avec les gens : soit je suis perçue comme celle qui peut aider tout le monde, qui peut faire quelque chose, alors que je ne peux rien faire – je ne peux pas aider les gens, je n’ai pas d’appartements, je n’ai pas de travaux à proposer, je ne peux pas grand-chose – soit, l’inverse, certains se méfient de moi, c’est-à-dire, cela peut être les syndiqués, etc., cette détestation des gens, non pas le politique, mais les hommes politiques, ils se méfient des politiques en général, et à juste titre. Sauf que cela me fait un peu mal au cœur de me voir un peu associée à toute cette bande-là, je ne viens pas de là. Mais c’est un peu ce rapport.

Ceci dit, je rencontre tout de même beaucoup de gens, beaucoup de militants, de syndicalistes, de collectifs qui sont engagés pour telle ou telle cause. Je vais à leur rencontre. Par exemple, pendant le 1er puis le 2nd confinement, je suis également allée voir tous ces gens qui se mobilisaient dans les associations, pour aider les plus démunis, pour fabriquer des masques, pour faire des soupes solidaires, etc.

Je le dis et redis : je constate que ces gens – par leur investissement dans la chose sociale, soit une lutte, un combat ou une action humanitaire – ces gens vont relativement bien, parce que justement à travers la défense collective d’une cause, ou le partage d’un projet solidaire, ils ouvrent le futur. Cela en dit beaucoup sur l’être humain.

 

Mais il y aussi tous ceux que je ne vois pas ! Comment vont-ils, ceux que je ne vois pas ? Je ne le sais qu’à travers ce que racontent les médias – mais je me méfie des médias – ou à travers les sondages : alors c’est vrai qu’on France on parle beaucoup de déprime, de lassitude et de pauvreté, qui sont bien réels. La pauvreté matérielle et probablement aussi psychologique finit par atteindre.

Cela me touche particulièrement, notamment chez les jeunes, les étudiants que l’on voie quand même chez nous, –  sixième puissance mondiale – de longues files d’attente devant l’aide alimentaire. Et pire, plus absurde encore, c’est ce qu’on leur inflige :  alors qu’ils ne risquent pas d’être gravement malades, on leur inflige, malgré tout, de rester enfermés chez eux.  L’interdiction de toute vie universitaire et sociale… Il y a un chiffre qui est terrifiant : 25% des étudiants, d’après l’enquête, auraient déjà scénarisé leur suicide ! On voit de quoi on parle ? On parle de construire le futur. C’est une vielle comme moi qui veut le construire ?

Pour ne pas trop me fier aux médias, j’ai justement décidé de retourner voir les gens, les commerçants, je vais aussi aller voir les étudiants.

En synthèse, je dis que – et c’est un appel en même temps – pour aller bien, sortez et mettez-vous ensemble, rêvez ensemble, faites ensemble, ne serait-ce que pour reprendre de l’oxygène.

 

Pressenza : Si nous pensons à une société dans laquelle il serait possible de surmonter les différentes formes de violence, toutes ces choses que tu viens de décrire, comment penses-tu que nous devrions aller de l’avant ? Comment devrions-nous établir des priorités ? C’est quoi le plus important ? Comment le fait-on ?

Sabine Rubin : C’est une vaste question la non-violence. Peut-être faut-il préciser que j’ai fait mienne, vraiment mienne, la catégorisation des différentes formes de violence dont parle Silo, le penseur de ce mouvement humaniste. Il y a bien cette violence économique, qui est inscrite dans le système capitaliste lui-même, quand je l’ai évoqué dès le début, et la répartition des richesses, pourquoi l’un et pourquoi pas l’autre.  La violence sexuelle, notamment en défaveur des femmes dans cette longue histoire de la société patriarcale et que l’on voit exploser aujourd’hui. La violence religieuse qui amène tous les fondamentalistes qui veulent imposer leur vision du monde, leur manière de croire, leur manière de pratiquer. La violence psychologique, associée à ce que je disais au début de cette rencontre, à la négation de l’autre, sous toutes les formes et de différentes manières, sa non reconnaissance. Enfin la violence physique, la plus manifeste, celle des guerres, et aussi maintenant en France on a celle du maintien de l’ordre, il y a beaucoup de borgnes, des gens qui ont perdu des mains, des yeux, ou tout récemment encore, et ce n’est pas la première fois, des gens de 14 ans qui se tuent entre eux, on ne sait même pas pourquoi, ils n’ont même pas de motifs.

 

Par rapport à mon paysage de formation des années 60 à 80, j’ai le sentiment que la situation s’aggrave, soit parce qu’elle se révèle, je pense aux violences sexuelles, (je ne savais pas qu’autant de femmes étaient violées, je le découvre), soit parce qu’elle devient extrême, je pense à la violence économique (10 millions de pauvres alors qu’il y a de plus en plus de millionnaires et de milliardaires).  Donc cela devient extrême, tout comme les gens deviennent extrêmes, par exemple avec leur religion, tout devient extrême, tout devient violent ; aussi psychologiquement (beaucoup de peurs, beaucoup de suicides ; on n’a jamais vu autant de gens prendre des anxiolytiques…) et je ne parle pas des guerres, qui continuent d’exister, on ne les voit pas mais on les alimente. Donc il me semble que c’est plus violent.

 

Maintenant comment dire en 2 minutes quoi faire et avec quelle priorité…

Mais avant de dire quoi faire, je pense qu’il faut surtout bien comprendre ce phénomène de la violence et pourquoi il s’aggrave.

Selon moi, la violence que l‘on voit s‘exprimer (sous toutes ses formes) n’est pas conjoncturelle, ni ne relève d’un système de causalité (cause-conséquence).

Très schématiquement, je vois ce phénomène, je le comprends comme un phénomène structurel, qui remonte dans le passé… très loin, cela dépend quelle échelle de temps. J’avais entendu parler une préhistorienne, elle disait qu’à la période précédant le néolithique, on ne repérait pas de violences. Le regard se porte vers constater cela :  les violences viendraient avec le néolithique. Cela se comprend, c’est la période de l’histoire humaine où il y a l’appropriation du monde naturel (agriculture, sédentarité…), l’appropriation aussi du monde social (pour préserver ce qu’on a acquis) et aussi l’appropriation de l’intention de l’autre à son propre profit. C’est l’histoire finalement de l’appropriation de l’autre, de ce qui ne nous appartient pas. La violence se niche dans cette appropriation illimitée et destructrice.

Je crois qu’aujourd’hui, après différents méandres dans l’histoire (différentes tentatives de la conscience humaine) on arrive aux limites de ce système actuel, de ce système de pensée, de cette conscience qui prend et qui soumet. On le voit avec l’écologie : la nature se retourne contre nous ! Ça explose.

Mais les gens explosent eux aussi de ce système et de ses institutions violentes qui font de plus en plus pression. Ça explose à l’extérieur et à l’intérieur, mais les gens font exploser eux-aussi le système. Soit violemment, soit en faisant le vide en fuyant et en allant ailleurs, chacun dans son coin. C’est comme ça que je lis cette histoire, la nécessité de sortir de ce monde de mille manières pour certains et pour d’autres continuer à vouloir opprimer.

 

Maintenant, j’aimerais souligner un mot dans ta question : surmonter les formes de violence ? Je souligne ‘surmonter’.

C’est intéressant de mentionner ce mot comme réponse aux gens qui pensent, justifient que la violence fait partie de la nature humaine, et qu’il en sera toujours ainsi.  Et c’est vrai, l’histoire semble être du côté de cette certitude provisoire, – on va dire.

Mais il est un autre fait : la recherche de la réponse non-violente dont Luther King, Gandhi, Tolstoï et bien d’autres ont été des figures, même si l’histoire ne leur a pas encore donné raison. Ce sont des tentatives.

L’histoire ne leur a pas donné raison, mais le cœur des gens a dit oui ! On ne se souvient pas de la même manière d’Hitler que de Martin Luther King, on ne va pas citer les mêmes textes, on ne va pas citer Hitler. Le cœur des gens retient des choses. C’est une aspiration de la conscience, de l’âme humaine.

Et je voudrais dire à propos d’un conflit qui fait beaucoup parler et qui me touche, c’est celui du Mouvement de femmes en Israël. Il y a des femmes qui sont des mères, des sœurs, des filles qui ont perdu leurs enfants, leurs sœurs. Elles sont juives et palestiniennes ; elles s’organisent et font pression sur le gouvernement Israélien pour demander et mettre en place une paix et une concorde. Ce sont des vrais gens.

Pour plagier un auteur français, Jean Paul Sartre : la guerre – toute la violence –, (la guerre comme expression physique de la violence qui est moins manifeste) ce sont les puissants qui l’orchestrent et ce sont les pauvres gens qui la subissent et la font. Je pense que les gens, que les peuples ne veulent plus subir cette guerre et cette violence. Quand bien même cette ambiance les amènerait à être eux-mêmes, à reproduire eux-mêmes, ce système.

Alors, comment s’en sortir ? C’est un processus… mais il y a quand même deux piliers. Justement, comment s’en sortir sur la base de la non-violence ? Je vois et je crois qu’il faut faire la promotion idéologique de la non-violence comme une réponse à la fois personnelle et sociale à la violence du monde. Pas la non-violence comme certains en parlent parfois, c’est-à-dire comme une stratégie où il s’agit avant tout de ne pas perdre les siens, mais plutôt la non-violence comme mode de vie. Ce n’est pas pareil. Ce n’est pas « je prends cet outil parce que sinon je vais recevoir des coups de bâton ou je vais me faire tuer », mais c’est surtout un fondement pour orienter sa conduite de vie.

L’autre pilier concerne l’éducation dès le plus jeune âge : éduquer à la non-violence comme attitude personnelle et comme action sociale.  Si l’on est au pouvoir, enfin bon ce serait un peu contradictoire car l’idée n’est pas d’être au pouvoir… Disons plutôt que, si l’on pouvait un jour, non pas être au pouvoir mais gérer notre société, ça serait important d’instituer par la loi la limitation de l’appropriation de la richesse. Car pour l’instant, il y en a qui, comme les enfants, ont de mauvaises habitudes ;  alors il faut les amener à se corriger, il faut leur dire : « non, ça suffit, tu arrêtes de prendre toute la richesse pour toi ! » Ensuite il s’agirait de revoir ensemble l’organisation sociale, politique et économique sur la base d’une attitude non violente.

Voilà peut-être les deux pistes… S’appuyer sur les deux piliers en même temps : éduquer et instituer une loi. De la même manière que l’on change le monde et la société, on apprend le comportement, la pensée.  Et à partir de ces points de vue, sur ces bases-là, on construit une autre organisation de la société.

 

Pressenza : Je te remercie, cela m’inspire beaucoup ; ce sont des paroles que je ressens très bien. Je voudrais te demander quels éléments tangibles et intangibles pouvons-nous tirer du passé ainsi que du présent pour construire cet avenir non-violent auquel la plupart des gens aspirent. Et t’interroger aussi à propos des nouveaux « piliers » et « matériaux » que nous devons créer pour jeter les bases de cet avenir non-violent.

Sabine Rubin : Je dirais que dans les intangibles il y a la compréhension des phénomènes, si l’on ne comprend pas ce qui arrive, ce qui nous arrive, le « connais-toi toi-même » ou le « connaitre le monde » ; si l’on ne comprend ce phénomène, ce qui le génère, si on ne le comprend pas collectivement, comment on peut dépasser ce qui nous arrive ? Comment on peut dépasser ce qui nous arrive si on ne dit pas que la violence n’est pas dans la nature humaine et que la non-violence est un choix. Et comment le dire ? En en faisant l’expérience, en expliquant. Donc, je pense que la compréhension du phénomène est un des intangibles et l’éducation est un autre intangible.

Il est nécessaire aussi de comprendre la période actuelle, comme on le disait toute à l’heure, non pas comme un moment anecdotique : tel gouvernement nous ennuie, celui-ci est un vrai fou, il est plus fou que le précédent, c’est sûr, dans une espèce de spirale. C’est une spirale. Donc, on doit comprendre que ça vient de plus loin et que répondre simplement avec violence, ou reprendre le pouvoir avec les mêmes comportements, ou songer au pouvoir d’avant, aux envies provisoires, cela ne changera pas profondément les choses. Il faut le comprendre en profondeur. Il faut aussi en sentir la nécessité.

Pour illustrer mon propos de façon moins conceptuelle, j’ai parfois l’impression que les êtres humains sont comme des hamsters, pris dans les roues d’un système qui, s’accélérant, les rend fous en même temps que la roue se désarticule. La roue c’est le système et on tourne, on tourne, et puis cela explose. Et je dirais que le plus drôle dans cette histoire, c’est que les dirigeants sont aussi pris dans ce système, mais tellement aveuglés qu’ils ne s’en rendent même pas compte qu’ils vont exploser avec tout le reste. On va tous exploser. Donc, désobéir c’est bien !

 

Pour avoir confiance dans le processus, en tout cas pour m’efforcer de continuer, de l’accompagner, qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Je trouve que la période du confinement a été très riche d’enseignement, parce que justement la machine s’est arrêtée (pas pour tout le monde, pas pour les infirmières, pas pour les professeurs, etc., au contraire, c’est par humanité qu’ils l’ont fait tenir, et non pas grâce au système). Et pendant que ce monde s’arrêtait j’ai vu de tout : « plus jamais ça », « le monde après… ».

Certains étaient un peu perdus. D’autres en ont profité pour méditer et se sont rendu compte de l’absurdité de leur vie, de ce non-sens. Je reprends une image pour exposer ce non-sens, parce que c’est bombardé tous les jours : à la radio, sur les ondes de France-inter, le directeur de la Banque de France disait : « maintenant, c’est nécessaire que les gens consomment pour faire repartir la croissance ». Non pas qu’ils consomment pour ne pas avoir faim, pour avoir chaud, etc., mais pour faire repartir le vélo, il faudrait pédaler sans savoir où on va, pour faire marcher la machine. C’est à ça qu’on est réduit, à pédaler sans savoir où on va. Je crois que les gens ont eu un aperçu de l’absurdité de ce monde, et je crois que les gens ne veulent plus de ça.

Comment faire ? Je pense que nous devrions prendre le temps – notre temps aussi est capturé par ce système – mais il nous faut impérativement prendre le temps de méditer, et aussi d’être ensemble et de poser les pierres de ce nouveau monde. Ce que j’essaie de faire justement, c’est lorsque je vois telle association qui fait une chose, telle autre qui fait autre chose, c’est de faire des ponts entre toutes ces  personnes et toutes ces actions. Qu’ils agissent en coprésence les uns des autres. Je ne dis pas de faire ensemble, on ne va pas tous faire tout ensemble mais plutôt que les uns et les autres soient en coprésence, en se sentant la responsabilité d’être les constructeurs de ce nouveau monde.

 

Pressenza : C’est un peu ce qu’on fait à Pressenza, on cherche les gens…, c’est pour cela qu’on fait ces interviews, pour établir des ponts dont la coprésence peut aider à reformuler les aspirations et à penser d’une autre manière le futur. Se donner ce temps dont tu as parlé, la compréhension de la quelle tu as parlé, et la pensée. Parce que la plupart des gens pensent que ‘penser’ c’est ne rien faire, mais c’est le contraire : penser quelque chose est très important pour pouvoir arriver à une autre direction. Alors je te remercie beaucoup Sabine pour cette interview, je ne sais pas si tu veux ajouter quelque chose ou non. On cherche à faire ces ponts avec des femmes pendant le mois international des droits des femmes, avec des femmes qui sont des Constructrices du Futur. On va publier cette interview dans différentes langues, on va la traduire, je pense que ce que tu nous as dit nous donne beaucoup d’inspiration. Nous te souhaitons le meilleur pour chacun de tes projets et nous restons à l’écoute pour le moment où tu pourrais avoir besoin de nous ; on pourrait penser ensemble, on pourrait se retrouver et donner des inspirations aux autres aussi.

Sabine Rubin : N’hésite pas à me contacter, tant mieux si ce que je dis peut inspirer d’autres personnes, moi aussi j’essaie de contacter d’autres qui sont célèbres, un peu, pour qu’ils puissent porter une parole, ou en tout cas car leur parole, qui est intéressante, mériterait probablement de se retrouver dans une direction plus profonde et plus commune. Donner cette profondeur et cette direction commune aux diverses actions, aux divers propos des uns et des autres, qui pour l’instant apparaissent comme des bruits.  On constate beaucoup d’initiatives, mais très éclatées, dans un éclatement de l’explosion, un peu de tout. C’est intéressant de leur donner direction.

 

Pressenza : Donner direction et faire voir les lumières du nouveau monde. Je te remercie encore. Ce fut très bon de t’écouter. Merci beaucoup.