Les élections législatives de 2020 en Égypte seront bientôt achevées. Depuis des semaines, jusque dans le plus petit village, les rues et les places sont tapissées de portraits souriants des mêmes personnes, comme à chaque fois, avec les mêmes slogans, comme toujours, comme si rien n’avait changé dans ce pays depuis le soulèvement qui a eu lieu voici bientôt une décennie.
Par Hipatia Urabi
Inventaire rapide
• L’économie est au bord de l’effondrement, de la faillite, de l’incapacité à assurer le service de la dette, sans parler de la rembourser.
• Il n‘existe aucune stratégie pour faire face à la pénurie d’eau annoncée suite à l’échec complet des négociations sur la construction du « barrage de la Renaissance » en Éthiopie.
• À part la propagande et la manipulation des données, il n’existe aucune stratégie pour faire face à l’escalade de la crise due au coronavirus. Au contraire, au moment où tous les pays touchés par le coronavirus tentent, au moyen de subventions et d’aides financières, d’atténuer le fardeau économique de la crise sur les couches inférieures de la société, le gouvernement égyptien augmente le prix de tous les articles, frappant douloureusement les plus faibles : celui du pain, de l’électricité, des carburants, des transports en commun, et introduit un flot de nouvelles taxes et hausses de prix sur tous les services publics, l’éducation et les soins de santé. Même avant la pandémie, ceux-ci étaient déjà un privilège des riches.
Le rapport 2019 d’Amnesty International sur l’ Égypte commence par cette introduction :
« Les autorités ont mis en œuvre tout un éventail de mesures répressives contre les contestataires ou opposants supposés, en particulier après les manifestations contre le président du 20 septembre. Disparitions forcées, arrestations massives, torture et autres mauvais traitements, usage excessif de la force et mesures probatoires sévères figuraient au nombre des moyens utilisés. Les forces de sécurité ont arrêté et placé arbitrairement en détention au moins 20 journalistes pour la seule raison qu’ils avaient exprimé, pourtant pacifiquement, leurs opinions.
Les autorités ont continué d’imposer de sévères restrictions à la liberté d’association des organisations de défense des droits humains et des partis politiques. Des modifications de la Constitution ont étendu la possibilité pour les juridictions militaires de poursuivre des civils et compromis l’indépendance des magistrats. À la suite des manifestations du 20 septembre, le service du procureur général de la sûreté de l’État a ordonné le placement en détention de milliers de personnes dans le cadre d’enquêtes ouvertes sur la base de chefs de « terrorisme » définis en des termes vagues. De nombreux procès se sont tenus devant des tribunaux d’exception dans le cadre de procédures d’une flagrante iniquité ; certains ont débouché sur des condamnations à mort. Les exécutions se sont poursuivies. La torture restait une pratique courante dans les lieux de détention officiels et non officiels. Les conditions de détention étaient toujours très difficiles, ce qui a donné lieu à des mouvements massifs de grève de la faim. Les femmes continuaient de subir des discriminations dans la législation et dans la pratique. Les autorités ne protégeaient pas les femmes contre les violences sexuelles et les violences liées au genre, qui étaient extrêmement répandues. Des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres ou intersexes (LGBTI) placées en détention ont été soumises de force à des examens anaux et des examens de détermination du sexe invasifs.
Des dizaines de travailleuses et travailleurs et de militant·e·s syndicaux ont été arbitrairement arrêtés et poursuivis pour avoir exercé leur droit de faire la grève et de manifester. Les autorités ont restreint le droit des chrétiens de pratiquer leur foi en fermant 25 églises au moins et en ne délivrant pas les autorisations nécessaires pour construire ou réparer plusieurs milliers d’autres édifices chrétiens. Des personnes réfugiées, demandeuses d’asile ou migrantes ont été arbitrairement arrêtées et placées en détention pour entrée irrégulière sur le territoire égyptien ou sortie illégale du pays.»
• L’éducation est la base de tout développement. Le montant nécessaire pour résoudre le problème de la surpopulation scolaire est estimé à 150 milliards de livres [= 8 milliards d’€]. À quoi correspond ce montant en termes de dépenses publiques dans d’autres domaines ?
Le Premier ministre Madbouly a annoncé que des projets gouvernementaux d’un montant de plus de 4 mille milliards de livres [=214 milliards d’€] ont été mis en route sur six ans (journal Al-Borsa, 11 octobre 2020), ce qui signifie que le montant requis pour le développement de l’éducation ne représente que 0,004% de ces dépenses. Le problème n’est donc pas le manque de ressources, mais leur abus et leur gaspillage. Cela est dû à une politique économique et sociale qui favorise une classe particulière.
• Selon la banque centrale, la dette extérieure égyptienne a augmenté de près de 12,2% au cours des trois derniers mois de l’exercice 2019/2020, atteignant 123,49 milliards de dollars à la fin juin, contre 111,29 milliards de dollars en mars, soit une hausse de 12,2 milliards de dollars.
• En raison de la politique économique imposée par le Fonds Monétaire International et la Banque mondiale, le taux de pauvreté est passé de 25,2% en 2010/2011 à 26,3% en 2012/2013 et 27,8% en 2015, puis à 32,5% en 2017/2018, ce qui signifie que 32,5 millions d’Égyptiens pauvres vivent sous le « seuil national de pauvreté » (736 livres par mois et par personne, environ 38 euros). Le seuil national de pauvreté représente environ 60% de la limite définie par l’ONU (Poverty Line).
• Le taux de pauvreté extrême (Severe Poverty Line) est également passé de 4,8% en 2010/2011 à 4,4% en 2012/2013, puis est passé à 5,3% en 2015 pour atteindre 6,2% en 2017/2018, ce qui signifie que 6,2 millions d’Égyptiens sont extrêmement pauvres – gagnant moins de 491 livres égyptiennes (environ 25 €) par mois et par personne- et incapables de faire face à leurs besoins élémentaires.
• Selon la Banque mondiale, le pourcentage de pauvres dans le monde, calculé sur la base du seuil de pauvreté extrême de 1,9 dollar par personne et par jour, est passé de 36% en 1990 à 10% en 2015,. En revanche, le taux de pauvreté en Égypte n’a cessé d’augmenter, de sorte que le taux officiel de pauvreté déclaré en Égypte est actuellement plus de trois fois supérieur au taux mondial de pauvreté.
• À plusieurs reprises, l’Initiative égyptienne pour les Droits de la Personne (EIPR) a demandé au gouvernement égyptien de contrôler l’usage excessif de la peine de mort et de se conformer à la proposition de la Mission égyptienne lors de la 36e session du Conseil des Droits de l’homme de suspendre la peine de mort, même temporairement, dans l’attente d’un débat social élargi sur son abolition. Cependant, la réalité de la peine de mort en Égypte ne cesse d’empirer. Le nombre de personnes exécutées en octobre 2020 (53 personnes) dépasse le total des exécutions au cours des trois dernières années.
• Dans une escalade contre L’EIPR, le parquet ordonne la détention de son chef. M. Mohamed Bashseer a été arrêté à son domicile par une force de sécurité le dimanche 15 novembre 2020 après minuit et détenu pendant plus de 12 heures. La détention de Mohamed Basheer est une nouvelle étape dans une série de mesures d’intimidation ciblées contre les militants des droits humains. Ceci n’est pas indépendant du climat autoritaire et répressif global qui affecte tous les droits et libertés garantis par la Constitution et au niveau international. Les chefs d’inculpation reposent sur des notions générales, vagues et élastiques, inscrites dans la loi égyptienne.
La constitution de 2014
En janvier 2014, la nouvelle Constitution a été adoptée à une large majorité (98,1%) des électeurs (38,6% du corps électoral). Et bien que j’aie quelques réserves quant à certains articles de cette constitution (trop de place faite au clergé et aux militaires), il faut admettre, par souci d’objectivité, que c’était la meilleure constitution que l’Égypte ait jamais eue. Celle-ci reflétait le rapport de force existant en 2014 entre la Révolution et la Contre-Révolution.
Ce rapport de forces, favorable à l’époque aux forces démocratiques, n’a malheureusement pas duré. Immédiatement après l’élection présidentielle, que Sissi a remportée pratiquement sans réels concurrents, les dirigeants de l’armée ont commencé à démanteler la Constitution. Après une vague révolutionnaire qui a commencé avec le soulèvement du 25 janvier 2011, la mise en place d’une dictature exige d’abord le mépris total de la Constitution. En particulier, les articles garantissant les libertés ont été bafoués.
À plusieurs reprises, le président Sissi a commenté cet état de fait avec cette fameuse phrase : « Cette constitution a été écrite avec des intentions naïves par des gens pleins de bonne volonté. » Deux ans de « travaux » ont été nécessaires à la « fabrication » dans les bureaux des services secrets d’un parlement apprivoisé. Sur 586 députés, seulement 16 ont refusé d’applaudir l’abolition totale des droits démocratiques restants.
Bien qu’on ne puisse rien occulter à l’ère numérique, il est nécessaire d’offrir une image « démocratique » au monde extérieur. Pour cela, par deux fois, les électeurs égyptiens ont été drivés vers les urnes à coups de fouet, tous les chiffres ont été trafiqués et tous les médias « publics » et privés ont été mobilisés pour le show, aussi bien en mars 2018 pour la réélection de Sissi qu’en avril 2019 pour le référendum sur les amendements constitutionnels.
Lors de la première mascarade appelée réélection, la décision politique du gouvernement fut d’empêcher tout débat politique, c’est-à-dire de mener une campagne électorale sans aucune discussion sur quelque sujet que ce soit, zéro débat dans toute la société, bien que de nombreuses questions aient déchiré la société. Cela ne peut se faire qu’en empêchant une véritable campagne électorale. Et c’est ce qui a été fait.
Les cinq braves candidats ont été éliminés immédiatement après avoir annoncé leur candidature, ayant été arrêtés et menacés. Puis Sissi a tiré de sa manche un candidat sur mesure qui l’avait appuyé dans sa campagne. Avec un taux de participation de 41,16%, Sissi a gagné avec 97,08% des voix exprimées et a remercié le peuple.
La deuxième mascarade a été le référendum sur les amendements constitutionnels. Avec un taux de participation de 44,33%, les Égyptiens ont – prétendument – annulé les principales avancées inscrites dans leur constitution il y a cinq ans. Tout à coup, le président de la République peut non seulement rester en fonction pendant deux périodes législatives, mais jusqu’en 2030, le président nomme les juges de tous les tribunaux ainsi que le procureur général, renforce largement les pouvoirs de l’armée dans le gouvernement de l’État, dans l’économie et la justice militaire, instaurant y compris une immunité totalement infondée, … et bien plus encore.
Le scénario a été le suivant :
• Sissi s’est mis à critiquer la Constitution dans des déclarations étranges qui contredisaient totalement ses déclarations antérieures dans lesquelles il louait ladite Constitution.
• Les jeunes révolutionnaires de l’époque, ainsi que des personnalités publiques, furent soudain arrêtés sur des accusations de terrorisme et soumis aux pires traitements dans les prisons. Ces personnes n’avaient absolument rien à voir avec le terrorisme, mais le régime a décidé de les punir pour avoir eu le courage de s’exprimer. Le régime a poursuivi deux objectifs : premièrement, lancer une attaque préventive contre eux, afin qu’ils ne s’opposent pas à la manipulation de la Constitution, et deuxièmement, en faire un exemple pour ceux qui oseraient s’opposer à la volonté de Sissi de modifier la Constitution.
• Les services secrets contrôlant complètement les médias, seuls des hypocrites et des charlatans étaient présents sur les chaînes de télévision. Ils ont directement demandé la modification de la Constitution, d’autres ont supplié le président Sissi de rester en fonction plus longtemps, assez pour avoir le temps de parachever ses succès (!), tandis que le président lui-même annonçait que la Constitution n’était pas un livre sacré et qu’il était naturel qu’elle soit entièrement complétée ou modifiée.
• Le Parlement égyptien n’exprime pas la volonté du peuple, mais la volonté des officiers du renseignement qui l’ont mis en place. Par conséquent, les députés ont été invités à demander un changement de la Constitution afin que Sissi puisse reste au pouvoir indéfiniment.
• Sissi a annoncé à plusieurs reprises qu’il ne voulait pas rester au pouvoir plus de deux mandats, mais qu’il a été vraiment surpris du grand désir de la population de le garder et, bien sûr, il ne pouvait qu’obéir à la volonté du peuple.
Dans ce théâtre de l’absurde, les Égyptiens font feu de leur arme la plus puissante, l’humour. Tristement, même cela ne leur est plus d’aucune aide dans leur malheur.
Les élections de 2020
Pour la première fois, des élections ont lieu en vertu de la nouvelle loi électorale adoptée après les modifications constitutionnelles de 2019. Le Parlement égyptien est composé de 568 membres, dont 284 sont élus directement et 284 sur des listes électorales bloquées. Le système de listes électorales bloquées signifie que si 4 à 5 listes s’affrontent dans une circonscription, la liste qui a le plus de voix remportera tous les sièges, peu importe le nombre des voix obtenues par les autres listes (The winner takes it all). Le président de la République a le droit de nommer jusqu’à 5% des membres du Parlement.
Les élections législatives, dont la première phase a débuté le 24 octobre et se sont poursuivies jusqu’à la mi-novembre 2020, ont coïncidé avec le déclenchement de la pandémie due au coronavirus et la stagnation de l’économie. Ce sera l’occasion de reconstituer le Fonds « Vive L’Égypte », créé par Sissi et qui sera renfloué d’environ 10 milliards de livres égyptiennes (environ 560 millions d’euros), grâce aux « dons » imposés aux candidats, qui reçoivent le soutien de l’appareil d’État qui leur garantit en retour un siège au Parlement et leur accorde l’immunité et les nombreux autres privilèges qui en découlent.
En fait, le premier jour des élections, le gouvernement a semblé prier , et même forcer les employés et les agents de l’appareil administratif de voter pour augmenter le pourcentage d’électeurs. L’Agence de Sécurité Nationale– ex Sécurité d’État – a ordonné à ses réseaux de familles élargies, de maires et de chefs de village de mobiliser les électeurs.
Le parti ultra-conservateur « Futur de la Nation» détenait la part du lion des sièges au Parlement. Il a pris l’initiative d’offrir ses services aux candidats à l’élection directe et les candidats au scrutin de liste dans toutes les circonscriptions de la République, demandant à tous les candidats souhaitant bénéficier de son soutien de « faire une contribution » comprise entre 5 et 25 millions de livres égyptiennes, en fonction de leurs chances de succès. Dans la mêlée, beaucoup ont dû surenchérir sur ce montant, bon gré mal gré.
Le seul critère d’admission dans le cercle des bénéficiaires étant le montant des contributions financières, une écrasante majorité de députés issus des rangs des riches et des super-riches s’est ainsi formée au détriment des dirigeants naturels et des personnalités publiques.
Parmi les candidats de la soi-disant « Alliance patriotique des partis », beaucoup sont des escrocs corrompus et mis en examen, qui ont besoin de l’immunité parlementaire pour pouvoir poursuivre leurs activités illégales.
L’argent de la politique
Dans presque toutes les circonscriptions, l’argent et l’achat des voix des pauvres ont joué un rôle politique décisif. Cela a été organisé à la vue de tous, avec la participation, de toutes les autorités compétentes, bien entendu. Lors de la deuxième phase des élections législatives, le prix d’un vote dans certains districts du Caire a atteint 500 livres (environ 26 euros), en hausse vers la fin du scrutin.
Au cours de ces deuxièmes élections législatives depuis le renversement de feu le président Morsi, selon les constatations de la presse et des partis, ainsi que sur des vidéos sur les réseaux sociaux, et aussi à partir de nos propres observations , il est confirmé que « l’argent politique » a dominé ces élections.
Cela prend plusieurs formes. La première : la distribution d’argent à chaque électeur qui vote pour les candidats de la « Liste patriotique », qui comprend 12 partis dirigés par le parti gouvernemental « Futur de la Nation». Ce sont des sommes allant de 50 à 200 livres (de 3,2 à 8,8 $ US) de la part de personnes se disant représentantes d’un candidat.
La deuxième forme de cet achat d’électeurs consiste en une distribution de cartons de produits alimentaires (tels que riz, sucre, huile et thé) sur lesquels est écrit « Parti Futur de la Nation». Cela a déjà eu lieu lors des élections législatives de 2015 et des dernières élections sénatoriales, ainsi que lors des élections présidentielles et du référendum sur les amendements constitutionnels.
Le magazine britannique The Economist a publié le 22 octobre un article intitulé « Une nouvelle élection truquée illustre les problèmes de l’Égypte ». Le magazine expliquait que, même selon les normes égyptiennes, où des voix sont couramment achetées et où des candidats de l’opposition ont été emprisonnés, l’ « émulation » qui a eu lieu lors de ces élections semble totalement antidémocratique. Le régime a éliminé la plupart de ses détracteurs, les candidats ne se disputent plus que pour savoir qui soutient le plus le régime, tandis que de riches hommes d’affaires déversent de l’argent dans les caisses des partis soutenus par l’État.
The Economist ajoutait que « certaines places sur les listes électorales se sont vendues pour des millions de livres égyptiennes (des dizaines de milliers de dollars), de sorte que même un des journaux pro-gouvernementaux s’est moqué de cette pratique vénale dans une caricature représentant un député apportant son propre fauteuil au Parlement parce que les sièges y sont trop chers pour lui. »
Le parti « Futur de la Nation » est le plus susceptible de remporter les élections à la Chambre des représentants. En août de cette année, ce parti a remporté près des trois quarts des sièges au Sénat, la deuxième chambre créée par la révision constitutionnelle et composée de 300 membres, dont 200 ont été élus et 100 ont été nommés.
La rivalité politique bien connue qui a eu lieu à l’époque, lors des élections du « Parlement de la Révolution » (2011), n’a rien à voir avec les élections de 2020, et il n’y a plus de vives manifestations, plus de concurrence, après que les vrais partis ont été interdits ou sévèrement réprimés, que leurs membres ont été arrêtés et qu’un « parti du régime » a été créé.
Si la candidature n’existe que pour les plus riches, que le vote des plus pauvres n’existe que quand il est acheté par des dons ou des pots-de-vin, et que la classe moyenne est absente ou de plus en plus réduite, ce parlement, avec ses deux chambres, apparaît comme l’expression du déséquilibre de la politique gouvernementale, qui creuse considérablement le fossé entre riches et pauvres. La seule source de richesse est la proximité avec le pouvoir politique. Pour les pauvres, c’est la marginalisation et l’exclusion.
En corrompant le système juridique, plus juste, initialement prévu par la nouvelle Constitution, les nouveaux dirigeants ont créé une situation désespérée, aux plans social, politique, économique et juridique. L’Égypte est au bord de l’abîme.
Pourquoi l’Occident soutient-il le régime Sissi ?
Le régime égyptien poursuit une stratégie économique qui conduit inévitablement à une collision entre les demandes intérieures de démocratisation, dont le besoin est urgent, et les intérêts internationaux.
En d’autres termes, le régime Sissi poursuit une politique inébranlable, ancrée dans le système financier mondial, pour lier sa stabilité aux intérêts économiques des organisations internationales, des pays occidentaux et des grandes entreprises.
Bien que le régime vende son image sur le plan international comme un rempart contre le terrorisme et les flux d’immigration clandestine, cette interprétation dissimule souvent sa stratégie économique. Il s’agit d’une politique basée sur un endettement lourd, qui implique des parties internationales dans la répression pratiquée par le régime et qui conduit à l’approfondissement de la polarisation entre pauvres et riches et par conséquent à la déstabilisation et à l’extrémisme violent.
En raison du fort soutien du système financier mondial, le régime égyptien trouve une protection de plusieurs façons, mais se trouve également dans un état d’extrême dépendance (peut-être pour répondre aux demandes subliminales qui y sont associées) :
- Premièrement, la dépendance croissante à l’égard des prêts extérieurs pour financer les opérations gouvernementales et les grands projets d’infrastructure. Cela inclut une augmentation des obligations d’État à long et à court terme et d’ « argent chaud ».
- Deuxièmement, une augmentation considérable des ventes d’armes depuis 2014, faisant du régime le troisième plus grand importateur d’armes au monde entre 2015 et 2019.
- Enfin, le niveau élevé des investissements étrangers directs dans le secteur égyptien du pétrole et du gaz a lié les investissements occidentaux à long terme à la stabilité du régime.
Ces facteurs sont directement responsables de la répression de la population égyptienne et constituent des obstacles à la démocratisation. En fin de compte, cette stratégie économique exacerbe les défis à long terme avec des effets profondément déstabilisants. Si les flux de capitaux internationaux sont utilisés pour financer le contrôle militaire sur l’économie égyptienne, les appareils de sécurité peuvent obtenir un plus grand contrôle de l’État, ce qui, dans la terminologie politique, signifie une dictature.
L’Égypte s’appuie fortement sur la dette pour créer des formes de dépendance financière entre le régime et les parties internationales. Le régime a emprunté d’énormes sommes d’argent. Cette forte hausse de la dette s’est accompagnée d’une augmentation accélérée des avoirs étrangers de l’Égypte en obligations d’État à court terme, qui sont passés de 60 millions d’US$ à la mi-2016 à 20 milliards d’US$ en octobre 2019. Le régime a pu attirer ces capitaux à court terme grâce à des offres de taux d’intérêt qui sont les plus élevés de tous les marchés financiers du monde parmi les autres marchés émergents. Le rendement de ces fonds, financés par des emprunts internationaux du gouvernement égyptien, a atteint environ 13 % en juillet 2020. L’Égypte mérite donc le titre de « pays préféré des marchés émergents », comme en témoigne la demande des investisseurs pour une émission d’euro-obligations de 5 milliards de dollars. Cela est considéré comme la plus grande dépense publique de l’histoire égyptienne.
Les emprunts importants ont de graves conséquences pour l’Égypte et la communauté internationale :
D’une part, dans le système financier mondial, il y a un besoin urgent pour la survie du système égyptien, car le remboursement de sa dette internationale élevée en dépend. (Les Égyptiens ont un dicton populaire à ce sujet : « La faillite a vaincu le sultan », qui reflète cette relation). Par conséquent, le régime est dans une certaine mesure immunisé contre les pressions internationales visant à lui faire réduire sa répression, car les turbulences en Égypte auraient un impact direct sur les recettes publiques, ce qui augmenterait la probabilité d’un défaut de paiement de sa part.
En d’autres termes, les créanciers internationaux portent donc indirectement la responsabilité de l’utilisation des fonds publics pour enrichir l’élite militaire par des projets de méga-infrastructures. Ces projets sont financés à la fois directement et indirectement par des acteurs financiers internationaux (y compris des alliés régionaux comme les États du Golfe et des organisations internationales comme le FMI).
L’Égypte est économiquement ébranlée, elle n’est menacée militairement par aucun pays et possède l’une des plus grandes armées du monde. Pour des raisons de stratégie militaire, il n’est donc pas du tout nécessaire de continuer à développer le poids militaire. Néanmoins, le régime mène une politique dans la direction opposée. Les dépenses du régime en matière d’achats d’armes massifs à partir de 2014 joueront un rôle clé dans la consolidation de son réseau de sécurité international. Le volume des importations d’armes a triplé entre 2014 et 2018 par rapport à la période 2009-2013, soit une augmentation de 206 %. Rien n’indique que la vague d’achats d’armes se soit calmée, puisque le régime a mené des pourparlers avec l’Italie en juin 2020 en vue de conclure un important traité d’achat d’armes d’une valeur de 9,8 milliards de dollars. L’industrie occidentale de l’armement est la principale source des armes que l’Égypte reçoit. En haut de la liste se trouvent la France, l’Allemagne, la Russie et les USA. La France a couvert à elle seule 35 % des besoins en armes du régime entre 2015 et 2019.
Les marchés d’armes comprennent non seulement des armes conventionnelles, mais aussi l’achat d’équipements de surveillance et de dispositifs de contrôle des foules utilisés pour réprimer directement les manifestations (Allemagne). Il est difficile de vérifier les sources de financement de ces transactions, car elles ne sont pas incluses dans les chiffres officiels du budget de la défense. Toutefois, il existe des preuves de l’utilisation de prêts extérieurs, en partie à cette fin.
En 2015, par exemple, un marché d’armes de 5,2 milliards d’euros, qui comprenait 24 avions de chasse Rafale, a été en partie financé par un prêt de 3,2 milliards d’euros du gouvernement français. Cela signifie que les contribuables français ont prêté 3,2 milliards d’euros au régime égyptien, que les pauvres égyptiens vont rembourser, intérêts compris, c’est-à-dire que les fonds publics égyptiens ont été dépensés pour financer les profits de l’industrie française de l’armement.
Les accords d’armement ont fait du régime l’un des principaux clients des fabricants d’armes occidentaux, ce qui lie effectivement la survie ou la protection du régime aux intérêts de l’industrie de l’armement occidental.
En résumé, la transformation du régime en un grand importateur d’armes a deux conséquences principales sur l’oppression du peuple égyptien par son régime et sur la futilité des efforts humanitaires internationaux pour démocratiser l’Égypte :
- Premièrement, l’enchevêtrement et la responsabilité des pays occidentaux et de leur industrie de l’armement, en tant que principal fournisseur de surveillance et de contrôle de masse, dans la répression des protestations populaires.
- Deuxièmement : le potentiel des pays occidentaux à condamner et à traiter les violations des droits de l’homme est ainsi automatiquement éliminé.
Il existe un exemple très triste et très éclairant de cela, ainsi que d’innombrables autres : L’Italie a continué à fournir des armes au régime égyptien, même après que des soupçons se sont levés en décembre 2018 selon lesquels cinq membres des forces de sécurité égyptiennes étaient impliqués dans la torture et la mort de l’étudiant italien Giulio Regeni en 2016. Ce soupçon bien fondé a été étayé par une demande officielle du ministère public italien. Néanmoins, les ventes d’armes italiennes à l’Égypte ont triplé en 2019, et les ventes d’armes prévues entre l’Italie et l’Égypte pour 2020 s’élèvent à 11 milliards d’euros.
Ce flux continu d’armes en provenance d’Italie a incité Human Rights Watch à demander la fin des ventes d’armes italiennes à l’Égypte, faisant craindre que ces armes ne facilitent les comportements autoritaires. Les pays occidentaux, dont l’Italie, permettent au régime égyptien de pratiquer une répression sévère qui ne fait que renforcer la polarisation politique, réduire les perspectives de démocratisation et concentrer tout l’État sous l’emprise des forces de sécurité.
La tolérance de la politique internationale à l’égard des conditions non démocratiques en Égypte s’explique également par l’augmentation des investissements étrangers directs dans le secteur pétrolier et gazier égyptien. Le régime égyptien est actuellement la première cible des investissements étrangers directs en Afrique. La valeur de ces investissements a atteint 9 milliards de dollars en 2019. La plupart des investissements sont réalisés dans le secteur du pétrole et du gaz, qui a reçu une forte impulsion suite à la découverte du champ gazier Zohr en 2015, le plus grand d’Égypte et de Méditerranée.
Le champ Zohr est détenu conjointement par l’entreprise d’État italienne Eni, BP (GB) et Russneft (Russie). La part de la société Eni est de 50%. L’investissement total d’Eni dans ce secteur entre 2015 et 2018 s’élève à 13 milliards de dollars. Ces investissements étrangers en constante augmentation dans le secteur du pétrole et du gaz reflètent une politique délibérée du régime. Le 31 août, le président Sissi a annoncé son soutien à l’expansion des investissements d’Eni. Compte tenu de ces investissements, les entreprises internationales du secteur de l’énergie ont un intérêt plus grand à la survie du régime égyptien, de sorte que les investissements de plusieurs milliards sont liés à la continuité du régime.
Grâce à cette politique calculée, le régime devient le principal bénéficiaire du transfert de richesse à l’élite militaire. Les classes moyennes et inférieures, les citoyens ordinaires de cet État, sont laissés pour compte et ne bénéficient pas des énormes flux financiers. L’élite militaire accumule des profits grâce aux intérêts sur les prêts, aux ventes d’armes, à la corruption dans les méga-projets d’infrastructure – pour la plupart inutiles et gaspilleurs – et aux revenus du pétrole et du gaz, tandis que la dette nationale est financée par le contribuable égyptien.
Il est donc clair que les demandes humanitaires internationales de démocratisation se heurtent aux intérêts financiers internationaux, qui à leur tour, par leur soutien abondant, assurent la survie du régime d’injustice égyptien.
Dernier commentaire
Aujourd’hui, 28 novembre 2020, deux messages nous sont parvenus presque simultanément :
– DER SPIEGEL online : Croix fédérale du mérite pour services douteux : l’ancien ambassadeur d’Égypte a reçu la plus haute distinction allemande. Mais il ne représentait pas seulement un régime répressif, apparemment un espion travaillait pour lui au sein Bureau de presse fédéral…
– Le Conseil des Barreaux d’Europe (CCBE) décerne son Prix des droits de l’homme 2020 à sept avocats égyptiens qui sont actuellement en prison pour une durée indéterminée et sans procédure régulière ….
Le fossé profond entre l’Europe officielle et l’Europe humaine est significatif.
L’auteur
Hipatia Urabi , c‘est le nom collectif d’un réseau d’écrivains égyptiens qui défendent les droits démocratiques.