Pour les politiques comme pour les scientifiques, le Covid-19 est un saut dans l’inconnu. Encore faut-il avoir l’humilité de le reconnaître. Si les scientifiques savent que leur savoir est par nature temporaire, qu’en est-il des gouvernants ?
Avec son aimable autorisation Pressenza reprend en version simplifie l’article de Natalie Depraz, publié sur Libération le 14 avril 2020, puis publié en version amplifiée par Pressenza le 5 mai 2020.
«Un principe nous guide pour définir nos actions, c’est la confiance dans la science, c’est d’écouter celles et ceux qui savent.» En suivant l’avis des scientifiques, assurons la continuité de notre vie démocratique ! Pour Emmanuel Macron, la parole scientifique est d’or. Suivons son avis : les élections auront bien lieu. Dans ce même discours du 12 mars, il annonce la fermeture des établissements scolaires. Selon les scientifiques, les enfants propagent davantage le virus. Maintien des élections, fermeture des écoles : c’est la parole scientifique qui donne le ton. Deux poids, deux mesures ? Peut-on affirmer sans vergogne une chose et son contraire, en l’habillant de surcroît du manteau de la caution scientifique ?
Deux jours plus tard, Edouard Philippe prend la parole pour annoncer, sans préavis, la fermeture des restaurants tout en réitérant le maintien du premier tour. L’incohérence suit son cours… Et le calcul politicien prime dans cette décision orpheline, qui frappe par son abstraction. Jusqu’à ce que, deux jours plus tard, Macron assène, bordant à tous crins son propos : «Les scientifiques le disent, c’est la priorité absolue. J’ai consulté les experts : le confinement doit être renforcé et… le second tour reporté.»
On croit rêver ! Un jour les élections sont maintenues, sans risque, un autre jour elles sont reportées : risque majeur. Où est la cohérence ? La crédibilité ? Autoriser un déplacement pour aller voter et gronder celles et ceux qui dans la foulée vont au parc est un message illisible pour la population : les comportements dits irresponsables, incohérents de la population sont à la mesure de l’incohérence irresponsable du gouvernement.
Que dit ce dernier ? Il s’entoure d’experts. Le 11 mars est créé un comité scientifique, baptisé par le journal la Dépêche la «Boussole» du gouvernement. Serait-ce que, sans ces onze experts (neuf hommes, deux femmes, notons-le…), ce gouvernement serait désorienté, au point de se fracasser sur les rochers ? De l’avis général, ce comité ne rend qu’un avis consultatif. Il recommande, il éclaire la décision publique. L’exécutif s’appuie sur son expertise, puis décide en conscience, en restant aux commandes de l’action. L’image de la boussole est belle : savoir s’orienter dans la tempête, qu’espérer de mieux ? Voilà une belle histoire, de celles qu’on raconte aux enfants pour les endormir, de celles que tous les enfants ont envie d’entendre : papa et maman sont là, pas de souci, ce sont eux qui savent…
Le savoir guide le pouvoir. Sauf que… ces experts se trompent : Yazdan Yazdanpanah, infectiologue à Bichat (lire son portrait en dernière page), interrogé le 26 février, affirmait : «Il ne va pas y avoir une épidémie en France, parce qu’on est préparés», invitant les Français à se faire la bise… Didier Raoult, dans son livre Epidémies. Vrais dangers et fausses alertes, se veut rassurant : il parle d’une «hystérie mondiale», d’une «mortalité moindre que celle annoncée au départ». Jean-François Delfraissy lui-même, président du comité scientifique, qui a vécu le VIH, le virus Ebola, reconnaît «n’avoir pas suffisamment perçu la gravité de l’événement» à la mi-février.
A quoi sert donc la référence insistante, obsessionnelle, indécente, à la science ? On veut nous faire croire que la science est le guide absolu des décisions politiques, montrer que le politique a une maîtrise parfaite de la situation, crédibiliser ainsi son action. Or ce savoir est incertain, fait d’ignorance, d’erreurs. Le professeur Delfraissy l’avoue : «Ça dépasse tout ce que j’ai vu jusqu’à maintenant…»
De fait, les scientifiques peuvent se tromper. C’est vrai, ils ne savent pas grand- chose : ils ont affirmé que le Covid-19 est comme une grippe. Il est beaucoup plus contagieux et le symptôme de l’oppression respiratoire l’en distingue clairement ; ils ont affirmé qu’il était inutile de mettre un masque. On ne sera bientôt pas autorisé à sortir sans. Ils ont affirmé que les tests ne servaient à rien. Mais… seuls des tests permettraient de savoir qui est positif et qui ne l’est pas.
Bien sûr, il n’est pas question de se priver des scientifiques. Le problème n’est pas la science : les scientifiques savent qu’ils ne savent pas grand-chose (sic Socrate). Ils ont l’humilité des expérimentalistes, la sagesse du non-savoir. Comme le dit bien Didier Raoult, le savoir est «temporaire». Le problème, donc, ce n’est pas la science, c’est le politique. Il absolutise la référence à la science en présentant les scientifiques comme les maîtres absolus du savoir, et il leur fait ainsi jouer un jeu dangereux (sic Werner Heisenberg). D’autant plus qu’il manipule la référence à la science à ses propres fins. Affirmer avec aplomb une inutilité (celle des masques ou des tests) pour cacher une pénurie économique ! Exercer un contrôle sur la population (sic Michel Foucault) en prétendant maîtriser la situation avec l’alibi de la science, invoquée à tout va. C’en est suspect… Car le Covid-19 est l’inconnu. Il faudrait avoir l’humilité de le reconnaître. Edouard Philippe a commencé de le faire en reconnaissant qu’il ne sait pas tout. Trop tard…
Et si la boussole scientifique, aussi humble soit-elle, n’était qu’une girouette dans la main des politiques ? Qu’y a-t-il de pire : être aveugle et le savoir ? On peut penser que c’est ce que vivent aujourd’hui de nombreux scientifiques, authentiquement déboussolés… Ou bien : être aveugle et croire qu’on a la situation en main ? A force de se croire maîtres et possesseurs de l’univers, nos gouvernants ont réussi à persuader certains scientifiques de se faire guides même chancelants de leur action publique. Double illusion, double aveuglement : quand un aveugle guide un aveugle, la chute de Scylla sera pire que celle de Charybde…