La Jordanie est le fief du Moyen-Orient soutenu par l’Occident, un puzzle démographique de destinations de réfugiés depuis la fin du 19e siècle, aujourd’hui transformé en un État tyrannique à la main de fer où critiquer le service de nettoyage de la ville est un délit de sédition ; où la pandémie a maintenant fourni des cas pour remplir non pas les hôpitaux, mais les centres de détention de ses services secrets.

Par Samer Alnasir @SamerAlnasir

La Jordanie est réputée être un pays stable et sûr et, bien sûr, un ami et un allié fidèle de l’Occident. Plusieurs organisations intergouvernementales le qualifient d’État de droit, tout simplement parce que les forces de l’ordre ont la mainmise sur le pays, garantissant ainsi la force normative. Mais cette force normative pourrait soulever la question classique : toute loi est-elle apte à faire de l’état qui l’applique un « État de droit » ? Nous savons tous que le Troisième Reich, comme de nombreux autres régimes était scrupuleusement normatif, et donc régi par la loi, mais quelle loi ?

C’est le pays le plus pauvre du Moyen-Orient, qui ne dispose même pas des ressources nécessaires à son indépendance vitale. Sa seule source de survie est l’aide extérieure qu’il reçoit. C’est littéralement un pays parasite. Il n’y a même pas d’eau pour l’assainissement. Sa capitale, Amman, impose un système de quotas strict selon lequel chaque quartier ne reçoit de l’eau potable qu’un jour par semaine, et chacun doit se débrouiller pour stocker l’eau nécessaire pour les six jours suivants de la semaine. La Jordanie importe même les légumes et les produits les plus élémentaires pour sa survie, tout en souffrant d’une forte inflation. Un kilo de tomates peut coûter trois ou quatre fois plus cher qu’en Europe, sans parler des produits carnés qui sont considérés comme du luxe. Le coût de la vie pourrait s’aligner sur celui des pays scandinaves, mais cela ne signifie pas que c’est aussi le cas pour la répartition, bien au contraire. Si un kilo de tomates coûte quatre ou cinq dollars à Amman, comme à Oslo, le salaire jordanien ne dépasse pas mille dollars dans le meilleur des cas, alors que le minimum norvégien est d’environ quatre mille dollars.

En plus des difficultés économiques, sa population est terriblement divisée. En 1952, année du premier recensement de la population, ses habitants, encore affectés par la grande vague qui a suivi la proclamation de l’État d’Israël en 1948, étaient au nombre de 586 000 ; en 1989, ils étaient près de trois millions et demi. La deuxième guerre du Golfe de 1990-1991 et les conséquences de l’embargo économique sur l’Irak ont eu un autre impact majeur, faisant passer sa population à près de cinq millions d’habitants en 2000, et jusqu’à six millions en 2010, à cause de la troisième guerre du Golfe : l’invasion de l’Irak en 2003. Et pour résumer, au cours des deux dernières décennies, l’évolution de la situation en Irak et en Syrie a contribué à doubler ce chiffre, qui est passé à dix millions et demi d’habitants en 2019.

Vague de Palestiniens déplacés 1948
Vague de Palestiniens déplacés 1967
Vague de personnes déplacées à cause de la deuxième guerre du Golfe 1991
Vague de personnes déplacées à cause de l’invasion de l’Irak 2003
Vague de personnes déplacées à cause de la guerre civile en Syrie 2011
Source : Département national des statistiques de Jordanie

La majorité sont des réfugiés palestiniens qui ont été déplacés par la vague de 1948 causée par la proclamation de l’État d’Israël et la tragédie subséquente de 1967, lorsqu’ils ont été expropriés de tout leur pays et de toutes leurs possessions et expulsés vers la Jordanie. À cette fin, on a créé principalement les villes du centre et du nord, adjacentes à la Palestine, qui n’existaient pas auparavant. En d’autres termes, des villes entières ont été créées à partir des colonies de réfugiés, qui ont été naturalisés en 1997, mais en tant que citoyens de seconde classe. Après la signature des accords d’Oslo en 1993, ils ont obtenu le statut de citoyen, mais sans identité citoyenne. Un arrangement étrange et sans précédent dans ces régimes de droits décoratifs, selon lequel ils sont des nationaux, ont des cartes d’identité nationales et des passeports, mais pas de numéro d’identité national d’origine, puisque celui-ci était réservé uniquement aux tribus originaires du sud, auxquelles sont réservées les fonctions d’État souverain. Un Palestinien naturalisé peut être policier dans la division de la circulation ou dans la division de sécurité régionale, mais n’atteindra jamais la division de la sécurité nationale, ni l’intelligence ; il peut être greffier, mais jamais juge ; il peut être professeur d’université, mais jamais doyen ; ceci maintient les Palestiniens naturalisés dans une échelle de fonction publique de base et spécifique. On leur a offert le droit de vote, actif et passif, mais, bien qu’ils constituent la majorité de la population, aucun d’entre eux n’a accédé à un poste gouvernemental. Ils vivent avec les autres citoyens, mais dans un apartheid social distinct.

Outre les Palestiniens, le siècle précédent a également amené d’autres personnes. Quelque 3 000 Arméniens qui ont fui les persécutions ottomanes en Anatolie se sont installés en Jordanie et continuent d’y vivre, jouissant de leur propre identité, y compris de leur identité linguistique, parlant l’arabe comme une lingua franca, mais avec une caractéristique phonétique qui les définit comme une identité propre.

La monarchie jordanienne est le vestige résiduel du plus ancien et dernier bastion de la dynastie arabe ; ce n’est pas pour rien que le nom du pays est le nom même de la dynastie. De la même manière que l’Arabie Saoudite est ainsi nommée en raison de la dynastie saoudienne, la Jordanie est le royaume hachémite en raison de la dynastie hachémite, qui prétend maintenir la ligne de succession du Prophète de l’Islam. C’est un peu comme si l’Espagne était appelée Bourbonnaise.

Depuis les soulèvements sociaux de 2011 dans le monde arabe, la Jordanie souffre d’un régime de plus en plus inflexible. Les Jordaniens se sont habitués aux disparitions forcées, aux persécutions sans fin qui sont typique des régimes classiques d’après-guerre, mais qui dans ce cas-ci prennent place scrupuleusement selon la loi, car il s’agit sans aucun doute d’un État de droit. Une réforme majeure du code pénal jordanien en 2007 a introduit un nouveau crime en arabe, appelé « allongement de la langue ». Cette infraction consiste en tout acte d’expression orale ou écrite, par n’importe quel moyen et/ou sous n’importe quelle forme, visant le souverain de la couronne, son conjoint ou ses héritiers ; cependant elle couvre également tout fonctionnaire auquel est adressée une objection qui dénigre sa manière d’agir. En d’autres termes, toute critique ou remise en cause de l’action des pouvoirs publics. Ce n’est pas ce que l’on peut comprendre comme le délit de calomnie, encore moins de médisance, puisqu’il s’agit simplement d’une objection ou d’une remise en cause de l’efficacité de la gestion publique. À cette fin, les articles 195 et 196 ont été insérés, qui caractérisent les nouveaux délits d’irrespect de la couronne et/ou de l’un de ses vassaux, y compris le fait d’adresser toute critique mettant en cause sa gestion.

Ces articles du code pénal jordanien se lisent comme suit :

Article 195

  1. Une peine de prison d’un à trois ans sera infligée à quiconque :
  2. a) dont le manque de respect à sa majesté le roi peut être prouvé.
  3. b) s’est adressé à sa majesté le roi par tout moyen oral, écrit ou électronique, ou a réalisé une image caricaturale de sa majesté, et/ou l’a montrée publiquement, d’une manière qui porte atteinte à sa dignité ou qui vise à l’impliquer, y compris par des actes de soutien, de collaboration ou par toute forme de participation à l’accomplissement de l’acte.
  4. c) diffuse l’un des faits mentionnés à l’alinéa précédent.
  5. d) calomnie sa majesté pour un acte qu’il n’aurait pas commis, et/ou a diffusé publiquement de telles nouvelles.
  6. Les mêmes sanctions que celles décrites ci-dessus s’appliquent à tout autre comportement similaire dirigé contre sa majesté la reine héritière, le prince héritier ou tout autre membre de la famille royale, ou contre leurs représentants, y compris les membres du Bureau du Procureur Général.

Article 196

Le délit d’outrage est punissable ainsi :

  1. Sera puni par une peine d’emprisonnement d’un à six mois et d’une amende de 50 à 100 dinars, ou de ces deux peines, quiconque dénigre un fonctionnaire en mettant en doute son efficacité ou sa productivité et la manière dont il exerce ses fonctions publiques.
  2. Si la personne souffrant l’outrage est un agent public, la peine est de trois mois à un an.
  3. Si la personne souffrant l’outrage est un juge défié de quelque manière qu’il soit, avec des mots ou des gestes, la peine est de six mois à deux ans.

Il est clair que l’applicabilité de ces articles est immense, surtout dans notre réalité virtuelle actuelle, qui est spécifiquement visée par cette criminalisation. Non seulement les caricaturistes qui ont dessiné un membre de la famille royale ou même le gardien de leur maison ont été emprisonnés, mais aussi toute personne qui a donné un « like » à ces publications sur les réseaux sociaux, en vertu de la clause finale de l’article 195.1.b, ou qui les a partagées et retweetées, en vertu de l’article 195.1.c.

Le problème est maintenant exacerbé par le fait que l’enquête et la poursuite de ces affaires sont confiées aux services secrets, car ces affaires sont considérées comme des crimes contre la couronne, aggravés par la sédition. En d’autres termes, remettre en question l’efficacité de n’importe quel fonctionnaire, ou dessiner une caricature du garde du corps du roi, est considéré comme une incitation à la sédition. Ainsi, ces services, qui sont secrets, poursuivent les citoyens, les ramassent dans la rue, à n’importe quel endroit, et les font disparaître pendant plusieurs mois, jusqu’à ce qu’ils soient traduits devant les tribunaux. Évidemment, l’habeas corpus n’existe pas en Jordanie, et encore moins dans le cas des services secrets, qui sont exempts de tout contrôle. Il est même arrivé qu’un juge ordonne la libération conditionnelle, moyennant une caution élevée qui n’est jamais remboursée, et que néanmoins le gouverneur civil ordonne de continuer la détention administrative à titre de mesure de précaution, dans le cadre d’une autre compétence subsidiaire qu’il détient pour la protection de l’ordre public.

Il y a quelques jours, la nouvelle s’est répandue qu’un avocat, Firas al-Rawsan, avait été arrêté au palais de justice de la ville nordique d’Erbid et emmené dans un lieu inconnu, alors qu’il avait déjà été arrêté en avril et relâché une semaine plus tard, accusé de réfuter les intérêts de la couronne pour avoir défendu d’autres personnes accusées de crimes contre la couronne. En d’autres termes, non seulement le crime est créé, mais aussi l’avocat qui, dans le plein exercice de ses fonctions et pour des garanties d’une défense équitable, défend l’accusé, est lui-même accusé.

Il y a quelques jours, la nouvelle s’est répandue qu’un avocat, Firas al-Rawsan, avait été arrêté au palais de justice de la ville nordique d’Erbid et emmené dans un lieu inconnu, alors qu’il avait déjà été arrêté en avril et relâché une semaine plus tard, accusé de réfuter les intérêts de la couronne pour avoir défendu d’autres personnes accusées de crimes contre la couronne. En d’autres termes, non seulement le crime est créé, mais aussi l’avocat qui, dans le plein exercice de ses fonctions et pour des garanties d’une défense équitable, défend l’accusé, est lui-même accusé.

Photo de l’avocat Firas al-Rawsan arrêté et porté disparu depuis le 7 septembre 2020.

La persécution est implacable, et la même règle est appliquée par analogie à toute personne qui soulève des objections similaires à l’égard d’autres chefs d’État ou d’autorités étrangères. C’est le cas du caricaturiste Imad Hajaj, emprisonné et toujours porté disparu depuis le 28 août pour avoir publié des dessins critiquant le cheikh des Émirats arabes unis pour avoir signé l’accord de normalisation avec Israël, sans parler des autres intellectuels et journalistes qui ont été détenus de la même manière pour avoir exprimé publiquement leur opinion sur cet accord.

Dessin humoristique du caricaturiste Imad Hajaj, porté disparu depuis le 28 août 2020, source OADH. (N.d.T.: OADH: Organisation arabe des droits humains)

Le problème ne s’arrête pas là, car depuis la mi-août, le gouvernement libanais a lancé une méga-opération dans le cadre de laquelle tous les dirigeants des syndicats d’enseignants de toutes les villes jordaniennes ont été emprisonnés en bloc, pour avoir publié plusieurs manifestes s’opposant aux plans de renormalisation des écoles pour l’année scolaire suivante, après la fermeture due à la pandémie. Dans cette opération, tous les comités directeurs de tous les syndicats d’enseignants ont jusqu’à présent été emprisonnés en bloc, et tous ceux qui ont participé à leurs manifestations ont été inculpés en vertu de l’article 196 du code pénal. Juste cette semaine, certains enseignants ont été provisoirement libérés, avec l’engagement de retourner en classe immédiatement et sans nouvelles protestations ou soulèvements, tandis que les dirigeants syndicaux sont toujours retenus prisonniers.

Il convient de noter que les persécutions ne s’arrêtent pas là ; quelques mois avant septembre 2020, au début de la pandémie, le gouvernement jordanien a émis des mandats d’arrêt internationaux contre d’autres militants qui vivent dans des pays européens depuis des décennies, pour avoir accompli les actions décrites dans les articles 195 et 196 depuis les pays où ils résident. Un mandat d’arrêt international a été émis à l’encontre d’un citoyen résidant en Suède depuis plus de vingt ans, l’accusant d’avoir promu et géré un groupe de médias sociaux contre le régime jordanien.

Les arrestations s’accompagnent d’une scrupuleuse politique d’expropriation. La personne considérée est détenue pendant quelques semaines dans les services secrets, et sa détention n’est pas comptabilisée dans le temps de la peine présumée ; puis lorsqu’elle est traduite devant le tribunal, on lui demande de déposer une caution s’élevant au double ou au triple de la valeur totale de ses biens familiaux afin d’être libre ; ceci la dépouille de tous ses biens. Il est même arrivé que des ordres d’expropriation forcée soient exécutés contre des véhicules, avec l’accusation qu’ils avaient été trouvés en circulation pendant le couvre-feu décrété par la pandémie, alors qu’en réalité leur propriétaire se trouvait dans un lieu inconnu – détenu par les services secrets, et que son véhicule était dans des entrepôts officiels.

Tout ceci est scrupuleusement conforme à la loi, car aucune des actions décrites ci-dessus n’a été menée de manière illégale, tout comme les crématoires du Troisième Reich ont été déployés conformément à la loi. Un État de droit n’est pas celui qui tient le droit, ce n’est pas l’État décoratif ; l’État de droit est l’État dont les citoyens souscrivent aux règles en connaissance de cause, et veillent avec zèle à leur validité et à leur mise en vigueur. L’État de droit n’est pas l’État tyrannique de la loi, ni l’État qui présuppose une culture de légalité décorative !

Alors, y a-t-il quelque légalité apparente pour appeler une telle tyrannie un État de droit, et le monde pourrait-il avoir le courage moral de remettre en question son vieil allié ? Cette deuxième question est la plus coûteuse, car les centres d’étude de stratégies occidentaux regorgent de rapports écrits par des bénéficiaires de bourses qui ignorent à la fois la langue et le pays, par ceux qui n’ont jamais mis les pieds sur le continent, et qualifient la Jordanie d’État de droit. Ce serait mieux de l’appeler tyrannie de droit ?

 

Traduction de l’espagnol, Evelyn Tischer

L’article original est accessible ici